Ayant survécu durant des siècles aux différentes civilisations qui avaient marqué la région de l’antique Cirta, ainsi qu’aux multiples tentatives de bradage et de détournement de la vocation historique du site, l’aqueduc romain de la ville de Constantine, situé non loin de la cité Kouhil Lakhdar, plus connue par Djenane Ezzitoune (ex-Camp des oliviers), tout près du boulevard de la Soummam, fait encore une fois parler de lui, en étant la cible d’un nouveau massacre.
Il s’agit d’un projet de réalisation d’un échangeur de 330 mètres reliant le boulevard de la Soummam à la RN79 à proximité de la cité Bidi Louiza, et passant à proximité de ce monument historique. Ce projet sectoriel, selon les informations recueillies, a été lancé récemment, sans même l’avis de la direction de la culture, bafouant tous les textes réglementaires concernant la protection du patrimoine classé et protégé.
Devant cet état de fait affligeant, les réactions des Constantinois ne se sont pas faites attendre. Le mouvement associatif, des universitaires, des intellectuels et des artistes ont lancé des appels sur les réseaux sociaux pour la protection du site. Ils ont saisi en urgence la direction de la culture, la wilaya, le ministère de tutelle pour suspendre les travaux sur ce site, dont on parle dans les récits historiques sur Constantine et qui apparaît dans presque tous les tableaux de la ville. «Ce n’est pas la première fois qu’on veut vandaliser ce grand monument interurbain, le plus visible et témoin de toutes les batailles de Constantine. On avait dans les années 1980 voulu faire des réalisations sur ce site, et après un bras de fer engagé par la population, les projets ont été abandonnés», a martelé l’artiste Ahmed Benyahia. Et de poursuivre que cet échangeur a été lancé à l’encontre de la légitimité de «la propriété» d’une part, et d’autre part, à l’encontre de la légitimité du patrimoine, mettant les gens devant le fait accompli. «Pourtant, en tant que propriétaires des terrains situés près de ces arcades romaines, on a voulu dans les années 2000 réaliser un parc urbain sur place pour le mettre en valeur. Notre projet a été rejeté sous prétexte que la parcelle se situe dans la limite du site archéologique et on n’a jamais été indemnisés», fulmine l’un des propriétaires.
Aucune plaque de chantier
Et de qualifier ce projet d’abusif et qui ne respecte pas le champ de visibilité limité à 200 mètres ou plus par la réglementation en vigueur. Concernant le champ de visibilité évoqué, Noureddine Khelfi, architecte et président de l’association Fan El Mimar - A 25, affirme que la distance entre le monument et la bretelle en question ne dépasse pas les 50 mètres. «On avait déjà porté atteinte à cet ouvrage historique en réalisant un doublement, faisant couler beaucoup d’encre. Mais cette voie à double sens n’a pas sa raison d’être, car les autorités se trompent en croyant qu’elle rendra le trafic routier plus fluide. Le bouchon de la circulation sera doublé», a-t-il expliqué, après avoir organisé, avec une quarantaine de personnes, une protestation sur le site jeudi dernier. Notre interlocuteur estime que la raison avancée par la wilaya sur la réalisation de ce projet «ne tient pas debout». Selon ses dires, les autorités ont procédé à l’isolement de ce patrimoine, classé et protégé par l’administration française coloniale et par l’Algérie indépendante, qui a ratifié toutes les résolutions du respect des monuments historiques. «Ce lieu devrait être visible et accessible par des aménagements», ajoute M. Khelfi.
Ce dernier a également donné une précision importante au sujet de la réglementation algérienne régissant les chantiers et qui a été transgressée dans cette opération, car sur le chantier, il n’y a aucune plaque signalétique. «Selon la loi et suite aux instructions de Abdelmadjid Tebboune lorsqu’il était ministre de l’Habitat en 2016, une affiche d’indication sur le projet doit être placée à l’entrée du chantier», a fait savoir Noureddine Khelfi. Sur cette plaque signalétique doivent être mentionnés clairement l’intitulé du projet, le nom du maître de l’ouvrage, ceux du maître de l’œuvre et de l’entreprise de réalisation, ainsi que la durée des travaux et autres éléments informatifs.
Le wali rejette les accusations
Suite aux premières réactions du mouvement associatif et des artistes, une demande de suspension temporaire des travaux a été adressée à la wilaya par le ministère de la Culture, selon les déclarations des protestataires. Hélas ! Et sans aucune hésitation, la cadence des travaux a été accélérée et des équipes ont été mobilisées même durant la nuit. Une manière de mettre tout le monde devant le fait accompli et imposer cette décision qualifiée «d’unilatérale».
