Les spectateurs qui ont assisté au concert du samedi soir au TRO ont sans doute vécu des moments exceptionnels de musique grâce à la prestation du trio Jacky Terrasson.
Un jazz de haute facture proposé par le pianiste franco-américain du même nom qui n’est pas né de la dernière pluie pour avoir déjà apporté sa pierre à l’édifice. Les standards revisités sont ponctués d’incursions heureuses dans la variété (pas n’importe laquelle) et dans la musique classique.
Des thèmes parfois reconnaissables, parfois pas et autour desquels tournoient les envolées créatrices et entrainantes des trois musiciens (avec Sylvain Romano à la contrebasse et Lukmil Perez à la batterie) tantôt à l’unisson tantôt en dialoguant à trois. Sont sans doute excusés les petites imperfections dans les arrêts inattendus et les légers incidents de scène mais c’est dans l’esprit de cette musique où rien n’est vraiment programmé au millimètre près.
Des passages particulièrement inspirés et des ballades alternent avec des séquences de technicité tellement fortes qu’on a parfois l’impression que l’instrument se déchaine pour jouer tout seul. Entre les deux, avec un corps suintant, des entrées en transe paraissent comme celles de quelqu’un qui invoquerait l’âme des pères fondateurs et ils sont sans doute nombreux à s’entasser dans l’esprit du musicien français.
Les titres s’enchainent et les émotions aussi : Kiss Jeannette for me, My fanny Valentine, Sumer time mais aussi The Call, Smile ou Caravan. Parfois le musicien s’improvise percussionniste en tripotant l’intérieur du piano pour explorer d’autres sonorités suivies et soutenues dans une rare complicité par son batteur qui se prête au jeu. Un jeu dans les deux sens du terme conférant à l’ensemble une marque de fabrique.
De manière générale, Même dans la forme, il y a une signature Terrasson et on comprend bien ce que l’expression «avoir le rythme dans la peau» veut dire. Avec une formation musicale entamée très tôt, son orientation vers le Jazz a été déterminante pour sa carrière.
Le détail ne veut sans doute rien dire mais alors qu’il n’avait qu’une vingtaine d’années au milieu des années 1980, on apprend qu’il est crédité en tant que figurant dans le film Autour de minuit de Bertrand Tavernier, une histoire d’amitié entre un jazzman noir-américain (rôle principal tenu par un vrai saxophoniste de jazz, Dexter Gordon) et un dessinateur notamment d’affiches français passionné de jazz (rôle attribué à François Cluzet).
Une belle œuvre inspirée de la réalité (principalement Bud Powell accueilli par Francis Paudras lequel orientera plus tard Terrasson) qui, au-delà de l’intrigue montre le côté sombre et les excès (ici l’alcool mais aussi la drogue) de beaucoup de musiciens nés au début du XXe siècle et aux alentours des années 1920 mais aussi la place de Paris en tant que capitale européenne du jazz dans les années entourant la deuxième guerre mondiale, les années 1950 notamment.
Un «blues noir au pays des blancs» (expression hors contexte de J. M. Caradec). Une noirceur et une mélancolie à laquelle n’ont pas échappé les musiciens blancs comme Chet Baker et qui auraient très bien pu constituer une source d’inspiration pour les musiciens de l’époque qui ont laissé une empreinte profonde que les musiciens ou interprètes d’aujourd’hui ne cessent d’explorer. Un creuset pour une inspiration par procuration pour perpétuer la tradition.
Le piano lui-même n’a pas été toujours l’instrument de prédilection mais d’illustres interprètes le remettent à chaque fois au goût du jour pour ne citer que Thelonious Monk, auteur justement du titre Round Midnight. Jacky Terrasson appartient sans doute à cette lignée.