Ouanassa Siari Tengour. Historienne : «Le charisme de Mostefa Ben Boulaïd a servi ses activités Nationalistes»

02/11/2024 mis à jour: 16:55
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Dans l’entretien accordé à El Watan, Ouanassa Siari Tengour, historienne au long cours, revient sur le déclenchement de la Guerre d'Algérie le 1er Novembre 1954 dans l'Aurès. Elle évoque, avec force détails, la genèse du mouvement dans cette partie du pays.

 «Contrairement aux idées reçues, cette région au relief montagneux, propice à l’isolement par absence d’un réseau routier conséquent, est à l’écoute des agitations extérieures. Les différents courants politiques du mouvement national surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : PPA-MTLD, UDMA, Association des Oulémas musulmans algériens, PCA sont implantés dans le massif de l’Aurès. Et dans les mines d’Ichmoul et de l’Ouenza, les syndicats CGT sont très actifs », détaille-t-elle. 


Entretien réalisé par  Nadir Iddir

 

 

La nuit du 31 octobre au 1er novembre dans l’Aurès a été marquée par une série d’attentats, provoquant la mort de trois soldats. Le lendemain, un instituteur français est tué dans l’attaque d’un car assurant la liaison entre Arris et Biskra. Comment s’étaient constitués les premiers groupes de maquisards ? A-t-on une connaissance suffisante des premiers éléments de l’ALN (composition, dirigeants, régions d’origine, armement, etc.) ?


Les principales actions de sabotage (transformateur électrique, ponts minés, fourrages brûlés, attaques de casernes, de commissariat...) et attentats qui ont été commis dans la nuit du 31 octobre – 1er novembre 1954 sont l’œuvre de partisans, issus pour la plupart des rangs du PPA-MTLD et pour les principaux responsables de l’organisation paramilitaire : l’Organisation Spéciale (OS). Leur chef n’est autre que Mostefa Ben Boulaïd (1917-1956), dont le parcours est marqué par un passage en France à partir de 1937, le service militaire et la mobilisation durant la Seconde Guerre mondiale. Quand il rejoint les rangs du PPA, il s’investit pleinement dans l’organisation du parti. A la création de l’OS, il en est un  membre particulièrement actif dans la mise en place de ses structures. Il met sa fortune au service de la cause nationale. A la reconduction de l’OS par le Congrès du MTLD au mois d’avril 1953, Ben Boulaïd, qui a su préserver ses groupes, n’a aucune peine à les réactiver en vue du passage à la lutte armée.  Membre du CRUA, puis des «22», il est désigné pour diriger l’Aurès, soit la Zone 1 du nouvel organigramme décidé par les six chefs historiques. Ce que les gens de l’Aurès appellent déjà «Hizb el thawra» est l’œuvre de militants qui secondent Ben Boulaïd. Il s’agit de Bachir Chihani, des vétérans du parti Messaoud Bellagoune, Abidi Mohamed Tahar dit Hadj Lakhdar, Ahmed Azoui, Abdallah Meziti, Brahim Hachani, Bachir Ouartane, Aïssi Messaoud, Mostefa Boucetta, Haba Salah, Mahmoud Benakcha, du dynamique chef de la daïra de Batna Bachir Chihani alias Si Messaoud, «l’homme aux écritures» et j’en oublie. L’organisation de base part de la mechta avec une dizaine d’hommes, souvent appartenant à la même famille.  Ces hommes découvrent le discours politique de type moderne et les revendications qui l’accompagnent. Il reste à les préparer également à un nouveau mode de lutte : la guérilla révolutionnaire. Le rôle de Ben Boulaïd est capital. Il n’ignore pas que la lutte sera difficile, asymétrique face à une armée moderne bien équipée. Aussi, seule l’association de la pratique de la guérilla à la guerre subversive est en mesure d’affronter les forces armées de la France. L’entraînement au maniement des armes, des explosifs, du sabotage, le repérage des zones de repli doublés de recommandations particulières, comme celle de ne pas s’attaquer aux civils européens, d’observer le secret, le recours à l’embuscade, au harcèlement de postes militaires, à la distribution de tracts, obéissent à cette logique comme ce fut le cas après le 1er Novembre. Quand on passe en revue la liste des actions confiées aux premiers groupes de partisans et disséminées à l’échelle de tout le massif,  on remarque la tactique savamment orchestrée qui devait inaugurer le début de l’insurrection nationale et qui ne ressemble en rien aux actes perpétrés d’ordinaire  par les bandits.


