Warda Al Djazaïria : Une diva, au destin prodigieux

03/12/2024 mis à jour: 09:36
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«… Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années.»
(Corneille, Le Cid.)

 

Paris, 1950. En passant devant L’Olympia, la jeune Warda Ftouki demande à son frère aîné, s’il croit qu’un jour, elle pourra chanter dans cette salle de concert parisienne mythique qui a vu défiler tant de vedettes françaises et internationales. La gamine de 11 ans ne croyait si bien dire, elle qui venait d’enregistrer son premier disque. Moins d’une trentaine d’années plus tard, elle allait s’y produire pendant une semaine à guichets fermés. 

Ce jour-là, tant attendu depuis son plus jeune âge, est enfin arrivé, Warda Al Djazaïria a depuis longtemps déjà conquis le monde de la chanson arabe. Elle est une icône de la mélodie arabe, une véritable diva bien affirmée et reconnue. Elle pouvait être fière de sa performance à L’Olympia que peu d’artistes français ou internationaux ont pu atteindre. 

Warda est née à Puteaux dans la région parisienne le 22 juillet 1939. Elle est la fille de Mohamed Ftouki, originaire de la région de Souk Ahras, en Algérie. Lequel Mohamed, poussé par la misère comme la majorité des Algériens durant la période coloniale, s’engage dans l’armée française. Après avoir pas mal bourlingué à travers les pays du Maghreb et du Machrek, il finit par s’installer en France avec sa femme d’origine libanaise. Dans un premier temps, il a été le gérant d’un foyer pour travailleurs nord-africains dans la région parisienne. Ensuite, il ouvre dans les années 40, avec son épouse, un cabaret oriental, dans le Quartier Latin Le Tam-Tam — un acronyme pour Tunisie, Algérie Maroc, beaucoup plus qu’une quelconque référence à l’instrument de percussion. Toute la famille s’installe donc rue Saint Séverin. La vie de la petite Warda oscille entre la rue Saint Séverin et la rue Saint Jacques où se trouve son école. 

Le Quartier Latin, dans l’après-guerre, est devenu le carrefour de la chanson et de la culture arabe nord-africaine et moyen-orientale, incarné par les cabarets Al Djazaïr, de la rue de la Huchette, La Casbah, rue de la Harpe, ou encore Le Bagdad, situé rue Saint André des Arts. Tout ce que Paris se compte comme diaspora arabe se retrouve dans ces lieux pour écouter de la musique et des chanteurs du Maghreb et du Machrek.

Le Tam-Tam ne fait pas exception, la petite Warda voit défiler des maîtres et des grands noms de la chanson arabe orientale, comme Mohamed Abdelwahab, Farid Al Atrach, Mohamed Fawzi, Sabah et bien d’autres. La petite Warda, pas plus haute que trois pommes, initiée au chant par sa mère, reprend les succès perpétuels de Oum Ketoum et Asmahane, qu’elle retranscrit en français. Elle ne lisait pas encore l’arabe. On lui permettait aussi d’assister aux concerts et aux représentations de ses idoles jusqu’avant d’aller se coucher à 22h pour ne pas rater l’école le lendemain. Beaucoup plus tard, elle avouera dans les entretiens qu’elle a accordés à la presse qu’à cette époque elle pouvait être en colère contre ses frères et sœurs, s’ils ne la réveillaient pas quand un de ses artistes préférés montait sur la scène du cabaret de son père sans qu’elle n’assiste à la représentation. Les artistes, qui venaient au Tam-Tam, étaient là aussi pour écouter la petite Warda qui interprétait les classiques de la chanson arabe.

 La légende raconte que le roi Farouk d’Egypte venait en personne pour l’écouter quand il était de passage à Paris. C’est dire qu’à l’âge de jouer à la poupée, la petite Ftouki était déjà promise à une belle carrière dans la chanson.  Artistes et spectateurs étaient subjugués par la voix de cette enfant aux performances musicales bien assurées. Tant et si bien que Ahmed Hachelaf, qui était directeur chez Pathé Marconi, la maison de disque française, séduit après l’avoir entendu chanter, lui propose à 11 ans d’enregistrer son premier disque Ya Oummi. Il lui demande également d’animer avec lui des émissions radiophoniques enfantines. La jeune fille sage et assidue apprend également à jouer du luth. Mais les années d’insouciance n’allaient pas durer. 

