Myriam Chopin : «L’œuvre de Rachid Taha nous invite à célébrer l’interculturalité et à rejeter toute forme de communautarisme»

11/01/2022 mis à jour: 01:49
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Myriam Chopin. Enseignante-chercheuse et co-commissaire de «Douce France» / Photo : D. R.

- Pouvez-vous présenter en quelques mots l’exposition «Douce France» à nos lecteurs ?

L’exposition est un parcours qui se déroule en plusieurs séquences pour retracer l’histoire de l’immigration maghrébine en France à travers ses apports culturels et artistiques, principalement musicaux. Elle reconstruit le récit de ce métissage culturel, artistique et linguistique qui nourrit la France depuis les années 60. La scénographie nous emmène des cabarets et des cafés, lieux de production musicale des chanteurs de l’exil de l’époque, jusqu’aux banlieues des années 2000.

À travers des affiches, des objets d’époque et des archives reconstituées, on suit le déroulé de toute une histoire sociale et politique portée par une effervescence musicale issue des banlieues à partir des années 80. C’est ensuite le rap qui portera ces revendications contre le racisme et les discriminations.

En outre, c’est aussi une exposition très ludique avec des jeux comme le «Qui Est-Ce ?», où on peut apprendre à reconnaître les premiers chanteurs de l’exil. On peut y venir pour danser en s’essayant à la danse orientale ou au hip-hop. Un «karaoké du bled» clôt l’exposition et invite les visiteurs à pousser la chansonnette en arabe, en kabyle et en français, le tout s’inscrivant dans une ambition d’éducation artistique et culturelle des jeunes de notre pays.

- Pourquoi avez-vous choisi Rachid Taha comme trait d’union entre toutes les générations d’immigrés maghrébins, algériens en particulier, qui ont contribué au patrimoine culturel et artistique de la France ?

C’était une évidence pour plusieurs raisons. La première, c’est que Rachid Taha et son groupe Carte de Séjour ont été des pionniers d’un rock métissé, chanté en arabe dialectal et dans lequel toute une jeunesse de France s’est reconnue. Toute la France a dansé sur  Ya Rayah. Rachid Taha en a fait un tube planétaire et une chanson qui appartient désormais au patrimoine français. La chanson  Douce France, créée par Charles Trenet, est aujourd’hui indissociable des rythmes orientalisants élaborés par Rachid et son groupe.

Il est le premier à avoir réussi une forme d’hybridation musicale alliant le rock anglo-saxon avec la tradition musicale arabe, héritière de la chanson maghrébine de l’exil en France. C’est pourquoi il est le fil rouge de l’exposition. De plus, sa mort n’a pas suscité beaucoup d’hommages en France et même si ce n’est pas le propos de l’exposition, nous voulions lui redonner une place, celle qu’il mérite de par son apport au patrimoine de la musique et de la chanson en France et son avant-garde musicale. On lui doit la création d’une nouvelle scène française issue de la diversité.

- Au-delà du volet culturel, n’y a-t-il pas de message politique, en sachant que l’expo couvre toute la période de la campagne présidentielle française, entre décembre 2021 et mai 2022 ?

Elle devait avoir lieu en 2021 mais la pandémie du Covid-19 en a décidé autrement. Et c’est très bien qu’elle s’inscrive dans cette période pré-électorale même si elle ne prétend pas délivrer un message circonscrit. L’exposition s’appuie sur des prises de parole, des documents et souhaite ainsi rétablir une forme de vérité historique. La construction d’un récit national ne peut pas se faire sur des visions erronées. C’est en luttant contre tous les stéréotypes que nous pourrons construire un patrimoine commun qui nous ressemble et nous rassemble, à bon entendeur !

- Cette œuvre vante l’interculturalité et l’antiracisme à la française. Ces valeurs peuvent-elles encore résister longtemps face à la montée fulgurante, ces dernières années, de courants extrémistes prônant une croisade contre un prétendu «grand remplacement» ?

La dernière salle de l’exposition est justement une sorte d’hommage au dernier disque de Rachid Taha  Je suis Africain, qui n’a pas eu le succès qu’il méritait, à mon avis. On peut y voir les portraits des grands penseurs de l’interculturalité comme, entre autres, Édouard Glissant, Jacques Derrida ou encore Aimé Césaire.

Ces intellectuels sont au cœur de la création musicale du chanteur. L’œuvre de Rachid Taha nous invite à célébrer l’interculturalité et à rejeter toute forme de communautarisme. Laissons les propos haineux à ceux qui n’ont pas compris, ou qui font semblant de ne pas comprendre, que la créolisation du monde est irréversible, tel l’écrit Glissant.

- Comment expliquez-vous la mutation de l’imaginaire collectif français, du moins en partie, concernant l’immigration, passant seulement en 30 ans de «Beur is beautiful» à «islamisme et communautarisme», sans oublier la «racaille des banlieues» ?

C’est une question qui n’est pas simple, car il faut retourner sur un ensemble d’événements tombés dans l’oubli et de rendez-wvous manqués entre les responsables politiques et les Français. Prenons un exemple, la marche de 1983 pour l’égalité et contre le racisme, c’est l’histoire d’une amnésie collective, de l’oubli d’un événement majeur. Trente après, les multiples initiatives qui entendaient en raviver le souvenir ont en partie échoué.

Et même si l’illusion d’une France black blanc beur s’est dessinée à la fin des années 90, le récit national n’a toujours pas inclus cette France du métissage. L’exposition circulera dans d’autres villes de France en lien avec des débats et diverses manifestations culturelles pour inscrire cette histoire dans un récit commun.

- Selon vous, ayant déjà travaillé sur les rapports entre l’Occident et le monde dit arabo-musulman, notamment sur le plan culturel, qu’est-ce qui fait qu’on ne se pose jamais de questions en France sur l’universalité des arts et des littératures occidentales, transférés en masse vers ces pays, particulièrement ceux du Maghreb, alors qu’on l’évoque systématiquement aussitôt qu’il s’agisse du peu de transferts culturels dans le sens inverse ?

C’est aujourd’hui encore un sujet qui demeure sensible. Cette thématique pose les difficultés des recherches et des études pas assez dynamiques sur le monde arabo-musulman en France. L’enseignement supérieur n’est globalement pas ouvert sur ces questions. Le recul de la langue arabe et les difficultés à mettre en place son enseignement en est une raison essentielle. Les travaux d’Alain de Libéra, historien de la pensée philosophique, ont en revanche mis en évidence la pertinence de la notion de transfert de l’Orient vers l’Occident.

On ne peut plus aujourd’hui, même si certains persévèrent, construire un discours de l’héritage gréco-latin en Europe pour nier les apports du monde arabe à l’Occident, c’est une erreur historique. Mais il faut pour cela relancer un débat sur des bases saines et dignes et nous n’y sommes pas encore parvenus.

Bio express

Myriam Chopin est enseignante-chercheuse en histoire à l’université de Haute-Alsace. Elle donne des cours sur l’interculturalité, en traitant particulièrement des rapports entre l’Occident et le Monde arabo-musulman. Dans ce sillage, elle a réalisé l’exposition «L’héritage arabo-musulman en Occident» pour le compte de l’Unesco. Elle a, par ailleurs, participé au 4e Forum mondial sur le dialogue interculturel, organisé en 2017 en Azerbaïdjan par la même institution onusienne. Elle travaille également sur les rébellions urbaines dans le monde méditerranéen. S. G.

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