Séisme en Turquie : Qu’en est-il de la résilience aux séismes majeurs des grandes villes algériennes ?

01/03/2023 mis à jour: 02:24
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L’auteur : Boudiaf Azzedine est consultant en géorisques. Diplômé en géologie en 1979, il a intégré le CTC en 1982 où il a occupé la fonction d’adjoint du chef de projet de l’étude de l’aléa et microzonage sismique d’El Asnam (Chlef) et de sa région détruite par le séisme du 10/10/1980 (M=7.3).  Il a été membre fondateur du Centre algérien de recherche appliquée en génie parasismique (CGS) qu’il a intégré en 1987 et où il  a géré et installé le premier réseau national d’accélérographes. En 1989, il obtient à l’Université de Genève (Suisse) le certificat des risques géologiques. En 1996, il soutient sa thèse  de  doctorat  en géosciences  à l’Université de  Montpellier (France) sur  l’Etude sismotectonique de la région d’Alger et de Kabylie, (Algérie). De 1995 à 2021, il a été l’auteur de plusieurs publications scientifiques au CNRS (France), et comme le confirmaient ses travaux de thèse, la région d’Alger a connu, le 21 mai 2003, le plus meurtrier séisme (M=6.8) de la région d’Alger. Entre 1994 et 2018, il a été chercheur associé au CRAAG et  membre de son conseil scientifique. Il a participé aux travaux d’exploration des fonds marins algériens initiés par le CRAAG et un groupe de chercheurs français (projets Maradja en 2003 et 2005,  Prisme en 2007 et  Spiral en 2009).

En tant que chef de projet, il a mené plusieurs études de risques géologiques en Algérie: l’étude de l’aléa et zonage sismique de la wilaya de Ain Temouchent en 2002, l’étude la vulnérabilité de la wilaya d’Alger aux catastrophes naturelles en 2006, l’étude des glissements de terrain de Ain El Hammam et Tigzirt en 2011.

En 2018, il a été nommé par EMI (Earthquakes and Megacities Initiatives, Philippines) sous-directeur de l’étude du  Plan directeur de résilience urbaine (PDRU) aux catastrophes (séismes, glissements de terrain, inondations et impact du changement climatique) confiée par la wilaya d’Alger à EMI, organisme scientifique reconnu par les nations unies et ayant à son actif la mise en œuvre de nombreux Plans de résilience aux séismes et autres catastrophes naturelles pour de nombreuses mégapoles mondiales dont Istanbul en Turquie.     

Aujourd’hui, plus qu’hier, personne ne peut plus dire «je ne savais pas».

Alger représente un enjeu majeur, car capitale politique, centre de pouvoir et de décision, centre économique vital et grande conurbation en expansion dynamique.

Le 6 janvier 2023, le sud de la Turquie a été secoué par deux violents séismes localisés sur deux branches de la faille d’Anatolie. Celui de 4h 17 (M=7.8) a généré des migrations de contraintes entre failles avoisinantes qui ont provoqué celui de 13h 24 (M=7.5). Le bilan de ces deux séismes qui a endeuillé la Turquie et la Syrie et s’élevait officiellement à déjà plus de 50 000 morts et plus de 150 000 bâtiments effondrés ou complètement endommagés, au moment où cet article est rédigé. Des images atroces s’offraient à nous : la Turquie, grand pays connu pour son code parasismique très sévère était démunie face à ces deux séismes majeurs.

Comme tout citoyen algérien, je me suis posé la question : et si ce drame avait touché une de nos grandes villes, dont certaines ont connu dans le passé des séismes majeurs pour ne  citer que celui d’Oran du 9 octobre 1790, ceux d’Alger du 3 janvier 1365 et du 03 février 1716, celui  de Blida du 02 mars 1825 et celui de Jijel du 21 août 1856. Ces anciens drames  avaient été classés comme  catastrophes majeures alors que ces villes étaient relativement peu développées et donc peu peuplées. Aujourd’hui, ces villes sont devenues, pour la plupart d’entre elles, de grandes mégapoles avec de nombreuses infrastructures administratives, économiques, industrielles et sociales. Sommes-nous préparés pour affronter les mêmes drames que ceux du passé ?

