Najet Mouaziz Bouchentouf et Fadila Kettaf : «Il faut réfléchir sur les nouvelles manières de fabriquer les villes»

25/05/2022 mis à jour: 09:53
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Najet Bouchentouf (à gauche) et Fadila Kettaf (à droite) / Photo : D. R.

Enseignantes chercheures à l’USTO-MB, Najet Mouaziz Bouchentouf  et Fadila Kettaf ont porté le colloque international intitulé «La ville au temps de la Covid-19», organisé il y a quelques jours au Crasc (partenaire) par le département architecture de la faculté d’architecture et de génie civil. La première est maître de conférences, HDR (pour habilitation à diriger des recherches). La seconde est architecte-urbaniste et docteure en géographie et aménagement de l’espace. Elles nous livrent dans cet entretien quelques-unes des idées directrices qui ont émaillé les débats autour de cette question.

- Tout d’abord pouvez-vous nous donner une idée sur la problématique et le pourquoi d’un tel colloque ?

Najet Mouaziz Bouchentouf :

La ville au temps de la Covid-19. Quelles analyses et quelles approches pour la fabrique urbaine de demain ? C’est un colloque international pluridisciplinaire organisé par le département d’architecture de la faculté d’architecture et de génie civil de l’USTO-MB en partenariat avec le CRASC et porté par moi-même et ma collègue Fadila Kettaf, toutes les deux architectes et enseignantes-chercheures au département d’architecture d’Oran.

C’est avec beaucoup d’interrogations et d’incertitudes que nous nous sommes lancées dans ce projet qui a mis un an et demi à aboutir, nous avons eu trente-neuf communications et une soixantaine d’auteurs.

C’est un colloque qui s’est déroulé en mode hybride, certains communicants étaient présents et d’autres sont intervenus à distance depuis plusieurs villes algériennes, Béchar, Sidi Bel Abbès, Batna, Jijel, Béjaïa, Oran, Alger, Blida, Constantine, Tizi Ouzou, et des villes d’autres pays et d’autres régions, telles que Ouagadougou, Yaoundé, Kinshasa, Abidjan, les Emirats arabes unis, les villes françaises, Tahiti en Polynésie française, Anting en Chine, les villes en Amérique latine.

C’est dire la richesse des interventions et des débats rehaussés par la pluridisciplinarité et la diversité géographique des sujets présentés. Ce colloque est une occasion de faire le point sur la vie en ville durant la pandémie. Actuellement à travers le monde, la population vit plus en ville qu’à la campagne, d’où la pertinence du thème.

Cela fait plus de deux années que les villes et leurs habitants vivent au rythme de la Covid-19. S’il apparaît comme trop prématuré pour tirer des leçons de la Covid-19, il y a le risque d’oublier ses effets, même s’ils sont temporaires, sur la ville et ses composantes, s’il n’y a pas un inventaire et un bilan. C’est aussi le moment de mettre au jour les connaissances produites ou à produire sur le plan théorique ou pratique.

- Fadila Kettaf :

La ville dans ses formes et ses pratiques actuelles s’est avérée vulnérable face à la covid-19, en témoigne les restrictions de sorties, la réduction des activités et le confinement imposé.

L’objectif de ce colloque est double : mettre au jour les transformations, les adaptations et les innovations des espaces et des modes de vie induites par la pandémie mais aussi réfléchir sur les nouvelles manières de fabriquer les villes et les territoires pour une meilleure résilience urbaine (ou sur un urbanisme plus favorable à la santé).

Dans cette perspective, quatre axes de réflexion non exhaustifs ont été envisagés : formes urbaines et espaces publics, logement et vie familiale, travail et revenus des familles, histoire et mots de la ville.

- A la lumière de ce qui a été débattu lors de ce colloque, avons-nous assez de recul par rapport à la pandémie pour justifier des projections en termes d’urbanisme qu’on pourrait proposer aujourd’hui ?

