Il est vrai qu’il est prématuré d’évoquer le concept de l’Economie sociale et solidaire (ESS) en Algérie, même si dans la réalité une panoplie d’organisations, d’activités et de pratiques répondent fondamentalement aux principes et valeurs défendus par cette nouvelle voie qui propose une alternative économique responsable et humaine.
Certes, sa conceptualisation n’est pas encore stabilisée dans le champ de la recherche académique, vu les écueils d’hybridation dans les représentations dominantes de la sphère étatique et de la sphère marchande. Cependant, ce qu’il faut retenir, c’est la résurgence de l’ESS dans le temps et dans toutes les régions du monde et son mouvement permanent de remise en cause à la fois du sophisme économiste et du totalitarisme communiste.
C’est même une fille de la nécessité qui devient de plus en plus incontournable et inévitable, dont l’ambition réelle, au-delà de ses revendications sociales, est la démocratisation économique et politique d’un système de production vulnérable et insoutenable qui ne cesse d’enregistrer des crises majeures comme celle du coronavirus.
Cette contribution va tenter, dans un premier lieu, une vulgarisation des alternatives proposées par l’ESS et discutera, dans un deuxième lieu, des quelques jalons et perspectives de son institutionnalisation en Algérie.
Si la crise financière mondiale de 2008 a dévoilé l’impasse de la globalisation financière et le piège de la financiarisation de l’économie, l’inédite crise sanitaire du coronavirus a montré à l’humanité combien le monde est si vulnérable et que le mode de développement technologique effréné le conduisait droit vers la destruction. «L’électrochoc sera-t-il suffisant pour faire enfin prendre conscience à tous les humains d’une communauté de destin ? Pour ralentir notre course effrénée au développement technique et économique ?» s’interroge Edgar Morin (2020).
Le confinement de plus de la moitié de la population mondiale pendant plusieurs mois et le recul historique de l’activité économique ont ébranlé la pensée unique prédominante de tout marché et l’obsession maximaliste des profits. Bien que le capitalisme des plateformes, surtout les GAFAM, ait transformé cette crise en opportunité, des interrogations radicales et existentielles ont brillé et envahi les interfaces des écrans, des plateaux de télévision et des espaces publics de discussion et d’interconnaissance.
La Bundesbank (Banque centrale de l’Allemagne) connue par son inflexibilité par rapport à sa doctrine d’orthodoxie monétariste a fini par céder devant la politique monétaire expansive à laquelle a recouru la Banque centrale européenne (BCE) pour sauver les économies de l’Union européenne (UE). La Réserve fédérale américaine et la majorité des Banques centrales des pays développés ont lancé également de vastes programmes de rachat de dettes et d’obligations d’entreprises avec une prise de risque excessive.
Pour faire face à la crise, les émissions nettes dans la zone euro ont dépassé les 1100 milliards d’euros et la Bundesbank a figuré parmi les gros acheteurs. Il s’agit dans les faits de la réédition de la politique monétaire au service de la finance qui avait été administrée lors de la crise de 2008 par les Etats développés. Il est vrai que la tradition de socialisation de la crise par l’Etat qui venait souvent au chevet des bailleurs de fonds et des grandes entreprises est loin d’être remise en cause.
Quand le tout-marché est en crise, la redistribution de l’Etat est toujours sollicitée. Mais aussi, force est de reconnaître que le souci du moins temporaire de privilégier le développement humain sur l’équilibre des finances publiques a marqué les deux années de crise.
Pour R. Boyer (2020), «la décision de nombreux gouvernements de donner la priorité à la défense des vies humaines par rapport à la poursuite de la normalité économique inverse la hiérarchie traditionnelle instituée par les programmes antérieurs de libéralisation, qui avait affaibli le système de santé».
Cette inédite crise du coronavirus avec ses signaux apocalyptiques a réitéré encore une fois l’impératif de la solidarité humaine, de la durabilité, du lien social et de la coopération internationale. Des questions radicales ont été posées, comme la rupture avec le «Consensus de Washington», et le changement de paradigme. «Il est temps de changer de voie pour une protection de la planète et une humanisation de la société», selon E. Morin (2020).
Justement, l’ESS constitue l’une des voies alternatives qui proposent fondamentalement une nouvelle approche affranchie de la pensée disjonctive et réductrice néolibérale.
Elle dénonce, d’une part, le paradigme économique dominant basé sur les postulats de l’individualisme méthodologique, de la rationalité instrumentale et de l’obsession maximaliste des profits, et soutient, d’autre part, le ré-encastrement du fait économique dans le fait social, politique et culturel pour mieux appréhender les logiques des acteurs, les institutions et les structures.
L’autonomisation du champ économique prônée par l’idéologie libérale et néolibérale a limité même l’intégration de la science économique dans les sciences sociales. Pour Karl Polanyi, (1886-1964), «l’économie humaine est […] encastrée [embedded] et englobée dans des institutions économiques et non économiques. Il importe de tenir compte de l’aspect non économique.
