Mustapha Chougrani : Un pan de la tumultueuse structuration du TNA

12/09/2022 mis à jour: 22:46
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«Il a été longtemps une cheville ouvrière du TNA se distinguant, outre ses qualités artistiques, par un rare sens de l’éthique du métier»

L’élégant Mustapha Chougrani, élégant par l’être et le paraître s’entend, n’est plus. De son vrai nom Mustapha Fethi Benchougrani, il a vécu une belle destinée dont une partie essentielle se confond avec l’époque de l’héroïque et tumultueuse constitution du TNA, dans les années 1960. Évocation.

 

C’est au sein d’El Masrah, surgeon de l’association Es Saïdia de Mostaganem qu’il a appris son métier à la fin des années 1950 avec une dizaine de compagnons, sous la férule de Kaki, c’est-à-dire à la bonne école. 

Cette talentueuse équipe pratiquant à l’indépendance un théâtre d’avant-garde pour l’époque, moderne dans sa forme mais enracinée dans le patrimoine immatériel national, a subjugué Mustapha Kateb qui l’inclut aussitôt parmi l’effectif du TNA naissant en 1963. Adar Mohamed rappelle : «Il faut s’imaginer la révolution théâtrale qu’a apporté Kaki à l’indépendance.» 

En effet, avec «132 ans», c’est la nouveauté d’un théâtre de la narration décliné en courts et rapides tableaux se succédant sur un rythme trépidant comme des flashes. La scène est nue, plus de lourd décor. Pas de costumes ni de grimages à une époque où on porte force postiches, les comédiens sont en jean et t-shirt ! Dans tout cela, Chougrani, belle gueule d’acteur, beauté solaire et allure de jeune premier, est tenté par le cinéma qui le sollicite notamment en 1968 dans un premier rôle, dans La Voie, un film de Slim Riad. 

Mais il demeure fidèle à l’art des tréteaux même si c’est le 7e art qui a le mieux rendu justice à son potentiel. Et parce que n’étant pas une moindre pointure, en juin 1964, en compagnie de trois des plus talentueux comédiens du TNA jugés capables d’assurer une formation théâtrale (Sid Ahmed Agoumi, Alloula, Mazouz Ould Abderrahmane auxquels a été adjoint Hassan El Hassani), il encadre un stage accéléré de six mois au profit de la première promotion de comédiens formés à Sidi Fredj. 

Par la suite, viendront en renfort les Jean Marie-Boeglin, Cordreaux et quelques autres de la tradition du théâtre populaire en France. Cependant, malgré ses indéniables atouts, et alors qu’il n’était nullement une personne de caractère effacé, il n’a jamais succombé à la tentation du vedettariat.

 Il répugnait de se dépenser pour arracher un rôle au cinéma ou pour monter un spectacle au théâtre. Il préférait plutôt qu’on lui fasse appel. Par ailleurs, parce qu’homme de consensus, courtois et chaleureux à l’abord, ami de tous et très écouté, Ziani Cherif Ayad, directeur du TNA de 2001 à 2003, lui fait appel au poste de directeur artistique alors qu’en 2000, il venait de prendre sa retraite à 60 ans. Benguettaf, également devenu directeur du TNA de 2003 à 2014, lui demande de reprendre du service. Il agira dans les coulisses au service de l’institution, sans faire de l’hombre à quiconque. Makhlouf Boukrouh, ex-directeur du TNA (1993/1994), avec lequel il a collaboré, témoigne de ses qualités humaines avérées : «Il a été longtemps une cheville ouvrière du TNA se distinguant, outre ses qualités artistiques, par un rare sens de l’éthique du métier». 

Néanmoins, l’héroïque période de la constitution du théâtre algérien postindépendance, a été particulièrement éreintante pour Chougrani, lui l’homme de la pondération. Le TNA vivait une période de terribles tensions sur l’orientation du théâtre national dans son fonctionnement et dans ses choix artistiques. Aujourd’hui que ces tensions relèvent du passé, une synthèse des faits s’impose. 

A cet égard, il y a lieu de signaler que le décret du 8 janvier 1963, érigeant le TNA, était davantage un énoncé de grands principes sans rien de juridiquement précis. Pour la gestion de l’institution, il y a un directeur, un administrateur, un régisseur général et un organisme d’orientation ainsi qu’un Comité national du théâtre algérien (CNTA) chargé de définir l’orientation du théâtre. 

Or, ce CNTA, n’ayant pas vu le jour, a laissé les mains libres à Boudia et Kateb pour diriger le TNA selon leur gré. Surtout à Kateb, Boudia s’étant exilé en raison des risques qu’entraînait son opposition frontale au coup d’Etat de 1965. 