Pour sa part et en réponse à une question d’El Watan à ce sujet, le wali de Constantine, Messaoud Djari, a rejeté toute accusation sur l’agression du patrimoine. «Les travaux sont loin du monument, on n’a pas touché au patrimoine», a-t-il déclaré, en insistant sur le fait que les travaux ne vont pas «saccager» les lieux. Pis encore, les engins étaient toujours sur place pour poursuivre les travaux même après la visite d’une commission ministérielle dépêchée en urgence jeudi dernier sur les lieux. Elle était composée de la directrice de la préservation du patrimoine et sa restauration au niveau du ministère de la Culture, une inspectrice générale du même ministère et une chercheuse du Centre national de recherches archéologiques (CNRA).
Face à ce bras de fer, des citoyens, dont des universitaires, des journalistes, des architectes et des artistes, ont signé une pétition lançant un appel urgent aux autorités algériennes pour la préservation du patrimoine et arrêter ce qu’ils ont qualifié de «massacre». «Nous, citoyens de la ville de Constantine et de toute l’Algérie, choqués par le fait accompli, la violation des lois de la République et l’esprit de banalisation de nos monuments historiques qui commande l’administration locale, nous nous opposons énergiquement à la mise en péril de l’aqueduc romain de Constantine par la création d’une route de grande circulation dans le périmètre protégé du site», ont-ils souligné, rappelant que cet aqueduc, communément appelé «Leqwas», est un monument de haute valeur symbolique et affective, ancré dans la conscience collective de la ville, tel que démontré dans les différentes expressions culturelles.
Dans la même pétition, à travers laquelle les signataires incombent l’entière responsabilité au chef de l’exécutif, ils ont rappelé que «l’aqueduc est répertorié depuis 1900 et classé parmi les sites et monuments historiques conformément à l’article 62 de l’ordonnance n° 67-281 du 20 décembre 1967, et se trouve par conséquent sous la protection de l’Etat. Rappelons aussi qu’il est protégé par la loi 98-04 relative à la protection du patrimoine, notamment l’article 21». A la fin de la pétition, les citoyens protestataires ont exigé à ce que «le terrain soit remis en l’état, reboisé et mis en valeur pour une exploitation culturelle et touristique». Et de conclure : «Nous lançons un appel aux plus hautes autorités algériennes afin que ce monument et tous les biens culturels de notre pays soient mis à l’abri des interventions volontaristes de l’administration.»
Pour régler un point noir, on en crée un autre
Jeudi dernier vers 13h, lors de notre passage sur les lieux, nous avons constaté que les travaux se poursuivaient à une cadence accélérée et une mobilisation des engins, comme si l’entreprise chargée des travaux était pressée de terminer, malgré les oppositions manifestées par des associations locales et des citoyens, qui ont alerté sur la menace qui pèse sur l’aqueduc romain, connu à Constantine sous l’appellation «El Aqwas» (Les Arcades romaines). Le tracé de la route à double voie, qui a déjà pris forme, se trouve à moins de 50 mètres du monument.
Le plus curieux dans ce projet de déviation demeure l’objectif pour lequel il était destiné, c’est-à-dire de régler le problème du point noir qui provoque des files interminables sur le boulevard de la Soummam à partir du virage menant à droite vers le PK0 de la RN79 et qui continue vers l’université Mentouri et la cité Zouaghi, et le passage emprunté par les automobilistes désirant se diriger vers la centre-ville via la cité Kouhil Lakhdar (Djenane Ezzitoune), où le stop installé sur ce point provoque des embouteillages à longueur de journée. Selon les informations recueillies au sujet de ce projet, l’objectif était de supprimer ce stop, en créant une déviation à partir du boulevard de la Soummam qui sera empruntée par les automobilistes se dirigeant vers le centre-ville.
Ainsi, le stop qui provoquait des bouchons sera supprimé. Le problème que les autorités locales ne semblent pas avoir pris en compte est celui du goulot d’étranglement que cet échangeur va créer à l’entrée du pont situé au PK0 de la RN79, notamment avec les files qui se forment durant les heures de pointe par les véhicules venant de Zouaghi et qui vont se rencontrer avec le flux des voitures venant du boulevard de la Soummam, à travers cet échangeur, et ceux descendant par la cité Bidi Louiza. Ce qui risquera de compliquer encore plus les choses, avec la création d’un autre point noir qu’on pourrait éviter tout en préservant le monument historique de l’aqueduc romain. Pour ceux qui connaissent bien les lieux, cet échangeur est une grossière erreur qui sera fatale pour la circulation automobile dans cette partie de la ville.