En 1958, en pleine guerre de Libération nationale, la police française fait une descente au Tam-Tam soupçonné de servir de couverture aux activités aux activités du FLN à Paris et découvre des armes cachées à l’intérieur de l’établissement. La famille est expulsée de France avec interdiction d’entrer en Algérie. 

Le Tam-Tam est définitivement fermé. Plus tard, après plusieurs tentatives éphémères de réouverture, notamment dans les années 1990 et 2000, le cabaret baisse définitivement le rideau. Il a cédé aujourd’hui la place à un restaurant grec, du Quartier Latin, fréquenté désormais par les touristes de passage à Paris.


De Beyrouth au Caire

Après son extradition de France, Mohamed Ftouki et ses enfants tentent de s’installer en Tunisie, sa femme, gravement malade, restée sur le sol français, décédera, peu de temps après leur départ. La famille de Warda posera finalement ses bagages au Liban, pays de sa mère. A Beyrouth la chanteuse mettra son talent au service de sa famille afin de subvenir aux besoins de ses frères et sœurs. Elle enchaîne les représentations dans les cabarets de la Corniche beyrouthine. Il lui arrivait souvent de chanter dans plusieurs endroits différents au cours d’une même soirée. 


Le public découvre et est immédiatement séduit par cette jeune fille venue de France et qui chante les succès éternels d’Oum Ketoum et d’Asmahane.  Elle apprend l’arabe et se fait un nom, Warda El Djazaïria. C’est le succès, dans le milieu musical, on ne jure que par elle, alors que la guerre de Libération nationale en Algérie suscite l’admiration. Elle interprète des chansons révolutionnaires comme Koulouna Djamila (Nous sommes toutes des Djamila) en hommage de la moudjahida Djamila Boupacha, Ana Arabia (Je suis une Arabe),  ou encore  Ana Min El Djazaïr (Je suis d’Algérie). Warda est alors profondément engagée dans lutte de son peuple pour l’indépendance, elle qui n’avait jamais mis les pieds dans le pays de son père.  


Elle est remarquée par les grands maîtres égyptiens de la musique arabe. Mohamed Abdelwahab qui la connaissait déjà depuis Paris lui propose de venir chanter en Egypte. Même si Beyrouth dans le milieu des années 50 connaissait une activité culturelle remarquablement intense, dans le domaine de la musique et de la chanson, elle était loin d’égaler Misr Oum Edounia qui rayonnait dans les arts et la culture sur l’ensemble du monde arabe. En Egypte, elle va travailler avec des maîtres, comme Riadh Soumbati ou Farid El Atrach et bien d’autres encore. Tous s’arrachent cette nouvelle révélation de la chanson orientale et lui proposent leurs compositions. 
C’est la consécration pour Warda. Elle enchaîne galas, représentations et concerts à travers l’Egypte et dans d’autres pays arabes. En plus des enregistrements de disques en série, elle fait également son apparition dans le cinéma et dans les feuilletons télévisés. 

Là aussi, c’est le succès, tout lui réussit. Une star est née à ce moment-là et brille dans le firmament de la musique arabe. Mohammed Abdelwahab fait appel à Warda El Djazaïria pour faire partie de son opéra Watani Al Akbar aux côtés de Abdelhalim Hafed, Sabah, Faïza Ahmed, Chadia et Nadjat Essaghira. On dit que c’est le président Gamal Abdel Nasser qui a demandé au maestro de voir l’Algérienne faire partie du casting de cet Opéra révolutionnaire qui devait célébrer l’union égypto-syrienne dans le cadre de la fondation de la République arabe unie (RAU). Nous sommes en 1960, l’Algérie combattante poursuit la lutte pour l’indépendance. Et ce n’est que deux plus tard, après la création de la Radiodiffusion et Télévision algérienne (RTA) en septembre 1962, que les Algériens découvriront cet opéra à la gloire de l’unité arabe et cette artiste hors du commun. Au cours de ces années, Warda va interpréter également des chants patriotiques comme Nida’aDamir ou encore Sa’idoune Fil Djibel.


A l’indépendance, elle rentre en Algérie avec sa famille, réalisant ainsi le souhait de son père de revenir dans son pays natal avec toute sa famille.  Elle commence une nouvelle vie, se marie, fonde une famille. Elle donne naissance à deux enfants et se consacre entièrement à son foyer, conformément à l’exigence de son mari. Elle met alors sa carrière entre parenthèses pendant une dizaine d’années. 

