Voyage à Cracovie, les alliances assassines : Du retour banalisé de l’extrême droite en Europe et de la trahison des mémoires

26/06/2024 mis à jour: 02:35
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De la bête immonde qui grossit doucement. Nourrit de la décadence des grandes nations. Du déni qui se confond à la compromission. De la mauvaise foi qui aggrave les tensions. Et des meurtres qui ne disent plus leur nom. Sans sang, ni traces pour les siens pour garder ses gants blancs. Mais pour le reste des hommes de la terre, la moitié du traitement, le quart d’humanisme lâché sous les pressions, et des mots creux qui sonnent le glas de la fanfare des droits de l’homme occidentaux. Tout part doucement, mais sûrement. 

A la Stare miasto, le petit nom de Cracovie, on  va pour raviver nos fraternités. Se souvenir pour ne pas recommencer. Consolider l’empathie.  Mais on se heurte, malgré la bonne volonté, aux nostalgies morbides de ceux qui veulent  réitérer l’abominable exploit. Les hommes ici ont été soumis, puis obligé à commettre l’irréparable. Parfois, il est vrai dans la contrainte, mais aussi dans l’infinie mesquinerie collaborationniste de la banalité. Par jalousie, ou petit règlement de compte entre individus, des familles entières étaient décimées. Parce qu’ils n’étaient pas chrétiens. Entachés de juiverie qu’on exécrait comme le péché. L’anéantissement à petit feu, précédé d’un avilissement pour s’autoriser toutes les cruautés.  


On s’attend à une ville croulant sous la culpabilité et les regrets. Ayant abdiqué ses démons, ou ceux qu’on a voulu lui imposer. Mais rien n’est aussi simple et manichéen avec le mal qui se décline en un  infini nuancier de perversité. 

Je marche avec le grésillement de la neige sous mes pieds. Un bonheur quand on n’a pas froid ou faim. Je remarque une vieille boutique d’objets du passé, une militaria qu’on dit. Je m’engouffre dedans. Curieuse et excitée. Le lieu est exigu. Encombré d’armes à feu, d’uniformes militaires et de képis. De médailles aussi.  A première vue des vestiges de l’ère soviétique. Mais en y regardant de près, je remarque des croix gammées.  En pin’s sous toutes les formes et les couleurs. Puis un drôle de double S déclinés lui aussi sous toutes les formes pour aller agrémenter une tenue ou un couvre-chef.  De ces insignes qui vous filent une crasse sensation. De la répulsion mélangée à de  l’effroi.

Je demande au vendeur, un sexagénaire emmitouflée dans plusieurs épaisseurs de vêtements, si je pouvais prendre des photos. Il se précipite sur la vitrine  fermée à clef pour en libérer les reliques nazies. C’est qu’elle est précieuse l’infâme marchandise.  Pour le mettre à l’aise, je prétexte que je dois envoyer quelques clichés à un ami qui collectionne ces objets. Il sourit et me dit de prendre toute mon aise. En sortant, il me lance un «Auf wiedersehen» compris, au revoir en allemand. J’apprendrai plus tard que les Allemands constituent une bonne partie de cette clientèle encore nostalgique de la Wehrmacht. Que des bustes à l’effigie d’Hitler étaient  disponibles sur commande à toutes les tailles.  Je reprends mon chemin convaincue qu’il s’agit d’une exception. Voulant déguster des pieroji, un plat polonais emblématique, je me dirigeai, sur recommandation d’un guide touristique, vers un restaurant situé dans le quartier juif de la ville.

Kazimierst, réputé aussi pour le tristement célèbre ghetto  juif. Je m’y ballade quand je vois passer un jeune homme d’une mise rappelant celle des officiers nazis. Des petites lunettes rondes et des bottes bien cirées martelaient le sol avec défi. Je conclus, tout en cherchant des yeux des réactions indignés,  à un crétin provocateur. Mais personne ne manifesta le moindre étonnement.  

