Samir Grimes. Expert en environnement et changement climatique : «L’Algérie doit jouer le rôle de catalyseur sur les questions environnementales»

26/02/2023 mis à jour: 17:53
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Samir Grimes. Expert en environnement et changement climatique

Les Nations unies ont appelé à une «transformation radicale» du système financier international qui s’est avéré «incapable» d’amortir efficacement les impacts des crises mondiales actuelles sur les pays du Sud. Un commentaire ?

Les crises en cascades et interconnectées qu’a connues le monde et qu’il sera certainement amené à confronter à l’avenir, fort probablement de manière exacerbée, où s’entremêlent pandémies, guerres, changements climatiques, crises énergétiques, crises de l’eau, conflits, crises diplomatiques, pandémies et crises financières et économiques vont davantage mettre à rude épreuve le système de solidarité mondial, du moins, ce qui reste de ce système. Ceci a déjà un impact sur le programme de développement durable pour 2030. La gravité de la situation, amplifiée par la confluence des crises, a déjà des répercussions sur la sécurité alimentaire et sanitaire de nombreux pays ainsi que sur l’intégrité environnementale et bien entendu sur la paix et la sécurité dans le monde. Cela est encore aggravé par une crise de confiance dans la capacité du système onusien à agir de manière juste et équitable face aux principaux protagonistes des crises. Selon le rapport 2022 sur les ODD, la pandémie de Covid-19 a réduit à néant plus de quatre années de progrès en matière d’éradication de la pauvreté et a fait basculer près de 100 millions de personnes supplémentaires dans l’extrême pauvreté en 2020. Ce même rapport souligne que les perturbations des services de santé essentiels ont entraîné une baisse de la couverture vaccinale pour la première fois en dix ans et une augmentation des décès dus à la tuberculose et au paludisme et que plus de 24 millions d’apprenants - du niveau pré-primaire au niveau universitaire - risquent de ne jamais retourner à l’école.

Au-delà du système financier, c’est tout le système multilatéral qui a montré son essoufflement et son incapacité à présenter des mesures justes et ambitieuses envers les pays en développement et les pays les plus vulnérables, et ce, sur toutes les questions sensibles, notamment les questions environnementale et climatiques et sur de nombreux autres risques auxquels sont confrontées les populations de ces pays, généralement dans l’hémisphère sud de la planète.

Antonio Guteres pose des questions de fonds, en particulier celle relative à la taxonomie ou l’architecture financière mondiale qui doit être revue et refondée sur de nouvelles bases et potentiellement sur de nouvelles normes. Comment cela peut-il se faire ?

Ceci ne peut se faire sans remettre en question de manière frontale le modèle économique des banques multilatérales de développement. Dans son alerte au Forum économique mondial concernant le changement climatique, il a appelé les dirigeants mondiaux à présenter des plans de transition crédibles et transparents pour atteindre des émissions nettes nulles et à soumettre leurs plans avant la fin de l’année. Cependant, ce discours n’est pas perceptible par les pays africains qui sont très loin de la priorité zéro émission nette en carbone, et ce, pour des raisons évidentes liées aux conditions financières et économiques de ces pays mais également à leur non-responsabilité dans la dégradation du climat.

Je pense que l’impasse climatique dans laquelle se trouve la communauté internationale pose plutôt des questions en lien avec la responsabilité morale et juridique des pays principaux émetteurs de gaz à effet de serre. Ces deux responsabilités qui sont les fondements même de l’équité climatique. Il y a donc lieu de souligner l’impérieuse nécessité de soulever l’extrême urgence de mobiliser des fonds pour l’adaptation de l’Afrique face aux changements climatiques.    

Estimez-vous que la transition vers la zéro émission nette doit être fondée sur des réductions d’émissions réelles et ne pas reposer essentiellement sur les crédits carbones et les marchés parallèles ?

Oui, mais cela pose aussi la question de la volonté réelle des grands émetteurs de CO2, entre autres GES, à s’engager de manière volontaire dans un démantèlement de leurs industries qui polluent le climat et la possibilité qu’ont les pays en développement et les pays africains à pouvoir auditer les industries de ces pays de manière transparente et totale. Ces pays sont-ils prêts à cet exercice, j’en doute, compte tenu de la facture économique et sociale d’une telle démarche, voire de la facture politiques que cette démarche pourrait entraîner pour certains dirigeants ou parties politiques au pouvoir dans ces pays.

Pour le Secrétaire général de l’ONU, les multiples crises d’aujourd’hui aggravent les chocs sur les pays en développement, en grande partie à cause d’un système financier mondial injuste, court-termiste, sujet aux crises et qui exacerbe les inégalités. Quel est votre avis au sujet de ses propos ?

