Transition démocratique, Assabiyates et organisation de l’Etat

08/01/2024 mis à jour: 00:51
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On doit au capitalisme dans sa phase ascendante, la formation des nations au sens moderne. La bourgeoisie a édicté des lois pour la création et la protection d’un marché (marché national). 

Cela pour les pays qui ont pris le premier train de l’industrialisation, à l’image de l’Angleterre, l’Allemagne, la France, l’Amérique… Mais chacun a mis une organisation administrative qui sied à son histoire, sa culture, sa géographie et son environnement. Les autres pays qui prendront, plus tard, le chemin du développement ont fait de même. 

Cependant, les réalités complexes d’un monde où le marché et les enjeux sont globalisés battent en brèche les schémas simplistes que l’accumulation capitaliste engendre une bourgeoisie qui mène mécaniquement à la démocratie comme au début de l’industrialisation où elle était incontestablement un agent politique de progrès. 

La démocratisation ne peut être dissociée des réalités historiques et de conjoncture. Dans de nombreux pays, l’ouverture économique et la promotion d’un pluralisme de façade ne visent qu’à réduire les pressions sur le système politique en cédant des participations limitées pour certains intérêts à travers des élections arrangées.

Qu’en t-il chez nous ? 
 

1-Pourquoi le transfert de larges pouvoirs aux régions peut être une avancée démocratique ?

S’il est permis de comprendre les choix hyper centralisateurs des dirigeants qui ont pris les rênes du pouvoir en 1962, en revanche, ce qui explique le maintien quasi identique de ce mode de gestion, soixante ans après l’Indépendance, ne peut procéder d’une rationalité économique et de développement. 

A plus d’un égard, la phobie du contrôle de la société a prévalu pour la reconduction des mêmes instruments d’organisation aux antipodes de notre histoire et des évolutions mondiales, nombreuses et qualitatives dans la fin du siècle dernier et ce début du siècle. 

Sortie d’une guerre de libération fratricide, rares étaient les dirigeants qui avaient suffisamment de hauteur ou qui n’étaient pas mêlés aux conflits internes pour ne pas être tentés par l’instauration d’un système qui n’admet point d’opposition politique. Les militants, nombreux, du PPA /MTLD, qui a vertébré le mouvement indépendantiste, étaient déjà dans la logique d’une certaine unicité. 

Dans un entretien à la revue Naqd n°19-20 en 2004, sous le titre «Clientélisme et clanisme, aperçu historique», Mohamed Harbi déclarait : «Comme beaucoup de militants de ma génération, je cultivais l’illusion de construire l’Etat-nation sur une base théorique de table rase…. Jacobins, nous voyions dans le localisme et le régionalisme des freins à l’unité nationale». 

Ben Bella et Boumediène, issus tous les deux du coup de force contre le GPRA et qui se sont successivement emparés du pouvoir, adeptes du nationalisme arabe le plus radical, conçu lui-même comme le miroir aux alouettes des Etats-nations coloniaux ne pouvaient reproduire autre chose qu’un Etat forcément jacobin, avec une langue unique pour tous, une religion unique et, cerise sur le gâteau, un parti unique. 

La centralisation telle que pratiquée par l’Etat algérien, on la doit dans une large mesure à la France qui est elle-même une spécificité dans le monde à cause de son histoire propre et de ses relations avec l’Eglise et leurs évolutions après la révolution. 

Les dégâts causés par le monopole sur la langue, sur la religion, sur l’histoire et sur la conscience, en général, dans un pays ravagé par l’ignorance et l’analphabétisme au sortir de la guerre de libération sont incommensurables au point où les sphères sociales supérieures baignent, elles-mêmes, dans un populisme fait de bigoterie et de mimétismes vulgaires.

Aujourd’hui, il n’échappe à personne que le pluralisme politique peut être utilisé pour exacerber les tentations régionalistes que le système politique a savamment entretenues. Le fonctionnement clientéliste et le besoin vital d’ennemies intérieurs dans les périodes de crises ne sont pas un vue de l’esprit. 