A quelques pas du ghetto, j’atterris sur une petite  place. Des marchands exposent leurs prises du passé. Interloquée, je découvre encore une fois, se côtoyer des vieilles croix gammées, de la vaisselle du troisième Reich, des casques  avec des insignes nazis mélangés à des étoiles Jaunes de David.

 Le vendeur, un quinquagénaire au style biker,  se départit de son calme, et me réprimanda de soulever les étiquettes qui cachaient sommairement les Svastikas et les SS nazies. «On est juste à côté du ghetto ! Quand même !»  Il ajouta que les  étoiles jaunes venaient de l’Usine Schindler transformée en musée, et qui a servi de décor pour le film de S. Spielberg du même nom. Choquée de ce drôle de mélanges,  je prends plusieurs clichés. Je cherche encore du regard un étonnement semblable au mien dans les yeux des promeneurs. 

Aucun. Je pousse un peu plus loin, quand je remarque une synagogue. Je m’engouffre dedans. «Closed !», me dit la dame à l’entrée. Je décide de l’interroger sur ce que je viens de voir sur le marché. Elle me répond qu’elle ne parle pas anglais.

Je me remis en marche, et tombe enfin sur le fameux restaurant de pieroji. Un délice. Puis je repars dare dare pour profiter de la lumière du jour qui tombe tôt l’hiver. Une boutique aux couleurs du drapeau israélien m’interpelle. Je m’approche ; l’endroit est particulièrement sombre. A peine distincte-t-on les objets. 

Des tableaux, des vieilles poupées, des bibelots, et un tas de vieilles paires de  lunettes rondes. Un air macabre d’anti-chambre de déportés qu’on dépouillait de tout avant de les gazer. L’envie de quitter vite cet endroit me saisit, mais je résiste. Le monsieur assis au fond de la boutique derrière son bureau m’observait par-dessus ses lunettes. Il se lève soudain. Il était très grand, portait une kippa avec de longues mèches de cheveux de chaque côté du visage. Il s’adressa à moi avec  déférence. Je saisis l’occasion pour lui poser la question qui me turlupine «Comment des insignes nazis sont vendus librement sur un marché à deux pas de l’ancien ghetto, côte-à-côte avec des symboles juifs et notamment l’étoile jaune que les nazis faisaient porter aux juifs.» Il me répond désinvolte : «Ce n’est que des vieux objets !» En hochant l’épaule pour signifier que tout cela n’avait plus d’importance. 

Je compris alors qu’à part moi, personne  n’était choqué. Que la tragédie côtoyait déjà le cynisme de la réalpolitik. Et que la banalisation de la Shoah était entreprise par ceux-là mêmes qui  nous reprochaient d’y être indifférents.  Sceller des alliances, serait ce avec les pires racistes, importait plus que les leçons du passé. L’Arabe a remplacé le juif dans le nouveau schéma de la haine en Europe. 

J’avais prévu de pousser jusqu’à Auschwitz, mais le froid et le prix exorbitant du voyage m’en dissuadèrent. Et surtout, je craignais d’être confrontée à un exhibitionnisme de la terreur sans autre finalité que la culpabilisation,  ou pire la pulsion de la vengeance. «Le plus jamais ça» qui se mue en massacres par prévention. Car il est avéré que cette tragédie qui concerne toute l’humanité, est accaparée pour justifier d’autres névroses colonisatrices. La visite d’Auchwitz est inscrite dans les programmes scolaires israéliens, et paradoxalement, la colère légitime des élèves envers cette barbarie, est orientée non pas vers ceux qui l’ont perpétué, mais envers les palestiniens. 

Ces derniers, sont en effet assimilés à des potentiels génocidaires, qu’il importe d’éradiquer. D’où ce racisme et mépris profondément ancrés dans la société israélienne à l’égard des Arabes. Et que combattent, il ne faut pas l’occulter, d’autres Israéliens soucieux de voir se transformer un projet de survie en projet d’anéantissement pour autrui. 
 