Je crains que ce cri de détresse du SG des Nations unies ne soit détourné par les institutions financières internationales pour créer un nouveau marché financier juteux mais sans pour autant régler les questions de fonds. Ces institutions maîtrisent parfaitement les rouages de tels mécanismes, notamment à travers la couverture des assurances du risque climatique par exemple ou encore les compagnies de réassurances qui pourraient encore trouver de nouvelles niches sur des activités non éco-compatibles qui seront développées en Afrique. Le Secrétaire général des Nations unies a souligné l’accès aux financements en mentionnant «financement abordables». En d’autres termes, la mise en place de fonds et la mobilisation de financement n’est pas une garantie suffisante car les conditions d’éligibilité, les modalités et les procédures d’accès à ces financements sont tellement élevées et complexes qu’elles rendent ces financements caduques et ceux-ci restent finalement au stade promesses ou d’intentions de financement ou alors bénéficieront aux mêmes pays qui arrivent à satisfaire certains critères politiques ou réussissent à faire un lobbying gagnant auprès de ces instances et des pays émetteurs de ces financements.

Mettre 500 milliards de dollars par an à la disposition des pays en développement,  et convertir les prêts à court terme en dette à long terme à des taux d’intérêt plus bas ont été évoqués. Est-ce suffisant pour dédommager les pays ?

Le problème n’a jamais été dans les intentions mais dans les faits. Concrètement, et si l’on souhaite être cohérents avec l’ambition des ODD, ce chiffre est loin des attentes et des exigences. Si on prend uniquement l’exemple de la question de l’eau avec des chiffres effarants qui soulignent l’ampleur de la gravité de la situation où près 733 millions de personnes vivant dans un pays ayant un niveau de stress hydrique élevé ou critique et les projections n’aspirent malheureusement pas à une amélioration de la situation. En effet, 1,6 milliards de personnes n’auront pas d’eau potable gérée en toute sécurité, 2,8 milliards de personnes 1,6 milliard de personnes n’auront pas de services d’assainissement gérés de manière sûre et 1,9 milliard de personnes n’auront pas d’installations de base pour l’hygiène des mains. Pensez-vous réellement que ce chiffre va suffire. Si on rajoute à cela les financements qui sont nécessaires à l’adaptation des pays en développement, on constate que nous sommes encore loin des exigences. Je voudrais juste rappeler les estimations du GIEC (panel des experts des Nations unies sur le climat) qui considère, sur des bases scientifiques très solides, qu’il faudrait mobiliser entre 1600 à 3800 milliards de dollars chaque année jusqu’en 2050 pour que le monde opère la transition vers un avenir à faible émission de carbone et évite un réchauffement supérieur à 1,5 °C. Ces chiffres ne tiennent pas compte des besoins financiers nécessaires pour la protection de la biodiversité mondiale. En réalité, les 500 milliards souhaités par M. Guteres constitueront un point de départ mais ne pourront certainement pas suffire à endiguer la dégradation du climat et la perte de la biodiversité, ni réduire la pauvreté ou permettre un accès meilleur à l’eau, l’énergie, l’éducation et la santé de manière adéquate. Il faudrait pour cela une transformation radicale dans les modèles de développement et dans le système de solidarité mondial. Cela ne peut bien entendu se faire sans une refondation juste, équitable, représentative, innovante et ambitieuse du système multilatéral mondial.

Pour inverser cette tendance, il est recommandé de créer une nouvelle architecture financière internationale qui garantirait que le financement soit automatiquement investi pour soutenir des transitions justes, inclusives et équitables pour tous les pays. Pensez-vous que cela soit réellement concrétisable ?

La question est plutôt qui doit piloter l’ingénierie d’un tel processus qui devrait conduire à un nouveau système de financement ? Les pays en développement sont-ils dans une position, sachant que la majorité d’entre eux sont plutôt des demandeurs qui leur permet de peser sur les critères d’éligibilité, sur les modalités d’accès aux financements et pourront-ils exiger un volume financier et mettre en place le système de transparence pour tracer les sources de financement, leur répartition et leur utilisation ? Ce rôle a toujours été joué par les grandes puissances et les pays émetteurs de ces financements. Pourquoi ces derniers accepteraient-ils de nouvelles règles du jeu ? Personnellement,  j’en doute. Les questions politiques, pour ne pas dire les positions politiques des pays en développement seront-elles un obstacle à une telle réforme du système financier mondial. Je pense qu’il y a lieu de rester pragmatique et réaliste concernant les chances d’une refondation juste et ambitieuse de ce système.

Le système financier mondial actuel a été créé à l’origine pour fournir un filet de sécurité mondial en cas de choc. Comment est devenu celui dans lequel la plupart des pays pauvres ont vu leurs paiements au titre du service de la dette monter en flèche de 35% en 2022, et donc laisser les pays du Sud plus sensibles aux chocs ?