Najet Mouaziz Bouchentouf :

L’hygiénisme du XIXe siècle, qui avait pour but de fabriquer la ville salubre et saine, garante de la santé de ses habitants, particulièrement les plus démunies (les ouvriers qui étaient mal logés), a mis 70 ans à se concrétiser. Nos règlements d’urbanisme d’aujourd’hui en sont un héritage.

L’ensoleillement, les espaces ouverts, etc., nous les devons au progrès des règlements urbains du XIXe siècle. Le XXe siècle, depuis les années 1970 et le choc pétrolier de 1973, a adopté le développement durable avec ses différents concepts et savoir-faire et nous sommes toujours à la recherche d’une meilleure durabilité. La Covid-19, c’est deux ans, c’est trop court pour affirmer avec certitude qu’un nouveau modèle de ville va se développer et qu’il sera en totale rupture avec l’actuel.

- Fadila Kettaf :

Ce que l’on peut dire avec certitude, c’est l’importance des espaces verts et ouverts et du renforcement de la nature en ville. Plusieurs communications ont mis en évidence l’investissement par les habitants des espaces délaissés, comme ceux entourant leurs quartiers d’habitat collectif, les jardins à proximité ou les forêts urbaines pour aménager des espaces de détente et de loisirs, mais aussi de jardinage pour renouer les liens sociaux tout en maintenant la distanciation physique.

Mais le regain d’intérêt pour ces espaces n’est pas nouveau, il est porté depuis déjà plus de deux décennies, notamment au Nord, par la ville dite durable répondant aux enjeux environnementaux où l’on pense à des éco-îlots, des éco-quartiers, voire des parcs habités, une manière, si l’on peut dire, de ramener la campagne en ville.

Où l’on pense aussi à réduire les déplacements et à favoriser la marche à pied, limitant ainsi l’utilisation de l’automobile et permettant de fait une réduction des émissions de CO2, de la pollution de l’air et du bruit.

Ces principes restent évidemment à renforcer en réintégrant la santé dans la conception des villes de demain, comme indiqué par quelques communicants.

- Le colloque a montré parfois ce qui pourrait apparaître comme paradoxal. C’est notamment le cas de la conférence sur la ville de Kinshassa (par Holy Holenu Mangenda, Ruffin Bakambana Ndambi et Rosette Muyulu Nzuzi) se basant sur les résultats de plusieurs enquêtes qui montrent clairement que les quartiers planifiés, disons plus huppés, de la capitale congolaise (RDC) ont été le plus touchés par la contamination que les quartiers populaires, avec un urbanisme plus anarchique et où il a été dit que même les services ne sont pas assurés de manière convenable. De manière plus globale, pourquoi les villes du Sud considérées comme moins adaptées ont-elles finalement mieux résisté ?

Najet Mouaziz Bouchentouf :

Oui cette pandémie est pleine de paradoxes et met à rude épreuve les évidences. La communication sur Kinshaha si elle prouve une chose c’est que les causes d’un effet Covid-19 sont toujours multifactorielles.

La pauvreté et le sous-équipement seuls n’expliquent pas tout, il y a d’autres facteurs à considérer pour expliquer les chiffres des contaminations, tels que la mobilité, le taux de dépistage.

La densité a aussi été évoquée et certaines études, comme celles présentées par Elkin Velasquez de UN-Habitat ont révélé que la densité n’était pas responsable de la propagation du virus. Etrange ! Encore une évidence ébranlée, mais de quelle densité on parle ? Il faudrait la chiffrer.

- Fadila Kettaf :

En effet, les débats foisonnent pour identifier les différents facteurs qui interviennent dans la propagation et dans la létalité du virus, comme la densité, la mobilité, l’encombrement, la concentration, la proximité physique, la pauvreté, les proportions de personnes âgées, l’accès aux soins, les politiques publiques, etc.