Pour l’heure, Ben Boulaïd, assisté de ce qui ressemble déjà à un état-major, convoque en deux endroits : - 83 partisans à Khanguet Haddada dans la maison des Belouakouas et  quelque 396 partisans à la dechra des Ouled Moussa chez Benchaïba. Les armes conservées depuis 1948 leur sont remises. L’heure du déclenchement et le lieu de l’action ne sont communiqués qu’aux chefs de groupe qui ont déjà prêté serment.


- Les groupes de Khenchela, avec une quarantaine d’hommes, sont placés sous la responsabilité de Abbès Laghrour.
- Les groupes du Khroub au nombre de 26 sont dirigés par Bachir Hadjadj.

Des liasses de tracts estampillés au nom du FLN et de l’ALN sont remis aux militants restants pour être distribués à des personnalités et aux autorités françaises. L’annonce de la guerre a pour objectif l’indépendance nationale à réaliser par tous les moyens. Enfin, Ben Boulaïd, Chihani, Boucetta, Azzoui Meddour, Adjel Adjoul se retirent dans la forêt de Tafrent Ouled Aïcha (lieu-dit du douar Tighnimine). Ils disposent d’un poste radio et guettent impatiemment les nouvelles en attendant le retour des agents de liaison pour le compte rendu des actions accomplies et des défections. Un point mérite d’être souligné, nombreux sont les ouvrages qui attribuent la mort regrettable de l’instituteur Guy Monnerot dans l’embuscade de Tighnimine à Bachir Chihani. Or l’auteur de l’attentat est Mohamed Sbaïhi. 


Quelle a été la réaction de l’administration coloniale dans cette partie du pays, réputée «sous administrée» ?

Sans attendre les déclarations officielles du président du Conseil, Mendès France, qui écarte toute idée de sécession et du ministre de l’Intérieur, François Mitterrand,  qui réitère le leitmotiv : «L’Algérie c’est la France», les premières mesures des autorités françaises conjuguent la mobilisation de toutes les forces de sécurité (police, gendarmerie, armée) pour intervenir rapidement dans les zones sensibles. 
Dès le 2 novembre 1954, les autorités françaises procèdent à l’arrestation de nombreux nationalistes algériens, pour la plupart des militants du MTLD, à Batna, Khenchela, Biskra, Arris… A la sous-préfecture de Batna se réunissent Jacques Chevalier, secrétaire d’Etat à la Guerre, René Mayer, le puissant député de Constantine, le général Cherrière,  commandant en chef de l’armée, le général Spillmann, commandant l’Est algérien, et Pierre Dupuch, préfet de Constantine, du sous-préfet Jean Deleplanque, et du colonel Blanche, commandant du secteur de Batna, tous s’accordent pour user de tous les moyens pour mettre fin aux troubles. Leurs espoirs sont suspendus à l’arrivée des parachutistes du colonel Ducourneau placé à la tête du 18e régiment d’infanterie dont la mission immédiate est d’abord de rassurer les centres harcelés (Arris et Foum Toub) par les hommes de Mostefa Ben Boulaïd, puis d’entamer «le nettoyage» de la région.