Ce système n’a jamais été juste et sa préoccupation n’a été qu’en apparence le soutien aux pays endettés. En réalité, il y a une véritable course vers les ressources naturelles, en particulier certains minéraux et de nombreuses espèces vivantes ; celles en particulier qui constituent les leviers de la puissance technologique et industrielle de demain. Ces ressources sont souvent abondantes dans des pays endettés. Le maintien de ces pays dans une position multi-vulnérable facilite l’accès à ces ressources. Les bailleurs de fonds et les banques en particulier n’ont pas pour vocation de faire dans la charité et je ne suis pas certain qu’une reconfiguration du système financier, en tout du financement d’aide au développement et celui visant en particulier les ODD, puisse trouver les ressorts à court terme pour réduire la vulnérabilité financière de ces pays en développement et les pays pauvres qui ont une dette et/ou un service de la dette qui empêche toute ambition objective sur les ODD.   

Les pays en développement ne disposent pas des ressources dont ils ont besoin de toute urgence pour investir dans la relance, l’action climatique et les ODD. Cela va donc les mettre forcément encore plus en retard lors de la prochaine crise - et encore moins susceptible de bénéficier des futures transitions, y compris la transition verte. N’est-ce pas ?

A l’évidence, dans un tel contexte marqué par la rareté des ressources financières et la multiplication et la diversification menaces, il est tout à fait légitime que les pays en développement orientent leur propre financement vers leur sécurité, l’alimentation, l’éducation et la santé ainsi que vers les grandes infrastructures publiques. Si on prend le cas de l’Algérie et l’investissement lourd dans les infrastructures de l’eau, en particulier ceux de la mobilisation (barrage) ou de la production d’eau non conventionnelle (dessalement de l’eau de mer), le pays n’a pas attendu les financements extérieurs compte tenu de la connexion de la disponibilité de l’eau avec la sécurité alimentaire, environnementale et sanitaire du pays. La transition verte a un coût qu’il est difficile à supporter à court terme et les pays en développement doivent revoir leur priorité en permanence et évaluer les conditions de réalisation de leur ambition. La conférence de Rio en 1992 et le cadre d’action qui l’avait suivi avait nourri un grand espoir quand à la possibilité d’une solidarité internationale sur les questions du développement durable et en particulier dans les pays en développement. 30 ans après, il est objectivement permis de douter de la sincérité des pays émetteurs du financement d’aide au développement et de leur réelle volonté à accompagner une transition verte partout. Malheureusement, aucun signal politique fort et concret ne vient des grands émetteurs de GES pour espérer inverser la tendance, ou au moins réduire le rythme des émissions.

Où en est d’ailleurs le fonds créé en Egypte ?

Le financement des pertes et dommages qui avaient été le point probablement le plus important discuté au cours des derniers jours de la COP 27 qui s’est déroulée à Charam Al Cheikh en Egypte, en décembre 2022, vise à soutenir financièrement les pays en développement qui sont exposés à des catastrophes inévitables liées aux changements climatiques. Concrètement, cela veut dire financer la reconstruction des maisons, des écoles, des hôpitaux et des stations de traitement des eaux usées qui ont été endommagés ou démolis suite à une catastrophe liée au changement climatique. Le financement des pertes et dommages couvre aussi l’indemnisation des pertes non économiques, telles que celles liées à la vie culturelle, aux connaissances traditionnelles, à la santé et au bien-être. Pour cela, un fonds a été décidé lors de la COP 27, sauf que le chemin est encore long car il s’agit ici la COP28 pour le comité de transition qui a été mis en place à cet effet de préparer un document de travail et si possible un projet de décision qui clarifie les sources de financement, les conditions d’éligibilité à ce fonds, les modalités de financement et les modalités de transparence et d’efficience liées à ce fonds. Tout ceci n’est pas une mince affaire, et connaissant le système de préparation de ce type de document et les négociations qui entourent un tel processus, je crains que nous sommes partis pour de nombreux rounds alors que le temps des dégâts dus aux changements climatiques lui n’attend pas, il s’accélérer même. Pour mettre en cohérence la déclaration du secrétaire général des Nations unies sur le financement, voici une opportunité pour les Nations unies et de son système multilatéral de démontrer que des actes concrets peuvent être joints aux déclarations et produire des résultats concerts sur ce sujet. «Wait and see» au cours des prochaines mois pour jauger ce décalage.

Selon vous, toutes ces déclarations vont-elles rester au stade de déclaration seulement ou auront-elles échos ?