L’hypothèse de la densité revient souvent dans les discussions. Toutefois, la densité est un concept complexe qu’il faut manipuler avec précaution. Déjà, il faudrait préciser de quelle densité s’agit-il ? De la densité de la forme urbaine, du bâti, du nombre de personnes occupant un logement ou du nombre d’habitants à l’hectare ? Les méthodes et outils d’analyse et les indicateurs sont à explorer, à renouveler ou même à inventer.

- Beaucoup de travaux portent sur la manière dont a été vécue la pandémie et les effets que celle-ci a eu sur le vécu des populations. Ce colloque a-t-il permis de dégager des idées directrices pour faire en sorte non pas de survivre, mais de mieux prévenir ?

Najet Mouaziz Bouchentouf :

Mieux prévenir, c’est déjà renouer avec les fondamentaux et les évidences en matière d’aménagement urbain et de comportements dans la ville et le logement. Cette pandémie aura permis de redécouvrir ce que tout un chacun a perdu ou oublié. Fallait-il la Covid-19 pour que les habitants ressentent l’utilité du balcon qu’ils avaient supprimé et l’importance du jardinage ?

Fallait-il la Covid-19 pour écouter le silence dans la ville, pour respirer un air plus sain quand la circulation automobile avait été interdite ? Fallait-il la Covid-19 pour se rappeler les concepts qui étaient déjà là depuis un bon moment ?

La piétonisation, la ville du quart d’heure ou de la demi-heure, la nature en ville versus l’artificialisation des sols, le télétravail, les colloques en ligne (combien de colloques avons-nous raté par manque de temps ou de financement alors qu’aujourd’hui on peut y prendre part de chez soi ? )

A côté de ces recommandations et conclusions d’ordre pratique, il est souhaitable sur le plan théorique que toutes les recherches, les thèses de doctorat ou les mémoires de master ou de licence qui ont comme objet de recherche la ville ou ses composantes, logements, espaces publics, lieux de travail ou de loisirs, mobilité, équipements sanitaires ou autres, intègrent l’épisode Covid-19, si nous pouvons nous exprimer ainsi.

- Fadila Kettaf :

Mieux prévenir, en Algérie, c’est déjà faire de l’urbanisme raisonné. La ville algérienne connaît actuellement un processus d’urbanisation, ne se basant ni sur des dispositions morphologiques réglementaires, ni sur des prescriptions architecturales, ni même sur une consultation publique, induisant un urbanisme vertical et des formes d’îlots extrêmement denses marqués par le manque manifeste d’ensoleillement et par l’absence patente d’espaces extérieurs aménagés, aérés et gérés collectivement.

Prévenir, c’est donc alerter les autorités et la société en général sur les questions liées à la circulation de l’air, à l’ensoleillement, à la promiscuité, à la capacité des réseaux d’assainissement qui souvent s’engorgent, sautent et débordent tant ils sont insuffisants pour absorber les débits importants des eaux usées, cause de maladie.

Les configurations de forme urbaine et d’aménagement des espaces publics verts doivent être repensées à la lumière des exigences du bien-être des habitants et de la ville saine, vivable et résiliente.

Ainsi, il est temps de mettre en place des prescriptions formelles adaptées à la fois aux spécificités urbanistiques et écologiques de chaque ville algérienne, mais aussi aux modes de vie des populations qui l’habitent, et de mettre en place des mécanismes pour les respecter.

Pour finir, nous sommes en pleine discussion sur la nouvelle loi de l’urbanisme. La loi 90-29 relative à l’urbanisme a produit dans son sillage le règlement général d’aménagement et d’urbanisme RGAU qui date de 1991. Après 30 ans d’application, il serait nécessaire de faire un bilan de ce règlement avant de réfléchir à un autre.

Que retenir ? Que changer ? Mais avant de répondre à ces deux questions, il serait tout aussi utile de savoir si le RGAU a été correctement appliqué, car c’est bien nécessaire de promulguer des lois, mais c’est plus bénéfique pour la ville de ne pas les oublier et de veiller à leur respect et à leur application, une leçon tirée de la Covid-19.  

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