Dès lors, le cycle infernal de la répression est enclenché, modulé par les ratissages et les représailles de toutes sortes, dont les populations civiles souffriront beaucoup. «Tout pour l’Aurès», telle est leur conclusion. Le 19 novembre 1954, 50 000 tracts, rédigés en français, arabe et berbère, sont diffusés par l’aviation au-dessus des douars perchés dans les montagnes de l’Aurès. Sont visées principalement les populations des deux principales vallées, l’Oued Labiod et de l’Oued Abdi,  sommées de quitter leur douar. L’ordre est clair : «Musulmans  Vous ne les suivrez pas (les agitateurs) et vous rallierez immédiatement et avant le dimanche 21 novembre à 18h, les zones de sécurité avec vos familles et vos biens. L’emplacement des zones de sécurité vous sera indiqué par les troupes françaises stationnées dans votre région et par les Autorités administratives des douars.

Hommes qui vous êtes engagés sans réfléchir ! Si vous n’avez aucun crime à vous reprocher, rejoignez immédiatement les zones de sécurité avec vos armes et il ne vous sera fait aucun mal. Bientôt un malheur terrifiant s’abattra sur la tête des rebelles. Après quoi, régnera à nouveau la paix française !»

Cette décision inaugure la politique de regroupements forcés des populations d’Ichmoul, Yabous, Oued Taga, Ghassira, Zellatou, Kimmel…qui sera poursuivie, à une plus grande échelle, dès l’arrivée du général Parlange, qui prendra le commandement unifié de toutes les forces de sécurité et des services administratifs, pour la zone de l’Aurès & Nemencha, au printemps de l’année 1955.

Par ailleurs, les autorités militaires et administratives avaient éludé les aspects pratiques posés par l’exode de milliers de personnes. Rien n’a été prévu en effet pour l’hébergement des familles. Au jour du 26 novembre, à Touffana, un des points de ralliement fixé aux populations de l’Aurès, le sous-préfet se contente de rejeter «toute la responsabilité de ce retard» sur les présidents des djemaâs qui n’ont pas manqué d’attirer son attention sur cette épineuse question. 

Face aux bombardements intensifs effectués par la ronde des escadrilles, les populations sont mises devant le fait accompli et dès le 27 novembre, elles abandonnent leur dechra où il est interdit désormais de s’y rendre sans autorisation. Cet exode forcé des «populations loyales» comprend essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards. Aucun fusil ne fut récupéré !  La célérité avec laquelle les autorités françaises ont agi, pour tenter de rétablir l’ordre, fut fortement saluée par la presse qui rendait compte, au jour le jour, de l’évolution de la situation. 

Mais il n’y eut aucun article pour relater le mitraillage à bout portant de quatre femmes habitant les hameaux de Hambla, Akriche et Boucetta à T’kout, le 19 novembre 1954. Il s’agit de Mansourah Boucetta née en 1890, de Djemaâ Boucetta née en 1922, Fatma Djeghrouri née en 1927 et Fatma Berahail née en 1938 qui se sont opposées, les mains nues, aux parachutistes. Ceux-ci avaient donné l’ordre aux habitants de mettre le feu à leurs demeures… Pour réduire «la rébellion», les responsables militaires et civils lancent des expéditions punitives et de grandes opérations de ratissage systématique, au nom fleuri, dans les régions «contaminées» par le FLN.

L’opération «Verveine» est menée dans l’Ouenza, le 19 décembre 1954, dans la mechta de Bayad (douar El Meridj) avec l’aide de 3000 hommes ! Elle aboutit à l’arrestation de plus de 600 suspects. Le 22 décembre 1954 est déclenchée l’opération «Orange amère» contre les principaux responsables du MTLD. Le 23 décembre, l’opération «Violette» est lancée à l’assaut du Djebel Ahmar Khadou, le versant sud de l’Aurès, suivie de l’opération «Véronique». Elles sont complétées par un terrible blocus alimentaire dans tout l’Aurès. Les comptes rendus rapportés par la presse à grands cris semblent être la solution idoine à l’insurrection politique. De fait, ces mesures exceptionnelles ont entraîné la mort de Grine Belkacem, abattu au cours d’un accrochage au douar Taga, fin novembre 1954, celle de Sbaïhi Mohamed tué  le 5 décembre et de bien d’autres maquisards…

L’énorme machine de guerre (soutenue par l’artillerie, les blindés et l’aviation) commence à engranger des résultats, secondée par les services de renseignements qui identifient, au fur et à mesure des arrestations et interrogatoires, les responsables de l’insurrection. Les noms des frères Mostefa Ben Boulaïd et Omar Ben Boulaïd circulent dans la presse.