Ce n’est qu’en 1972, à l’occasion du dixième anniversaire de l’indépendance que Warda remonte sur scène et chante en public à la salle Atlas, à Alger. Son mari ayant cédé devant le souhait du Président Boumediène de la voir participer à la commémoration de l’indépendance. Ce jour-là, elle interprète de manière magistrale la chanson Min Ba’id, qui évoque son absence et son retour. Les spectateurs et les téléspectateurs sont conquis. Ils découvrent une diva nationale, au sens plein du terme, malgré une absence de la scène pendant une dizaine années. La communion avec le public est totale, c’est alors qu’elle prend une décision lourde de conséquences. Elle décide de divorcer, de quitter son mari et ses enfants. Un déchirement qui la marquera sans doute pendant longtemps. 


D’Alger au Caire

Elle revient au Caire où tout le monde l’attendait. Mohamed Abdelwahab la prend sous son aile protectrice et lui ouvre toutes les portes. Dans la capitale égyptienne, elle renoue avec les plus grands compositeurs du moment et fait la connaissance de Baligh Hamdi qu’elle épouse peu de temps après. Le duo avait tout pour réussir, le génie créateur du compositeur et le talent sublime de la diva. De succès en succès, le couple semble couler des moments heureux jusqu’au jour où Warda annonce son divorce. Les spéculations de la presse people égyptienne vont bon train et attaquent la diva algérienne de toutes parts.  Les ragots se multiplient dans les milieux de la musique aussi… La chanteuse n’en peut plus. Mais elle ne se laisse pas abattre. Elle relève le défi et poursuit son ascension en travaillant avec les plus grands compositeurs et paroliers du moment, parmi lesquels figure son ex-mari Baligh Hamdi.
Elle est alors dans la plénitude de son art avec des chansons comme Aïnin Essoud  ou  Wahechtouni. Du coup, d’autres compositeurs l’approcheront comme Saïd Mekkawi qui lui soumet un texte qu’il destinait à Oum Kethoum et que celle-ci n’a jamais pu interpréter, par ce que décédée entre-temps. Warda hésite, elle n’a jamais voulu qu’on la compare à la «Sayyida», comme l’appellent ses millions d’admirateurs. Elle a toujours soutenu devant la presse et devant la télévision qu’Oum Kelthoum «était à elle seule, une école une institution de la musique arabe». 
Devant l’insistance de Mekkawi, elle accepte d’interpréter une composition qui est à l’origine ne lui était pas destinée. 
Vers les années 90, sentant sans doute le vent du changement souffler sur le monde de la chanson arabe, l’irruption de la jeunesse assoiffée de rythmes et de nouveautés, elle opte pour des compostions plus courtes et plus entraînantes. Encore une fois, c’est le succès, un passage réussi. Les jeunes l’adulent aux côtés du public acquis depuis longue date. Dès lors, Warda est enviée, jalousée par des chanteuses pressées de vouloir prendre la place de la diva. Le défi du temps est relevé. De consécration en consécration, elle poursuit son ascension vers le succès jusqu’au jour où commencent ses ennuis de santé. 


En 1993, elle subit un infarctus, trois ans plus tard, elle est opérée à cœur ouvert puis survient un cancer diagnostiqué à temps. Plus tard, au début des années 2000, des problèmes de foie apparaissent, elle ne devra sa survie que grâce à une greffe d’organe. Toutes ces épreuves l’obligent à arrêter temporairement de chanter. Mais après chaque guérison, le désir de remonter sur scène est encore plus fort. 

Autant de challenges à relever. Malgré une santé fragile, des traitements très lourds et éprouvants physiquement, elle réussira à chacune de ses réapparitions, le véritable tour de force de chanter debout pendant au moins une heure et demie parfois deux ou plus, devant un public subjugué, loin de se douter les sacrifices physiques que devait en durer leur diva. 

Son véritable come-back aura lieu en 2005 avec une opérette intitulée Malhamat El Djazaïr ou encore Aïd El Karama. A chaque fois que son état de santé lui permettait, elle ne ratait aucune commémoration du 1er novembre ou 5 juillet. Elle ne pouvait pas envisager qu’on fasse pas appel à elle pour participer à de telles célébrations. En 2009, elle participe à l’ouverture du 2e Festival culturel panafricain d’Alger. 

Elle s’éteint le 17 mai 2012 au Caire et sera enterrée au Carré des Martyrs au cimetière El Alia à Alger.    
 

Par Réda Bekkat

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