On parle toujours d’instrumentalisation de la Shoah dans la création de l’état d’Israël, mais on oublie que le sionisme lui est antérieur. Et que justement, les déportés survivants ne constituaient pas une image positive pour les fondateurs de l’Etat d’Israël. Ils y détestaient ce reflet de victime assimilée à de la faiblesse. Ben Gourion, fondateur de l’Etat hébreu,  considérait les anciens déportés comme des loques humaines dont on ne pouvait plus rien tirer. Et tenait à ce qu’on n’assimile pas la femme et l’homme israéliens  nouveaux à une image qui les réduiraient à de passives victimes. Des vaincus.  Ce n’est que plus tard qu’on découvrit l’intérêt de mettre l’holocauste au centre de l’histoire de l’Etat hébreu, en recourant au récit des résistances juives, dont celle du ghetto de Varsovie. 

Le sionisme, inspiré du socialisme, a très vite cédé le pas à un colonialisme de peuplement aux méthodes brutales. En fidèle héritier, puis en garant des intérêts occidentaux dans la région. Israël, contrairement aux apparences,  n’a jamais atteint une confiance suffisante en sa puissance pour se libérer de la tutelle occidentale. Il subsiste une ombre, que même la possession de l’arme nucléaire n’arrive pas à dissiper. Je m’explique…
 

La théorie du chien fou, et l’antécédent colonial algérien

Le cauchemar des Israéliens est de finir comme les pieds noirs d’Algérie, éjectés d’un pays dont la prise par la force les a, à leur tour, mis dehors par la force.

Cette angoisse, cette terreur, les fait pourtant commettre les mêmes erreurs que les pieds noirs qui vivaient dans un déni de l’autre et sa marginalisation par le racisme.

Les mêmes réflexes ravageurs de suprématisme et de déshumanisation. Le même refus de négociations. Pourtant, leurs experts militaires ont décortiqué la guerre d’indépendance algérienne, l’ont étudiée sous toutes les coutures. Mais la nature même du colonialisme. Son essence raciste et jusqu’au-boutiste  les a rattrapée.
La force n’a pas besoin de tant de barbarie pour s’affirmer, mais la peur de perdre ses privilèges et une prospérité indûment  acquise rendent particulièrement cruels et inconséquents.

C’est même l’unique explication  au soutien populaire  majoritaire à ce déferlement suicidaire de la violence.
Dans le monde arabo-musulman et même au-delà, quasiment tous les peuples se radicalisent à leur égard. Et c’est illusion de croire que quelques accords de paix. Avec des chefs majoritairement honnis. Du papier en somme  validera leur enracinement définitif au Proche-Orient sans le droit palestinien à un Etat libre et souverain. Et ce n’est pas leur judaïsme qui est en cause, mais l’entêtement à servir leurs patries d’origine. Ceux qui les ont envoyés mourir un jour dans les chambres à gaz. Puis ont instrumentalisé le désir d’un chez-soi, pour les pointer comme une lame au cou des peuples de la région.

L’Europe a trahi, maltraité ses juifs pendant des siècles. Et le soutien à la création d’Israël visait, entre autres, à les mouiller dans les crimes de races et de colonisation. «Vous voilà comme nous ! Les mains aussi sales que nous autres.» 

Une égalité par le bas. Il n’y a qu’à voir le soutien allemand éhonté aux crimes de guerre commis à Ghaza. Le ton sur lequel a été reçue l’incrimination de Netanyahu par la Cour de justice internationale par certains dirigeants occidentaux pour comprendre que l’Europe a renoué avec sa part obscure. L’extrême droite qui caracole partout n’en est que le funeste reflet. Et au-delà de la Palestine, il est légitime d’éprouver des  craintes totalement justifiées. 
 

Myassa Messaoudi
Ecrivaine

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