Difficile de se prononcer, mais objectivement et compte tenu de toutes les déclarations précédentes type «COP de la dernière change», «urgence climatique», «l’inaction n’est plus permise», permettez-moi de douter d’une concrétisation rapide et ambitieuse. En réaction aux conclusions du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat sur la transition énergétique, le Secrétaire général de l’ONU avait bien souligné que les gouvernements du monde entier doivent réévaluer leurs politiques énergétiques, car le monde deviendrait inhabitable. A la veille de la COP 27, des déclarations du genre «c’est maintenant ou jamais» ou «coopérer ou périr».

Que recommandez-vous justement pour que les choses bougent réellement ?

Humblement, je pense que les solutions sont connues qu’elles soient de type gouvernance, technique ou financière. Le constat est là, un système multilatéral essoufflé, des solutions technologiques  du climat ne sont pas accessibles aux pays en développement et ceux qui sont les plus vulnérables face à la dégradation du climat, un maque de transparence total sur les flux financiers dits climatiques et une absence de volonté de partager les brevets industriels et l’innovation, au nom de la justice climatique, avec les pays qui ont le plus besoin pour s’adapter  aux effets adverses des changements climatiques et enfin un système, voire un modèle de financement du développement et d’aide au développement qui ne fonctionne pas. C’est sur ces leviers qu’il va falloir agir. A mon avis, il est crucial que de nouvelles alliances climatiques, environnementales et sur le développement durable doivent émerger des pays en développement et des pays africains en particulier, ces alliances doivent agglomérer autour d’elles les émetteurs des financements extérieurs construits autour de nouvelles règles plus éthiques et tenant compte des intérêts des pays africains. En outre, il est important de faire une lecture croisée et de tirer les enseignements nécessaires de ce qui s’est produit sur la scène internationale au cours des quatre dernières années. En effet, l’inflation, la dette extérieure et les taux d’intérêt en hausse réduisent les chances de nombre de pays en développement d’atteindre les ODD. La pandémie est passée par là, et l’inefficacité du modèle d’aide au développement dans ces pays a démontré toute sa faillite alors que l’investissement dans les infrastructures de données et d’information qui est fondamentale pour la gestion des crises dans les années à venir trouve peu d’investissement dans la majorité des pays en développement. Les différentes crises générées par la pandémie de Covid  a révélé l’importance de disposer de données fiables pour le maintien des fonctionnalités des secteurs névralgiques liés directement aux ODD.

Où en est l’Algérie dans tout ça ?   

Dans le cas des ODD, des résultats très satisfaisants ont pu être réalisés et mesurés et pour lesquels les pouvoirs publics continuent à fournir des efforts considérables. C’est le cas des ressources en eau avec une mobilisation renforcée, une accessibilité et une qualité améliorées. Il en est de même pour l’énergie. Nous pouvons noter également l’amélioration du cadre de la sécurité alimentaire et sanitaire du pays. Sur les ODD strito sensu environnementaux, des efforts ont été déployés et des progrès sont enregistrés. Il me semble qu’il y a lieu d’avoir un débat national avec toutes les composantes concernées sur les choix en matière de déchets, la lutte contre le biopiratage et la biosécurité ainsi que la protection du littoral et de l’écosystème marin. De même que le sujet de fiscalité environnementale doit être posé sur la table. Le chantier de la conscientisation écologique de la société algérienne et de la responsabilisation environnementale des entreprises est probablement le plus important et le plus exaltant qu’il est nécessaire d’investir avec une nouvelle approche qui tienne compte du fonctionnement des nouvelles générations qui sont plus numériques et moins sensibles aux discours mais plutôt portées par les actes, même simples mais directement perceptibles au quotidien.   

Quel rôle doit-elle jouer ?

Au cours de ces trois dernières années, je pense que nous avons été témoins en tant qu’Algériens du repositionnement stratégique de notre pays dans ses différentes profondeurs avec une certaine reconfiguration de nos relations en fonction des priorités du pays et de ses intérêts à court, moyen et long termes. Ce repositionnement stratégique est en train de donner un rôle important à notre pays sur différentes questions. Il me semble que l’Algérie peut et doit aussi sur les questions environnementales, climatiques et sur des sujets liés au développement durable jouer un rôle de catalyseur, compte tenu des connexions entre l’écologie, le climat, l’industrie et la géopolitique. Le président de la République, Abdelmadjid Tebboune,  a annoncé la consécration d’une enveloppe d’un milliard de dollars pour financer le développement en Afrique, et ce, à travers l’Agence algérienne de coopération internationale pour la solidarité et le développement, ceci s’inscrit directement dans la perspective d’une solidarité avec les pays africains en matière de développement durable et de la résilience du continent face aux multiples crises et convoitises qui le guettent. 

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