La normalisation forcée, opérée après le mouvement de février, donne plus que des indices. Retarder l’avènement du projet démocratique et de transparence, c’est donner encore du temps à l’enracinement des 3yssabiyates. 

On ne peut pas combattre la 3yssabat par une justice assujettie et paradoxalement… la convocation récurrente de la vertu, d’autant que le phénomène s’apparente dans tous ces aspects à une main mise sur des secteurs entiers de l’Etat, autant dire une 3yssaba au sens khaldounien du mot. 

La structuration du népotisme et du clientélisme est la conséquence d’un discours politique et idéologique qui a perdu toute légitime. L’urgence de renouveler ce discours pour le faire porter par une double légitimité à la fois démocratique et de « bonne volonté » (ce que P. Rosanvallon appelle impartialité, réflexivité et proximité dans un autre contexte) en impulsant non pas de simples contre-pouvoirs, du reste inopérant dans le contexte actuel, mais de véritables transferts de pouvoirs de décisions à des échelons locorégionaux est de nature à remobiliser les énergies du pays en faveur du développement et de la modernité. 

L’instauration d’un système démocratique dont la finalité est la promotion des libertés, le progrès et d’un pluralisme culturel dans un pays aussi vaste que le nôtre et aussi riche de sa diversité ne peut fonctionner par la simple règle de la majorité dans l’Etat-nation jacobin en proie aux convoitises des uns et des autres. 

Dans ce contexte, il n’y a en effet aucune garantie sur la promotion de l’intérêt général, les mises au placard des alternances claniques le montrent bien. 

Certains auteurs qui traitent de la représentation démocratique dans des cas de diversité culturelle et linguistique et de processus de démocratisation se penchent sur les modes de représentation proportionnels et de recherches de consensus (démocratie de concordance, Lijpart 1991). Sans contexte, les chances de succès d’une transition démocratique dépondent aussi de la capacité du processus à assurer une représentation nationale la moins contestée possible. 

Mais mettre en avant la compétition autour de la représentation nationale au lieu de mettre l’accent sur les nouveaux droits et l’importance des «autonomies» locales de gestion à conquérir est une erreur à éviter. Ainsi, une refondation nationale qui re(donne) de larges pouvoirs aux régions naturelles du pays est indissociable du processus de transition pour répondre aux attentes de changement et diriger les énergies moins sur des compétions de pouvoir inévitables au plan national mais dans la constructions d’ensembles régionaux qui ont un sens et libérer l’action politique un tant soit peu des idéologies totalitaires qui ne conçoivent la liberté et la démocratie qu’à l’intérieur de dogmes religieux ou philosophiques et du «factionnisme» qu’induit inévitablement une économie objet de captation de rentes. 
 

2- La régionalisation portée par le RCD

Avant d’exposer succinctement, à des fins de débat, la proposition de régionalisation modulable portée par le RCD depuis 25 ans, il est utile de souligner l’importance des recommandations et les conclusions du schéma national d’aménagement du territoire (SNAT décret décembre 2001). Pratiquement mise aux oubliettes, cette organisation territoriale divise l’espace en neuf schémas d’espaces de programmation territoriale (SEPT), chacun regroupe un certain nombre de wilayas avec une continuité géographique, une homogénéité sociologique, des atouts naturels et humains de développement pour constituer une attractivité économique et une durabilité pour attirer les investissements. 

Pour avoir pris part à plusieurs séminaires et conférences de travail en tant que cadre du ministère de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement (2011-2017) dans le but d’implémenter ce schéma, toutes les propositions se heurtaient à la nécessité préalable de doter ces régions d’un statut juridique pour leur donner les moyens de piloter les programmes. Évidement, une telle décision est du ressort du pouvoir politique. 

