Parution. L’oiseau des français de Yasmina Liassine : Dédale dans le labyrinthe des origines

08/05/2024 mis à jour: 14:56
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Photos : D. R.

Après deux ouvrages scientifiques, la mathématicienne Yasmine Liassine publie son premier roman L’oiseau des Français. Une réflexion sur l’exil et le déséquilibre entre ses deux rives : la France de la mère et l’Algérie du père.

Tout commence par l’histoire de la dinde. Yasmina Liassine nous  transporte en 1962, au moment du départ de la population coloniale d’Algérie. Que faire de la dinde qu’une dame triste, de quitter sa ferme, confie à sa voisine ? En lui demandant d’en prendre soin. Prendre soin de l’oiseau des Français qui nous ont fait tant de mal ? Un oiseau que, traditionnellement, la population «indigène» ne mange pas dans ce milieu rural défavorisé et colonisé.

C’est du moins ce qu’écrit la narratrice qui fait de cet épisode bizarre le titre de son livre L’oiseau des Français, sa première fiction littéraire qui hésite entre récit à la plume, semble-t-il, en partie autobiographique et roman d’initiation pour se débarrasser d’un passé et d’une présence entre France et Algérie. Tour à tour, l’ouvrage devient aussi un essai où l’auteure livre ses sentiments non dénués d’émotivité, sur la transition, amère pour certains, entre décolonisation et période de l’indépendance.

Avec l’idée qu’il est vraiment dommage qu’un panachage ne se soit pas réalisé entre Algérie française et Algérie algérienne. Evidemment, l’oiseau qui ouvre le roman meurt, car on ne prend pas soin d’un oiseau de ceux qui nous ont tant dédaignés. Comme signe probable d’une impossible continuation ou transmission, à laquelle Yasmine Liassine, fille d’une mère française et d’un père algérien, suspend sa narration au fil d’une écriture voulue détachée mais sensible.

Se perdre dans la mixite impossible

Est-ce elle qui parle ou un personnage qui lui colle à la peau ? «Depuis plus de trente ans que je suis partie, à chaque fois que je suis dans l’avion entre Paris et Alger et quel que soit le sens du voyage, je me pose cette question simple : suis-je en train de partir ou suis-je en train de revenir ? (…) On reconnaît à ce genre de détails qu’il s’est passé quelque chose d’imperceptible, qu’on n’est plus exactement de l’endroit où on croyait être et que la notion même de place est un peu absurde».

Avec ce sentiment très fort d’un «labyrinthe», écrit-elle, où se perd un vécu entre deux pays. Elle parle d’où elle est, c’est-à-dire, des couples mixtes dont elle est le fruit pour broder avec élégance autour de la mixité perdue de l’Algérie.

Elle place dans la bouche d’un de ses personnages ce coup de cœur : «Oui, disait-elle sans cesse, l’Algérie était parfaite et la France coupable de tout, quiconque critiquait la moindre chose en Algérie était suspect de nostalgie coloniale, elle disait cela avec l’assurance que lui conférait sa chevelure blonde et sa haute stature, son mari algérien ne disait rien (…) il avait l’air effrayé de cet enthousiasme excessif dont il ne pourrait rien sortir de bon, que des désillusions, car il connaissait, lui, la réalité de cette société et se gardait bien de la porte au pinacle».

Une source subliminale de renouveau

Ainsi peu à peu le roman se nourrit de cette désillusion, devenant au fil des pages le porte-voix de tout ce qui ne va pas dans l’Algérie depuis 62 ans. Une lecture tout à fait courante aujourd’hui dans un pays en devenir avec ô combien de déchirures et de remises en question depuis 1962 : régime de parti unique pus démocratisation, menace islamiste, hirak… Un monde en mouvement après 132 ans de colonisation qui étaient loin d’être l’éden que construisent les souvenirs idéalisés, surtout par ceux qui n’en ont pas souffert vraiment.

Tout cela est traité dans ce roman de façon subliminale et au bout du compte, beaucoup trouvent dans le départ vers un ailleurs sublimé une source de renouveau… Avec cette sentence lourde : «Elle se tourna vers moi et elle lança, brusquement, les gens de ton âge, ils croient encore à ça (…) Six mois après, Selma était partie».

Il reste alors un goût amer, pour ceux qui partent comme ceux qui restent : sortir «du bain acide de l’histoire»… En sachant que l’histoire ne ressert jamais deux fois le même plat. L’Algérie a changé et change jour après jour. Avec cet aboutissement d’un pays «qui serait l’Algérie et rien d’autre». Avec, pour les transfuges, l’idée d’un aller-retour sans cesse recommencé vers la source, le seul endroit où finalement la lumière des origines subsiste.

Yasmina Liassine, L’oiseau des Français, Editions Sabine Wespieser, Paris, avril 2024.

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