Il me serait difficile de répondre avec certitude à cette question. Néanmoins, il faut savoir que de nombreuses  actions  de réduction du risque sismique ont été menées avant et après le séisme du 10 octobre 1980. Parmi ces actions, la réglementation algérienne a progressivement évolué du RPA-81 au RPA-2003. Entre-temps, l’évolution de la connaissance scientifique à travers des études sismotectoniques sur l’origine des séismes en Algérie a connu une réelle avancée depuis 1980. En effet, depuis cette tragédie, de nombreuses actions visant la réductiondu risque sismique ont été lancées : création de nouveaux centres de recherche, renforcement des institutions existantes et lancement de nombreuses études de zonage sismique à travers le territoire national. Le séisme de Boumerdès-Zemmouri du 21 mai 2003 est venu en rappel, et a démontré, entre autres la vulnérabilité du bâti nouvellement érigé depuis les années 90, le bâti colonial et les constructions post indépendance. Il a été constaté également les difficultés de collaboration et de coordination entre les institutions techniques et scientifiques algériennes en termes de préparation et d’intervention. En mai 2018, les autorités algériennes, prenant conscience de la  vulnérabilité de la capitale au risque sismique, ont lancé l’étude d’un Plan directeur de résilience urbaine (PDRU) aux catastrophes de  la wilaya d’Alger (séismes,  glissements de terrain, inondations et impact du changement climatique). Cette étude a été confiée par la wilaya  d’Alger à EMI (Earthquakes and Megacities Initiatives), une organisation scientifique internationale basée à Manille (Philippines) reconnue par les Nations unies et ayant à son actif de sérieuses références  en matière d’élaboration de Plans de résilience pour de nombreuses mégapoles dont Istanbul (Turquie), Manille (Philippines), Mumbai (Inde), Amman et Aqaba (Jordanie), Katmandou (Népal) ainsi que des travaux de dimension globale. S’appuyant sur son expérience et ses pratiques éprouvées, EMI a engagé pour une durée d’un peu plus de deux ans, l’étude du PDRU sur la base d’une vision exhaustive des actions à mener et l’inclusion de toutes les institutions concernées, d’une approche participative en faisant appel à des experts confirmés tant au plan national qu’international. Un comité de pilotage, une équipe de réalisation du projet, cinq groupes de travail spécialisés soutenus  par des experts hautement qualifiés issus des institutions scientifiques nationales ainsi que de la diaspora algérienne à l’étranger ont été créés par décret  de wilaya. L’objectif du projet était d’élever les standards d’applications en matière de gestion des risques majeurs au niveau international.Afin de garantir une large diffusion des pratiques, la formation des cadres des institutions algériennes concernées par la prise en charge des risques, notamment les services de la wilaya, et d’assurer l’appropriation des travaux par un maximum de partenaires, plusieurs dizaines de cadres, responsables et professionnels ont été associés aux différentes étapes de l’élaboration du PDRU. Au regard de l’interconnexion des multiples actions concernées par la réduction des risques tant au plan de la prévention que celui de l’intervention puis de la reconstruction – tel que démontré par les expériences internationales ainsi que celles de notre propre pays– treize (13) secteurs stratégiques ont été pris en charge et ont fait l’objet d’études et d’analyses, à savoir :

-La gestion des urgences et la Protection civile

-Le développement et l’aménagement du territoire

-L’habitat

-Les codes et technologies de la construction

-Les transports et services vitaux

-Les installations stratégiques

-Les télécommunications d’urgence

-Les technologies de l’information

-La gestion des déchets

-Les assurances et le financement des risques

-L’éducation, l’information et la sensibilisation

-La formation et le renforcement de capacités.

Après un an de travail soutenu, d’enquêtes sur place, de formation des équipes sur des thèmes dédiés et de séances de consultation et d’échange avec les 5 groupes de travail spécialisés crées (organismes nationaux, associations caritatives des secours, ministères etc.), l’équipe intégrée du projet a élaboré une base de données géospatiales des enjeux géoréférencés (dénommée BaDGE) ainsi qu’un Atlas du profil des risques (rapport de 117 pages avec cartes), d’autres rapports et rendus étant très avancés établissant l’état de lieu de chacun des 13 secteurs stratégiques considérés dans le projet.Malheureusement, en juin 2019, il a été mis fin, de façon inattendue, à ce projet qui était destiné à donner une vision stratégique sur 15 à 20 ans pour atténuer les effets de catastrophes naturelles dans la capitale et améliorer sa résilience donc sa capacité à réagir efficacement et dans des conditions optimum, y compris un plan d’actions à engager en priorité  particulièrement pour la protection des installations vitales et critiques. Comme à chaque catastrophe majeure, le séisme récent, qui a endeuillé la Turquie et la Syrie, le monde est interpelé, notre pays l’étant plus au regard de la nature avérée du risque sismique ou des inondations mortelles, telles celles de Bab El Oued en 2001. Alger représente un enjeu majeur car capitale politique, centre de pouvoir et de décision, centre économique vital et grande conurbation en expansion dynamique. Personne ne sait quand la nature se déchaînera, mais nous savons que si rien n’est fait pour réduire son impact, le pays risque de payer très cher les effets d’un séisme majeur ou l’impact du changement climatique que les météorologues appréhendent. Le savoir et les technologies modernes sont disponibles pour gérer et réduire les risques majeurs urbains. Une base de travail existe actuellement au niveau de la wilaya d’Alger, ce qui est nécessaire, c’est la volonté politique et l’engagement des autorités dans un plan de résilience à long terme pour Alger et les grandes métropoles algériennes. Il est donc impératif que cette étude de résilience urbaine aux catastrophes de la wilaya d’Alger soit remise sur les rails par les compétences locales et l’appui, si nécessaire, de compétences internationales que le pays décidera d’inviter, afin de revoir et améliorer notre stratégie  de protection  de la capitale Alger, et par conséquent, de notre pays tenant compte de ces risques majeurs et des standards et avances scientifiques globales. Aujourd’hui, plus qu’hier, personne ne peut plus dire «je ne savais pas». Il n’est toujours pas trop tard, c’est le moment d’agir. 

Par Azzedine Boudiaf

Consultant géologue

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