Les choses sont restées en l’état. Le 03 février 2023, Brahim Merad, le ministre de l’Intérieur, des Collectivités locales et de l’Aménagement du territoire expliquait à la sortie d’une réunion sur ce schéma, dans une déclaration à l’APS, que l’objet de l’actualisation «vise à placer les quatre grandes villes (Alger, Oran, Constantine et Annaba) en tête de la chaîne de croissance en vue d’impacter les wilayas voisines et les autres régions». Les crispations sont toujours les mêmes 22 ans après la promulgation du décret.

Pourtant, si on avait doté ces régions d’un statut juridique pour permettre à chacune de coordonner un ensemble de wilaya, des synergies auraient été mises en place et un retour d’expérience serait des plus utiles y compris pour sortir des simples opérations de déconcentration qui ne résolvent rien tant l’ultime décision est toujours du ressort exclusif d’un centre surchargé. 

Ainsi, aucune des deux instances politico-administratives d’aujourd’hui (Etat centralisé ou wilaya) n’est adaptée aux nouveaux impératifs économiques. 

Si cela est reconnu, y compris par les pouvoirs publics, la réponse est immuable, créer de nouvelles wilayas et de nouvelles daïras alors qu’un édifice institutionnel nouveau à mi-distance entre les deux entités administratives actuelles s’impose. La proposition que porte le RCD ne recoupe pas exactement les régions identifiées par le SNAT, elle est antérieure et comporte quinze régions, comme toute proposition elle est soumise à débat. «Produit de contingences géographiques, historiques, socioéconomiques ou politiques, la région est une étendue caractérisée par son unité et sa cohérence» contrairement à la wilaya qui s’est avérée, comme cité plus haut, trop petite pour les besoins d’aménagement du territoire du plus grand pays d’Afrique. 
 

Il s’agit ici de doter ces régions d’une véritable autonomie de gestion et de véritables parlements régionaux. «L’Assemblée régionale élue aura vocation à légiférer et contrôler l’exécutif régional dans les limites des pouvoirs dévolus à l’autorité régionale. L’Assemblée nationale, quant à elle, doit être un fidèle reflet de la nation. Ses attributions doivent recouper celles dévolues à l’État central». Etant entendu que l’Etat central est la seule instance dotée d’attribution régaliennes. C’est le modèle de l’Etat unitaire régionalisé (EUR).
 

Le but de cette réorganisation administrative est d’institutionnaliser une réalité sociale. Le transfert vers les régions de la plus grande part possible de la décision socioéconomique et politique permettra de créer, responsabiliser de véritables autorités locorégionales autonomes qui seront, de fait, des institutions de renouveau proche des proximités capables d’impulser le processus de démocratisation, de développement économique, d’intégration sociale et d’émulation. 

Ce renouveau est à même de desserrer l’étau sur le contrôle de l’Etat en remettant un tant soit peu au cœur de la compétition électorale les programmes politiques. Enfin, et sur un tout autre registre, il est toujours pathétique d’observer les dirigeants politiques en poste discourir pour assener sentencieusement que pour eux la transition n’est pas à l’ordre du jour. Il y a même ceux qui poussent le bouchon plus loin pour dire qu’elle a été faite au début des années 1990 (Conseil national de transition CNT). 

A contrario, dès qu’ils sont éjectés du pouvoir, ils deviennent des défenseurs sans retenue de la nécessité d’une transition démocratique pour faire partir le système. 

C’était le cas lors de la conférence de Mazafran avec la présence de quatre anciens premiers ministres et d’autres ex-dirigeants de premier plan. Est-ce que c’est le pouvoir qui rend aveugle ou ivre ? En partie, sûrement, mais la culture de la cooptation y est aussi pour beaucoup. Elle peut même mener à tout. 

En définitive, le succès de la phase de transition vers une réalité démocratique dépend, dans une large mesure, de la force de ceux qui portent les réformes pour l’option démocratique, convaincus que l’autoritarisme engendre la haine, la division et le désespoir et que les statu quo et les régimes hybrides n’ont pas d’avenir pour la nation. 
 

 

Par Ouamar Saoudi  , Secrétaire national du RCD aux relations internationales

 

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