Car il se peut que la religion et le gouvernement soient aussi capitaux pour la structure et le fonctionnement de l’économie que les institutions monétaires ou l’existence d’outils et de machines qui allègent la fatigue du travail». C’est cette démarcation socioéconomique et politique qui donne le vrai sens aux organisations, institutions et pratiques collectives de l’ESS ou de ce qu’on peut également qualifier de «l’autre économie».
La résurgence des principes et valeurs de l’ESS vise à concilier à la fois l’utilité sociale, l’utilité économique et l’exigence environnementale et démocratique. Elle n’est ni une économie charitable qui ambitionne de faire de l’action caritative un droit, ni un palliatif ou une économie d’insertion pensée uniquement comme un secteur de transition, une digue vers l’économie de marché (Eme et Laville, 2004).
Le fonctionnement des coopératives, des mutuelles, des organisations de micro-finance et des entreprises sociales est basé sur les principes de la «lucrativité limitée», de la répartition équitable des bénéfices (un homme égal une voix) et la délibération démocratique (Dacheux. E, 2010). Les fondations, les associations, les organisations du commerce équitable sont animées par les valeurs de la solidarité, de la démocratie et d’engagement citoyen.
L’ESS est une réalité multiple et prend des formes, des statuts et des pratiques en fonction des trajectoires socioéconomiques, politiques et historiques de chaque pays.
C’est pourquoi il est très difficile de la créner. Mais, nous empruntons la définition donnée à l’ESS par Peter Utting, ancien président de l’UNTFSSE et directeur adjoint de l’UNRISD : «L’économie sociale et solidaire englobe les organisations et les entreprises qui : 1) poursuivent des objectifs économiques et sociaux (et souvent environnementaux) explicites ; 2) maintiennent, sous des formes et à des degrés divers, des relations coopératives, associatives et solidaires entre travailleurs, producteurs et consommateurs ; 3) pratiquent la démocratie et l’autogestion au travail. L’ESS comprend les formes traditionnelles de coopératives, de mutuelles, ainsi que les groupes d’entraide de femmes, les groupes forestiers communautaires, les organismes d’aide sociale ou de ‘‘services de proximité’’, les organisations de commerce équitable, les associations de travailleurs du secteur informel, les entreprises sociales et les systèmes de monnaie communautaire et de financement alternatif».
Nous remarquons que cette définition fait référence à plusieurs réalités organisationnelles et institutionnelles de l’ESS (plusieurs formes et types de statuts) et résume ses principes et objectifs, en l’occurrence la conciliation entre l’exigence sociale, l’exigence économique et l’exigence environnementale et la gestion démocratique.
En France, à titre d’exemple, on désigne par économie sociale les organisations à but non lucratif : coopératives, mutuelles, association et fondations. Mais, le concept de l’économie solidaire désigne souvent des initiatives diverses qui sont faites par des actions multiples en combinant des actions marchandes et non marchandes publiques ou privées.
Pour J. L. Laville (2007), l’économie solidaire a une dimension démocratique dans l’appropriation des acteurs des espaces publics de proximité. On relève également à travers cette définition l’intégration des organisations informelles et les pratiques monétaires et financières communautaires dans l’ESS. Ces pratiques, on les retrouve très fortement présentes dans certains pays d’Amérique du Sud (Bolivie, Brésil, Equateur, Venezuela, etc.) et dans les pays africains (les pays subsahariens, les pays du Maghreb, le Cap-Vert, etc.).
Elles sont généralement désignées par l’économie populaire ou communautaire. En effet, malgré un consensus sur les principes et objectifs essentiels de l’ESS dans plusieurs pays, il en demeure que le choix des intitulés pour la définir, les périmètres des formes statuaires et le cadre juridique sont relativement différents et varient d’un pays à un autre.
C’est cela qui confirme justement la réalité multiple de l’ESS et son encastrement dans différents contextes socioéconomiques, culturels et institutionnels, ainsi que l’influence de la culture juridique et institutionnelle de chaque Etat.
L’enjeu de l’ESS pour l’économe algérienne, au-delà des formes statutaires anciennes notamment, de l’économie sociale (les coopératives et mutuelles), est dans l’inclusion des pratiques économiques très peu valorisées par la théorie économique et non identifiées par le champ formel et institutionnel public et privé. L’économie informelle en Algérie constitue la moitié du PIB.
De nombreuses pratiques de production agricoles, artisanales, industrielles, d’échange, de distribution et de financement sont enchâssées dans leur territoire socio-historique dans toutes les régions du pays et certaines sont même dotées de structures organisationnelles ancestrales.
En plus des organisations coopératives et mutuelles qui nécessitent une réforme juridique et organisationnelle approfondie, les pratiques économiques populaires et collectives peuvent être institutionnalisées sans être mutilées et avec la prise en compte de leur dimension multiple et leur spécificité socioculturelle.
Mohamed Achir