Ould Abderrahmane Kaki, une école du théâtre algérien est un nouvel ouvrage qui vient d’être publié aux éditions Dar El Qods El Arabi. Il est coécrit par le professeur Mansour Benchehida, le professeur Lakhdar Barka Sidi Mohamed, Mohammed Berrached, Mohamed Boudene et Kamel Bendimred, qui ont tous connu, sous différents aspects, Ould Abderrahmane Abdelkader dit «Kaki», un des monuments du théâtre algérien.
L’ouvrage a été coécrit en collaboration avec l’association Cartena pour la culture et le théâtre de Mostaganem, avec le soutien de l’association Golden Kaki. La démarche de cette étude, très documentée, est bénévole et se veut un hommage à Kaki, ce géant du quatrième art algérien (1934-1995), auteur d’une quarantaine de pièces et de nouvelles. Dans cet entretien accordé à El Watan, le Pr Lakhdar Barka Sidi Mohamed, co-auteur de cet ouvrage, livre de pertinents éclairages.
Propos recueillis par Cherif Lahdiri
L’objectif affirmé par les co-auteurs de cet ouvrage qui regroupe une série de travaux de recherche est de mettre en exergue de part une diversité d’approches, le fait que le défunt grand dramaturge Kaki «a engendré une école de la pratique théâtrale». Qu’entendez-vous par «école» ?
Une école, c’est d’abord une institution dont les fonctions pédagogiques ont une finalité didactique. Les travaux produits par les différents coauteurs sont fondés sur un corpus authentique, énoncé par le dramaturge lui-même, révélant une relation cathartique avec Ould Abderrahmane Kaki. Cet aspect est très important, parce que certains écrits se sont faits à partir de sources secondaires. D’une part, la particularité de cet ouvrage est qu’il regroupe une somme de données informatives de sources premières. D’autre part, tous les coauteurs sont à la retraite et libérés de toutes les contraintes d’ambitions quelconques et entièrement mus par le seul souci didactique du partage d’un parcours de rencontres et de sagesse au contact de cette personnalité, moments qui peuvent contribuer au construit culturel de demain.
Dans cet ouvrage, il est souligné que «la particularité des contributions vient de la contemporanéité de leur conception avec le vécu du dramaturge, subséquente à des interactions écrites ou verbales, dont on peut sentir la profondeur cathartique des échanges». Qu’est-ce qui différencie cet ouvrage de ce qui a été écrit jusque-là sur Kaki ?
Si l’on fait bien attention à l’ensemble de l’ouvrage, on remarquera qu’il se présente en une suite de quatre grandes sections structurantes : La première est une présentation de l’œuvre et de l’homme par Boubene Mohamed, président de l’association Kaki d’or, fils de Mostaganem, et ayant beaucoup contribué aux festivals du théâtre amateur annuels de cette ville, en tant qu’acteur, mais aussi organisateur inconditionnel de ce remarquable événement culturel. Ceci lui a permis de reconstituer une documentation écrite, manuscrite et aussi audiovisuelle, grâce à l’association Cartena, présidée par Bouzidi Abdelkader. Ainsi les deux ont institutionnalisé ce capital informationnel dans le cadre de leurs associations, pour pérenniser la mémoire de l’activité théâtrale de leur ville de naissance, célèbre pour cette spécificité. La deuxième section revoit l’œuvre du dramaturge, avec cette singularité de l’approche dans son contexte.
Le Professeur Benchehida Mansour met en exergue la conjoncture heureuse de trois éléments étroitement imbriqués : un homme (Kaki) qui porte en lui le don de la représentation théâtrale, un groupe d’enfants du quartier (Tijditt), qu’il a su fédérer dans les années cinquante, et un moment de l’histoire nationale où les balbutiements du théâtre prennent en charge l’identité algérienne, après cent trente-deux années de traversée sociale en apnée. La troisième section consacre trois types de travaux universitaires, deux par le Professeur Lakhdar Barka Sidi Mohamed, dont l’un pionnier (1981) et le troisième par le Professeur Benchehida. Ces textes résultent d’une réflexion qui a établi la nature méthodologique de cette «noble aventure» en tant qu’objet de recherche universitaire en la faisant accéder au statut de l’institution académique du supérieur, en tant que matière culturelle patrimoniale.
La quatrième section aborde la fonction témoignage par deux entretiens, celui de Berrached Mohamed et le second du Pr Benchehida avec Mezardja Belkacem, un des derniers «compagnons de Kaki», toujours parmi nous. Ces deux textes constituent un regard croisé sur un itinéraire singulier de l’un des pères fondateurs de la troupe Mesrah El Garagouz. Le Pr Benchehida pose des repères autobiographiques, reconstruisant le parcours de ce personnage et s’inscrit dans une reconstitution de la mémoire de ce témoin particulier. Celui de Berrached, à dix ans d’écart du premier, interpelle l’affect sous forme d’un soliloque du souvenir. Il s’éloigne de l'événementiel pour faire resurgir les émotions de cette expérience singulière, de par sa longévité, l’abnégation de l’acteur et sa dimension altruiste dans une conscience artistique nationaliste. Le troisième article publié, en son temps, par Bendimered Kamel, l’un des journalistes préférés pour ses compétences synthétiques par le dramaturge, nous offre un condensé concis de l’homme de théâtre, qu’il a longuement côtoyé.