Précisons que les arrestations de militants n’ont pas cessé depuis le 2 novembre 1954. Les interrogatoires musclés que subissent les militants sont dénoncés par l’envoyée spéciale de l’Humanité à Batna, Marie Perrot, dès le 8 novembre, sous le titre : «Des tortures dignes de la Gestapo (lavages d’estomac, supplices électriques,) sont infligées à des Algériens détenus à Batna par la police.» Lors de la mission qu’effectuera Germaine Tillon dans l’Aurès (1), à partir de décembre 1954, elle interpelle le sous-préfet Deleplanque à propos de la pratique de la torture. Sa réponse se limita à l’élimination de la baignoire ! Fin novembre, on relève 650 militants dont la plupart seront écroués. Ils sont 749 à la fin de l’année 1954 pour l’ensemble de l’Algérie, selon le communiqué du cabinet civil du gouverneur général.

A la fin de l’année 1954, l’Algérie ne retrouve pas le calme et s’installe réellement, pendant plus de sept longues années, dans la guerre. En deux mois, les principales lignes des forces qui caractériseront la période de la Guerre de Libération nationale sont mises en place : la militarisation du pays avec l’arrivée incessante de renforts, le recrutement des harkis, les mesures d’exception comme le couvre-feu effectif dans l’Aurès dès le 1er Novembre 1954, les représailles couplées avec la responsabilité collective, les regroupements des populations civiles, le quadrillage militaire, les zones interdites, les arrestations massives, la pratique de la torture, la parodie de la «drôle de justice» qui se joue dans les tribunaux pour atteinte à la «sûreté extérieure de l’Etat», les restrictions appliquées à la liberté de la presse, à la circulation des hommes (assignation à résidence surveillée), l’internement dans les camps, les exécutions sommaires...  Ce sont précisément toutes ces mesures et leurs conséquences barbares qui radicalisent la lutte de Libération nationale déclenchée par le FLN aux prises avec une guerre totale.

 

Quels sont les facteurs qui ont favorisé l’enracinement du mouvement indépendantiste dans l’Aurès, «ce pays du bout du monde, coutumier des actions d’éclat des bandits d’honneur» ?  


Contrairement aux idées reçues, cette région au relief montagneux, propice à l’isolement par absence d’un réseau routier conséquent, est à l’écoute des agitations extérieures. Les différents courants politiques du mouvement national surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : PPA-MTLD, UDMA, Association des Oulémas musulmans algériens, PCA sont implantés dans le massif de l’Aurès. Et dans les mines d’Ichmoul et de l’Ouenza, les syndicats CGT sont très actifs. Chacune de ces tendances a contribué, à sa manière, à forger la conscience nationale.

Cette période a connu plusieurs consultations électorales qui ont mobilisé les militants du PPA-MTLD en particulier. Les campagnes électorales participent à la socialisation politique et vulgarisent toute une sémantique de l’émancipation de l’Algérie du joug colonial. Lors des élections des délégués à l’Assemblée algérienne (avril 1948), la candidature de Ben Boulaïd sort victorieuse. Mais l’ingérence de l’administration l’en prive en faveur du candidat de l’administration. Pour Ben Boulaïd, cet échec le conforte dans ses convictions. Alors qu’il est membre du Comité central du MTLD, il ne ménage pas ses efforts en faveur de l’organisation clandestine qu’est l’OS. Le choix rigoureux de ses membres lui assure des groupes dévoués à la cause patriotique et en attendant de passer à l’action, le secret des structures fortement cloisonnées est bien observé. De fait, à la découverte de l’existence de l’OS au printemps 1950, l’Aurès est l’un des rares bastions à avoir échappé à la répression policière.  Mieux encore, il va servir de refuge à de nombreux membres de l’OS recherchés, citons pour mémoire Lakhdar Bentobbal, Rabah Bitat, Abdesselem Habachi, Mekki Tlilani, Zighoud Youcef, Mostefa Benaouda, Slimane Barkat (ces trois derniers, après leur évasion de la prison civile de Bône/Annaba). Le mouvement indépendantiste va en tirer grand profit. Bentobbal rapporte dans ses Mémoires comment ses compagnons et lui-même ont transmis leur expérience aux militants de l’Aurès, en les initiant aux  méthodes d’organisation, offrant ainsi de nouvelles ressources à la résistance. Ils ont joué également un rôle important dans le rapprochement des nombreux bandits «d’honneur», une façon de taire les conflits et les rivalités latentes ou déclarées entre les différentes tribus. L’intelligence des militants de l’OS est d’avoir tenu compte du contexte social où les liens de parenté, solidarités communautaires sont mis à contribution dans la fabrication d’un horizon d’attente où pointe la force de l’idée de libération nationale. 