Néanmoins, le flou juridique du décret en matière de gestion et de fonctionnement a permis que l’institution active selon les normes copiées sur le modèle français alors le plus envié dans le monde, des normes qui ont fait que le TNA a été très productif. Alloula, en total désaccord avec Kateb, quitte le TNA en 1967 et s’exile au Maroc. Il va travailler avec son ami Tayeb Saddiki qui avait fait un passage au TNA à l’indépendance. 

En février 1968, le théâtre d’Oran devient TNOA (Théâtre National de l’Ouest Algérien comprenant le théâtre de Sidi Bel Abbès) avec comme administrateur Ould Abderrahmane Kaki. Mustapha Kateb, puissant DG du TNA, avait consenti à une déconcentration partielle opposé qu’il était à toute idée de décentralisation. Il estimait qu’on ne pouvait ouvrir des théâtres sans acteurs et techniciens de la scène formés dans la tradition académique.

 Il refusait que le théâtre algérien continue de puiser uniquement dans le vivier des amateurs de théâtre. Kaki et Alloula soutenaient la nécessité de la décentralisation, affirmant qu’en rapprochant le théâtre de ses lieux de représentation, on lui assurait une plus large diffusion. La controverse est telle que celui qui est opposé à la décentralisation est traité de promoteur d’un théâtre bourgeois, un qualificatif qui déplace la querelle sur le terrain idéologique. Les dénonciations finissent par de vengeresses pétitions à l’endroit de Kateb qui demeure malgré tout l’homme fort. 

En venant à Oran, Kaki est accompagné par les éléments de sa troupe de Mostaganem. Pour étoffer son équipe, au fur et à mesure des besoins, Kaki contractualise des amateurs dont les Sirat, Haimour, Khelladi, Wafia, Yamina Ghassoul, Zellal Abdelkrim et Boukhriss Miliani. Il n’oublie pas de rappeler Alloula du Maroc. Et pour donner corps à ses arguments à l’endroit du théâtre amateur, Kaki accorde une aide technique et matérielle à trois troupes : le TAC, EAC et le Théâtre de la mer de Kaddour Naïmi. Alloula, pour sa part, dépasse le Rubicon en faisant une tournée nationale avec «Monnaies d’Or» qu’il avait été appelé à monter avec les stagiaires de l’ENADC. 

En effet, la règle était que les tournées ne devaient s’effectuer qu’au sein des quatre salles du TNA (Oran, Sidi Bel Abbès, Constantine et Annaba). En 1969, au cours de la deuxième saison, Kaki est victime d’un accident de la route dont les séquelles vont considérablement réduire son activité et l’éloigner du TNOA. 

Puis, contre toute attente, à la fin de la troisième saison, Mustapha Kateb enjoint à Kaki par note de service de dénoncer à partir du 1er août 1970 les contrats avec la troupe, les artistes qui étaient venus avec lui d’Alger pouvaient revenir à la capitale. Le prétexte de la nécessité de la réfection de la bâtisse du théâtre d’Oran est avancé. 

C’est la révolte. Les comédiens de Kaki en avaient assez d’être éloignés de chez eux. Ils arguent le fait que la réfection du TNA en 1969 n’avait pas nécessité la mise en congé de son personnel artistique. 

Pour eux, Mustapha Kateb n’avait d’autres soucis que de torpiller un nid de partisans d’une décentralisation théâtrale dont il ne voulait pas. Chougrani, qui dirigeait le TNOA à la place Kaki, dû user de tout son pouvoir de persuasion pour empêcher tous ses amis d’El Masrah de démissionner. Quatre s’en iront quand même. 

Pour Mohamed Chouikh, il n’a pas eu besoin de le convaincre. Une autre opportunité s’est offerte à lui au cinéma où il a percé. A Oran, à la faveur de la décentralisation, Alloula est nommé à la tête du TRO entre 1972 à 1978. Le retour au bercail des artistes de l’Ouest du pays est consommé. C’est l’époque de la création collective et d’un théâtre au service des «tâches d’édification nationale». 

Tous les artistes séduits par le romantisme révolutionnaire d’alors et l’aura de Alloula, affluent à Oran. Au théâtre de Constantine, c’est le règne de la création théâtrale. 

L’expérience de Kateb Yacine dans un théâtre d’agit-prop séduit le mouvement amateur devenu un puissant moteur dans le mouvement théâtral national. Pour sa part, Chougrani, solide dans ses convictions, refuse l’agitation et demeure au TNA. 
 

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