Forcément, son auteur a sagement attendu que s’accumule en lui le nombre des années pour qu’il dépasse ses appréhensions, lui l’ancien professeur de langue anglaise, averti de ce qu’exigence littéraire signifie. Covidium, la première nouvelle qui ouvre le bal d’une dizaine d’autres, est la plus longue.
Un personnage, en narrateur, tient un propos comme en voix off, pareillement qu’au cinéma, une passion que cultive El Keurti depuis son tendre âge et qu’il a bonifiée en devenant animateur de ciné club. On ne sait rien du narrateur, ni son nom, ni son âge, ni son sexe. Pour ce dernier détail, on l’apprend presque négligemment glissé au détour d’un accord en genre, d’un participe passé avec son complément d’objet placé avant lui, comme on l’apprenait à l’école d’antan, du temps où le presque septuagénaire Mohamed était écolier. De cette façon, des indices sont semés au fil des pages pour faire monter la pâte d’un travail d’écriture empreint d’une subtile inventivité.
Mais chut, ne vendons pas trop la mèche ! Ou plutôt, si, un petit peu quand même. Il y est question, comme dans les autres nouvelles, d’une situation en un infra monde, un univers quelque peu fantasmatique qui renvoie à notre pays soumis à une dantesque épreuve. Ainsi, dans Covidium, on est, par analogie, dans une glaçante intrigue à la manière de Soleil vert, un film de science-fiction réalisé par Richard Fleischer en 1973, un long métrage que doit forcément connaître l’indécrottable cinéphile El Keurti. Il y entretient une étrangeté, pas trop insolite, et se gardant de déraison, il administre à petites doses l’invraisemblable et le probable comme dans un conte tragique.
Avec Cycle, la deuxième nouvelle, on se retrouve dans un univers, à la fois fantastique et morbide, à l’exemple de celui que convoque dans ses œuvres le maître du genre, Allan Poe. Le frisson est assuré. Dans Décalage Horreur, contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord, le titre donne l’illusion d’un jeu de mots facile, alors que derrière, il y a plus de substance qu’il n’y parait. Le lecteur est également ramené au 7ᵉ des arts dans d’autres nouvelles, Mohamed ne pouvant décidément l’évacuer même dans son activité de littérateur, ce qui n’est pas un reproche à lui faire, les méandres qu’il fait suivre à ses personnages accroissent en densité ses récits, teintant le prosaïsme qu’il leur donne parfois d’une épaisse couche de fantastique. Ceci étant posé, si les sources d’inspiration ou de référence d’El Keurti ont été citées, cela ne signifie nullement qu’il est dans leur plate imitation, mais plutôt dans leur dépassement. Pour preuve, sa capacité inventive se distingue dans la caractérisation des situations, des lieux, des atmosphères et des personnages ainsi que dans l’art de surprendre par des effets adroitement huilés.
C’est dire si Les nouvelles de l’inframonde n’est pas seulement un bon moment de lecture dans la transfiguration du réel qu’il propose, mais aussi une réflexion sur notre univers au quotidien. Mieux, le tout est copieusement bien écrit, l’élégance du style de l’auteur nous y fait même renouer avec le point virgule, un signe de ponctuation qui a disparu de la littérature nationale.
Enfin, il faut reconnaître à El Keurti d’avoir renforcé le nombre d’un maigrelet peloton de tête constitué, à notre connaissance, de seulement trois autres auteurs qui ont inauguré un genre orphelin dans cette littérature. Il s’agit, pour ne pas ignorer leurs identités, de Safia Kettou, Ahmed Gasmia et Abdelaziz Otmani, sauf qu’à la différence d’eux, Mohamed consacre plutôt l’essentiel de ses nouvelles, huit sur dix, au fantastique qu’à la science fiction.
Mohamed El Keurti. Nouvelles de l’inframonde, 102 pages, Casbah Éditions.