Qu’en est-il de l’armement ? 

Il convient de rappeler que la plupart des familles possédaient au moins un fusil comme l’attestent les décomptes réalisés par l’administration française au XIXe siècle. Les quelques monographies dont nous disposons pour l’Aurès soulignent aussi l’importance de l’exercice du métier de bijoutier souvent associé à celui «d’armurier». L’association de la possession des armes au phénomène du banditisme est donc à nuancer. 

A la création de l’Organisation Spéciale en 1947 (OS), la branche de l’Aurès est confiée à Mostefa Ben Boulaïd. Dans le courant de l’année 1948, le témoignage du militant Mohamed Assami(2) évoque les convois d’armes acquises auprès de contrebandiers, tantôt à El Oued (Oued Souf) tantôt en Libye et provenant des stocks d’armes abandonnées à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’un de ces convois est réceptionné en mai 1948, par Ben Boulaïd, avant d’être caché chez des militants à El Hadjadj chez Lakhdar Baâzi. Ce sont ces armes qui seront distribuées aux partisans du 1er Novembre 1954. Après la découverte de l’OS en mars 1950, un noyau de militants, ayant échappé à la répression, se retrouve clandestinement à Alger à partir de 1952. Il s’agit de Mohamed Boudiaf, Didouche Mourad, Mostefa Ben Boulaïd et Larbi Ben M’hidi. Alors que leur organisation est mise en veilleuse par le parti, ils décident de la reconstituer sans plus attendre en reprenant contact avec leurs anciens camarades. L’une de leurs préoccupations est de s’occuper de la logistique. Ben Boulaïd a pour mission de réactiver les filières du trafic des armes en Libye. Par la suite, Ben Boulaïd finança l’installation d’un atelier de fabrication d’explosifs destinés à ravitailler tous les réseaux de l’OS de l’Algérie. Cet atelier est abrité à El Hadjadj grâce à l’entremise de Baâzi et de Azoui. Une grande partie des explosifs est ensuite déposée avant distribution dans la boutique des frères Saïd et Messaoud Mechelek, située en plein centre de Batna. Ce dépôt est détruit par l’explosion spectaculaire du 19 juillet 1953.  Si l’affaire est rapidement étouffée, c’est grâce à l’entregent de Ben Boulaïd qui réussit à convaincre le parti de lui verser une somme de 250 000 anciens francs répartie entre plusieurs personnalités influentes (élus, caïd, avocats de la ville) (3). Est-ce cette affaire qui fait croire que Ben Boulaïd jouissait de «protection politique» ?  Par la suite les choses s’accélèrent : l’OS est reconduite lors du congrès du MTLD (avril 1953) dans un climat de crise qui aboutira à l’éclatement du parti. Pour le groupe des anciens de l’OS, l’heure n’est plus aux tergiversations mais à l’action. Le CRUA créé en mars 1954 dans une perspective de sauvegarder l’unité du parti aura une vie éphémère dès le retrait de Ramdane Bouchebouba et Mohamed Dekhli sur ordre du Comité central. La rencontre des «22» ouvre la voie à la lutte armée. Le 1er Novembre 1954, le FLN et son bras ALN déclenchent la Guerre de Libération nationale. La question de l’insuffisance des armes pour les maquisards décide Ben Boulaïd à entreprendre son voyage vers l’Orient le 23 janvier 1955, durant lequel il sera arrêté le 23 février de la même année dans le sud de la Tunisie. 