Evoquant les thèmes traités par Kaki, cet ouvrage décrypte : «Ses pièces sont souvent des fresques historiques ou légendaires qui transcendent la dimension humaine pour devenir un hymne permanent à la gloire d’un peuple, d’un passé de lutte, d’une tradition de grandeur qui a ses valeurs et ses héros». Quels sont les éléments de repérage, d’analyse et subsidiairement de l›examen discursif des thèmes abordés par Kaki ?
Là, on aborde les objectifs de l’ouvrage, que l’on va décrypter en trois étapes :
A) Réunir des faits constatés et observés par les auteurs eux-mêmes, car nous sommes dans une transition de l’oralité (véhicule des récits de vie du pays pendant la nuit coloniale) vers l’écrit. La première forme artistique à être exposée à l’oubli, voire la disparition, c’est l’expression théâtrale, pour trois raisons : Il y a d’abord son vecteur qui est l’arabe parlé, variété linguistique non reconnue, frappé du sceau de l’oralité «médium vulgaire», réalité langagière souvent méprisée.
Ensuite, les communautés sympathisantes/consommatrices culturelles de cet art s’expriment par des discours habituellement marqués par les stigmates du réel social, celui de leur vécu. Enfin, le discours de la scène est d’abord une pratique langagière et communicationnelle. Ce discours ne peut exister que par la réalisation d’un énoncé pour une perception cathartique immédiate par et pour un auditeur-spectateur interlocuteur qui doit se reconnaître dans ses héros et valeurs.
B) Ces préjugés discursifs sont liés au statut des idiolectes aussi bien des langues arabe que tamazight en Algérie au lendemain de l’indépendance.------La difficulté étant de transposer une variété linguistique populaire dans un théâtre institution culturelle officielle de l’Etat.
C) Ce discours s’est retrouvé clivé dans le paradoxe suivant : un succès langagier et populaire qui est resté dans la marge, confinement discursif du statut d’«amateur» avec une pratique semi-officieuse, souvent tolérée par rapport à un théâtre officiel subventionné et bénéficiant du statut administratif de professionnel.
L’ouvrage souligne que les œuvres de Kaki sont nourries par des influences multiples allant des histoires de sa grand-mère, aux meddahates, en passant par les poèmes de Chir El Melhoun, mais aussi par Berthold Brecht, en passant par Gordon Craig, Jezy Grotowsky ou encore Erwin Piscator… Est-ce une manière de dire que l’œuvre de Kaki a indéniablement laissé une empreinte gigantesque, liant le terroir et l’universalité ?
Cette question interpelle le point essentiel de la spécificité de cette «école» : c’est celui de la transposition d’un espace discursif traditionnel connu, pratiqué et célébré (en son temps) qu’est la «halqa» vers un édifice construit par et pour une autre tradition culturelle, européenne, héritée de la période coloniale. Le génie de Kaki est d’avoir reconnu, discerné les aspects universels de la représentation théâtrale dans la «halqa», et su en faire la sélection et la synthèse pour une transposition scénique moderne. Kaki a instinctivement compris que son acteur/diseur/conteur/performateur, communément appelé «meddah» possédait les techniques illocutoires qui impliquaient le lieu traditionnel de sa réalisation, son public, et les fonctions de la représentation, et qu’il pouvait de fait déplacer le spectacle d’une pratique «artisanale» vers une pratique esthétique dans le lieu de la modernité.
Avec sa troupe Mesrah El garagouz il a repris la particularité de l’échange interactif de la «halqa» où le public en cercle était invité à participer, parfois en donnant son avis et/ou après interruption de la narration pour une quête de quelques pièces à la ronde et connaître le dénouement de l’intrigue et de son héros. Ainsi Kaki, le metteur en scène, met en application les théories de Brecht (chants, chorégraphie et didascalies) et surtout de Gerzy Grotowsky (mettre le public sur la scène ou déplacer la scène dans le public). Son succès démontre qu’à aucun moment son public ne s’est senti dans le décalage ou la défamiliarisation culturels.
Kaki est lauréat du grand prix au premier festival maghrébin de Sfax en 1966, il a décroché la médaille d’or au Festival arabo-africain de Tunis en 1987 et la médaille d’or au festival du théâtre expérimental du Caire en 1989. Ce monument du théâtre est tout de même resté peu primé et n’a pas eu la reconnaissance qu’il méritait, notamment en Algérie !
Votre remarque est pertinente et elle souligne l’ambiguïté du rapport que nous entretenons à la notion «d’authenticité identitaire». Des expériences de représentations théâtrales en arabe dit «classique» ont eu lieu au début du XXe siècle et dans les années soixante-dix et elles ont été vivement rejetées par le public. Corollairement, les textes de Kaki, d’expression populaire, sont souvent restés uniquement dans les mémoires, et ont été par la suite pervertis, car réduits à des adaptations de l’intrigue bien éloignées du sens original dramaturgique du texte auctorial, cette caractéristique juridique n’étant reconnue qu’à l’écrit.