«Obéis et tais-toi» : En Colombie, sous le joug des groupes armés

06/12/2023 mis à jour: 05:05
AFP
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Ici tu obéis et tu te tais» : depuis au moins deux décennies, une vaste région du nord de la Colombie, dans le département de Bolivar, déjà naturellement isolée et délaissée par l’Etat, vit sous la coupe de trois groupes armés.Le sud de Bolivar, c’est la chronique tragique de l’interminable calvaire des populations civiles prises dans l’étau du conflit armé colombien. 

L’AFP a pu y accompagner une mission du Comité international de la Croix rouge (CICR), l’une des rares organisations internationales à travailler sur place. Selon un rapport de juin 2023 de l’Unité des victimes - un organisme public -, le Bolivar arrive en troisième position des départements les plus touchés par la violence, avec plus de 700  000 victimes (directes ou indirectes) recensées depuis les années 1960 et le début du conflit armé. 

Les statistiques sont rares mais par exemple, en 2020, 145 homicides ont été comptabilisés. Tant bien que mal et chacune à sa manière, les communautés y ont développé une stratégie de survie au gré des affrontements entre les groupes armés, les assassinats ciblés, déplacements et confinements forcés, les champs de mines et l’extorsion. 

Selon la Commission de la vérité, autre institution colombienne ayant trait au conflit, la «résilience de ces populations est extraordinairement puissante».L’île de l’or «Le sud de Bolivar, c’est une île» cernée par les bras du fleuve Magdalena descendant des contreforts de la Cordillère, explique la déléguée du CICR Sara Lucchetta, à propos de cette région en grande partie montagneuse de 17 000 km2 (soit presque la superficie du Salvador).
«Isolé et éloigné de tout, le sud de Bolivar est historiquement un territoire de guérillas et de violences. 

C’est aussi une zone de conflit dont on parle peu par rapport à d’autres régions», décrit-elle. Trois groupes y sont actuellement actifs : l’ELN (Armée de libération nationale) guévariste, la dissidence des FARC marxistes qui rejettent l’accord de paix de 2016. Et depuis deux ans les paramilitaires narcos du Clan del Golfo, les AGC ou «paracos» comme on les surnomme localement.Ces acteurs se disputent le contrôle de corridors logistiques vers ou venant du Venezuela voisin, et le contrôle des innombrables mines d’or artisanales dont les boyaux trouent la montagne comme un gruyère. Hormis quelques graffitis, la présence de ces guérilleros en tout genre reste néanmoins imperceptible, a constaté l’AFP dans les municipalités de Morales et Arenal. 

Les paysans vaquent à leurs occupations dans les plantations de maïs, patates douces et cacao. Des civils à moto et bottes de caoutchouc sillonnent les chemins escarpés et boueux, sous un soleil de plomb succédant aux orages. C’est une «main invisible», mais omniprésente, «silencieuse et menaçante», souffle Javier, 35 ans, l’un des leaders communautaires rencontrés au cours d’un périple entre plusieurs villages isolés. 
 

Des souris et des aigles

«Les gens ont peur. Ils sont sans cesse sur le qui-vive, dans l’attente des problèmes qui vont surgir, si des hommes armés vont venir à ta porte pendant la nuit», décrit Carlos, autre personnalité locale. La plupart d’entre elles, membres de comités communaux, ont dit craindre pour leur sécurité, s’exprimant anonymement. Les groupes armés ont des sympathies et des relais dans la population «mais les communautés essaient surtout de rester éloignées de tout ça», souligne Javier. «C’est une coexistence». «Il y a des règles avec lesquelles nous avons appris à vivre. Il est par exemple interdit de circuler la nuit», détaille-t-il. Pour l’achat d’une moto, il faut demander l’accord du commandant local et justifier la provenance de l’argent, explique un autre paysan.
 

Les gens ici ont l’habitude de parler d’un «calme tendu». Mais dès que des hostilités éclatent, «on se retrouve entre deux feux, les balles sifflent», raconte Wilson, 38 ans, autre leader communal. «Un jour nous sommes sous le contrôle de l’un, le lendemain de l’autre. 
Dans ces disputes territoriales, on se retrouve comme des souris apeurées avec un nid d’aigles au-dessus de nos têtes», renchérit Juan, la cinquantaine.
 

Toujours suspects

Il y a aussi l’armée, très peu présente, du fait notamment de l’immensité de la région. Mais quand elle intervient, «les guérillas deviennent jalouses, et c’est dangereux», euphémise Carlos, 65 ans, qui dénonce la «stigmatisation» des civils, suspectés au bout du compte par tous les belligérants d’être des «collaborateurs» du camp d’en face. Pour les leaders communautaires, très exposés et vulnérables, pas d’autre alternative que de dialoguer avec les groupes armés. «Ils ont les armes, j’ai les mains vides, je dois écouter ce qu’ils disent», reconnaît l’un d’entre eux.
Il leur faut aussi vivre au voisinage de champs de mines et autres engins non explosés. Aux abords des routes, ces zones sont parfois signalées par une pancarte à tête de mort signée du groupe qui les a dissimulées là. Au moins 10 personnes en ont été victimes en 2023, contre quatre en 2022, selon le CICR.
 

Toute cette insécurité, conjuguée à l’isolement, hypothèque en outre gravement l’accès à l’eau potable, l’éducation et la santé. Outre la petite agriculture et le travail harassant dans les mines d’or, «le seul avenir pour les jeunes, ce sont souvent les armes», déplore Javier.

La coca, devenue peu rentable, n’est presque plus cultivée. «Le vrai enjeu de la guerre ici désormais, c’est l’or !» souffle José, un ex-cocalero d’une quarantaine d’années, pour qui, «ici, tu obéis et tu te tais».Depuis une semaine, l’ELN et les AGC s’affrontent de nouveau, provoquant le déplacement forcé d’au moins 1400 personnes dans un «climat de peur et d’anxiété», selon le gouvernement. «Sans le conflit, nous vivrions plutôt bien. Les conditions sont rudes mais la terre est généreuse», commente Juan. «Le problème c’est cette guerre qui est une histoire sans fin.»
 

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