Pour rappel, au début de l’insurrection, Boudiaf et Ben Bella étaient chargés de la livraison des armes aux maquis, le premier à partir de Nador et Tétouan sur les côtes marocaines, le second à partir de la base de Tripoli où devait se rendre Ben Boulaïd.  Les premiers approvisionnements parviennent de l’Egypte dès le mois de décembre 1954 aux maquis de l’Aurès, en passant par la voie du Sud-Est. Empruntant la voie maritime, le Dyna et l’Instissar débarquent à leur tour des tonnes d’armes dans la région du Nador. Peu à peu, le trafic d’armes est mieux maîtrisé par la voie terrestre à partir de la Base de l’Est qui aura à compter avec la construction à la frontière Est du barrage électrifié. Par la voie maritime, les services de Abdelhafid Boussouf prennent le relais de Boudiaf et Ben Bella, malgré la surveillance de la marine française, responsable de l’arraisonnement de plusieurs bateaux.  A partir de 1958, la Yougoslavie, la Chine et l’URSS envoient des armes au FLN. Dans les années 1960, M’hamed Yousfi monte un atelier de mécanique en Allemagne de l’Ouest qui réaménage voitures et cars pour le transport clandestin d’armes qui réussiront à débarquer aux ports d’Alger, Oran, Bône/ Annaba, grâce à un réseau de complicités bien rôdé au port de Marseille. Ceci dit, les premiers maquisards acquièrent les armes récupérées lors des embuscades tendues aux convois de soldats français.

Est-il vrai que l’administration coloniale ignorait les activités clandestines de Ben Boulaïd ? Certains historiens, à l’instar de J.-Charles Jauffret, parle de «protection politique». Qu’en est-il ?

La personnalité ou si vous voulez le charisme de Mostefa Ben Boulaïd a servi ses activités nationalistes. De l’aveu de son entourage et de ses compagnons de lutte, ses qualités humaines forçaient le respect et c’est sans doute ce qui lui a facilité la tâche quand il fallait défendre un point de vue.  N’est-ce pas lui qui est envoyé auprès de Krim Belkacem pour le rallier au CRUA ? Auprès de Messali Hadj pour lui expliquer la finalité de la création du CRUA et la détermination des anciens de l’OS à libérer le pays par les armes ? De Lamine Debaghine pour qu’il s’engage à la tête du futur FLN ? Les services de renseignements n’ignoraient pas son implication dans le parti nationaliste le plus radical, mais sa réserve et son art de l’évitement l’ont prémuni des dangers d’une surveillance excessive. Ce fut, par exemple, le cas lors de l’explosion de Batna habilement résolue. Parler de «protection politique» me semble erroné.  Mais d’une façon générale, les renseignements fournissaient beaucoup d’informations auxquelles les responsables de la hiérarchie civile ou militaire n’accordaient que peu d’attention. A titre d’exemple, lors de l’opération «Aiguille» déclenchée à grands renforts, «un bandit» arrêté révèle, lors de son audition du 3 mars 1953, l’existence de groupes armés dont l’organisation n’a plus rien à voir avec le phénomène du banditisme habituel. Puisqu’il s’agit de groupes d’anciens militants de l’OS réfugiés dans l’Aurès. Obnubilés par l’aura de Messaoud Benzelmat, de Grine Belkacem, Berahaïl Hocine, Chebchoub Sadek, ces bandits d’honneur qui défrayaient la chronique, les autorités négligent l’importance de l’information.

De même, en Kabylie, à la récupération des archives de Krim Belkacem et l’arrestation de son agent de liaison Mohamed Achachi le 2 janvier 1954, on découvre l’existence d’une organisation paramilitaire dont la DST va s’emparer sans plus donner de suite. Ces rivalités entre services de renseignements sont critiquées par le général Cherrière, commandant de la Xe Région militaire, depuis le mois d’août 1954. Il préconise pour plus d’efficacité leur restructuration.  A la veille du 1er Novembre, l’administrateur de la commune mixte d’Arris fait part au sous-préfet Deleplanque de l’offre, moyennant finances d’un informateur, prêt à céder un document concernant les caches d’armes et un plan de soulèvement de l’Aurès. Deleplanque l’envoie immédiatement à Vaujour qui en saisit l’importance, au vu des renseignements déjà livrés par la PRG d’Alger. Le renseignement est communiqué à Paris. La réponse positive (à savoir récupérer le document contre versement d’une importante somme d’argent) arrive trop tard… La Guerre de Libération a commencé le 1er Novembre 1954. 


Qu’est-ce que la mémoire collective a gardé de ces premiers jours du grand soulèvement ?

Les moudjahidine ayant survécu – certains à plus de sept années de guerre – ont ressenti un grand soulagement, à la concrétisation de l’indépendance. Ils évoquent les débuts difficiles où armés de leur seule détermination, ils ont défié l’une des plus grandes armées du monde… Certains rappellent le souvenir de leurs compagnons tombés au champ d’honneur pour la patrie et commencent à leur offrir une sépulture digne de leur sacrifice.  Les premiers moments sont grands en émotions. Certains ont découvert leurs mechtas complètement détruites, leurs biens perdus et leurs familles éparpillées dans les camps de regroupement. Aussi le retour à la paix est-il difficile, particulièrement pour de nombreux maquisards. Les événements de l’été 1962 ont laissé un goût amer. Il a fallu s’atteler à réapprendre à vivre avec les souvenirs et vivre le présent avec ses contraintes. Or l’Aurès est une région pauvre, démunie des infrastructures nécessaires à la vie quotidienne. La première des nécessités pour ceux qui quittent les rangs de l’ALN est de trouver du travail. Le choix est soit de rester et continuer d’endurer la misère, prendre le chemin de l’exode rural ou celui de l’émigration plus lointaine. Les mêmes sentiments de soulagement et à la fois de détresse sont ressenties par la population civile. Le nombre important de veuves de chahid en attente de secours est un véritable casse-tête pour les premiers responsables de l’Algérie indépendante, autant que l’enfance à nourrir et à scolariser. Mais où trouver des maîtres dans une région qui en a été très dépourvue ?

Aujourd’hui, l’espace de l’Aurès est jalonné de plusieurs lieux de mémoire :  cimetières de chouhada, stèles commémorant le déclenchement de la lutte armée, musées entretenant la mémoire des hommes et des actions qu’ils ont accomplies. L’année dernière à pareil moment, j’ai vu des dizaines d’autobus déversant de jeunes lycéens à la dechra des Ouled Moussa. Ces citoyens de demain n’oublient rien de ce passé.N. I.
 

 

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(1) O. Siari Tengour, Germaine Tillion, « L’Aurès d’une mission à l’autre, 1934-1954 » in Armelle Mabon et Gwendal Simon, L’engagement à travers la vie de Germaine Tillion,Riveneuves Edition Bretagne, 2013.
(2) Ce témoignage m’a été communiqué aimablement par Dahmene Nedjar que je remercie. Mohamed Assami (1918- 2013) adhère au PPA au lendemain de sa création à Skikda. Responsable de la région de l’Aurès, il est membre du Comité central du MTLD (1947). A la création de l’OS, il est chargé par Mohamed Belouizdad, de désigner des militants sûrs. Il choisit Larbi ben M’hidi et Ben Boulaïd.   (3) Sur cette affaire, les détails sont abordés par Benyoucef Benkhedda, Les origines du 1er Novembre, éditions Dahlab, 1989 et Aissa Kechida, Les architectes de la révolution, éditions Chihab, 2006.   
 

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