Posées en fatras ici et là, ou accrochées aux cimaises de son univers dans lequel il évolue, ses œuvres bavardes suscitent un dialogue pressant. Rien ne bouge, mais tout en même temps se meut dans le spatio-temporel de l’artiste, dont les œuvres traduisent le symbolisme historique tout en exhumant parfois un pan de maraboutisme ou le fait totémique.
Rivé au terroir millénaire, Mustapha Adane, qui a vu le jour en 1933 au 2, Impasse de l’Intendance, au milieu de quelques palais qui renaissent de leurs cendres dont celui de Mustapha Pacha et celui de Hassan Pacha en cours de restauration, a tant de choses à dire sur le patrimoine matériel millénaire qui n’est pas mis en valeur, à défaut de souligner qu’il va à vau-l’eau.
Durant son périple, Mustapha Adane est tour à tour dessinateur, peintre, avant de s’essayer à la sculpture, l’art de la céramiste, l’architecture d’intérieur. Il se frotte aussi à la calligraphie arabe, plus spécialement le trait koufi, qui occupe une place de choix dans son bottin artistique. L’enfant de La Casbah poursuit des études artistiques à Leipzig (Allemagne) où il obtient son diplôme universitaire de pédagogie artistique. Dès son retour à Alger, il élit ses quartiers en 1964, dans l’atelier situé au Calvaire (Kouba) où exerçait le célèbre sculpteur André Greck ainsi que le sculpteur Paul Belmondo (père de Jean-Paul Belmondo). Parallèlement à l’enseignement qu’il dispense comme professeur et maître assistant à l’Ecole d’architecture et des beaux-arts d’Alger, Adane devient président de l’Union nationale des peintres algériens (UNAP) et membre fondateur du mouvement des Aouchem auquel, faut-il souligner, n’adhèrent pas de grands talents artistiques algériens de l’époque comme Khadda et Issiakhem, au point où il y a eu une levée de boucliers contre cette mouvance. «Le contenu du ‘’Manifeste des Aouchem’’ est clair, aime-t-il à répéter. C’est une résurrection de l’art millénaire de notre pays par rapport à l’orientalisme de 132 ans d’indigénat !»
Symbolisme historique ou maraboutisme artistique ?
Adane, dont la carrière artistique dépasse les 60 ans, continue à arborer ses œuvres à travers des expositions. Sa peinture, que cela soit des huiles ou du pastel ou encore ses tableaux d’émaux abhorrent le superfétatoire. Et l’on est tenté de reprendre de fort belle manière la citation de Gustave Flaubert, il est des gens qui «descendent dans les couches profondes, aspirent et font jaillir au soleil en gerbes ce qui était plat sous terre et ce qu’on ne voyait pas». Ses compositions surfent parfois entre le symbolisme historique et le maraboutisme artistique, aime-t-il à dire.
Chevillé à sa passion qui se résume dans la maîtrise de la technique de l’émail sur cuivre et en terre cuite, l’artiste se voit, au fil des ans, propulser au-devant de la scène. En effet, Mustapha dompte les terres et les métaux. La matière, sommes-nous tenus de dire, a trouvé son maître. Des jeux de couleurs, de formes jaillissent de ses supports. Ses compositions déroulent le savoir-faire des émailleurs sur métal. L’émail désigne à la fois une matière, un ensemble de techniques et un objet fini, les trois étant tous intimement liés les uns aux autres, explique-t-il. Le profane peut apprécier ses plus belles réalisations visibles au Musée des beaux-arts d’Alger. L’artiste a dessiné deux timbres pour l’Administration des Postes et Télécommunications algériennes. Le premier remonte à 1970 à l’occasion de l’inauguration du Palais des expositions d’Alger, alors que le second, sept années plus tard, a été émis à l’occasion de la tenue de la 2e Foire commerciale panafricaine.
Le trait totémique mis en avant
Se voulant discret et circonspect, Adane n’agit que par force conviction. «Je ne veux pas parler de moi, mais de l’histoire de l’art», lance le plasticien qui continue, en dépit de la charge des ans, à se frotter à sa passion des arts plastiques sur différents supports. En témoignent les géantes compositions de gravures qui meublent son espace et qui ne renseignent pas moins sur sa vision de voir les choses et où le trait totémique est visible.
Dans son nouvel atelier sis Bou Ismail où il a emménagé, notre octogénaire arbore fièrement une collection d’œuvres, dont la Clé d’Alger, qui compte parmi ses plus belles créations. Adane prend part à de nombre de travaux dont la réalisation de fresques émaillées dans des établissements et institutions (aéroport d’Alger, ANP, hôtel El Djazaïr, le siège du Sénat, la Rampe, etc), la restauration de certains sites historiques (Djenan Khodjat el Kheyl, la villa des Quatre-colonnes…), la création des clés d’Alger. Il est irrité cependant de voir la gigantesque fresque émaillée sur plaque de cuivre qu’il avait réalisée, au niveau de la rampe Tafourrah, «tombée en ruine».
En matière d’architecture urbanistique, Adane ne prend pas de gants pour donner son avis en stigmatisant le décor ambiant de notre habitat : «Je reste littéralement terrifié par la médiocrité de l’habitat et surtout l’architecture qu’elle soit urbaine ou campagnarde. Je m’interroge par ailleurs sur les raisons qui président à ce qu’on fasse l’impasse sur les artistes et les beaux-aristes censés apporter leur savoir-faire lorsqu’il s’agit de restaurer ou d’aménager un site historique dans un tissu urbain.
La main experte de Adane, qui a su redonner une seconde jeunesse à la mosquée Sidi Boumediène de Tlemcen qui se distingue par son cachet maghrébin, possède aussi ce don de caricaturer à travers des tableaux nombre de sujets : il pourfend les turpitudes d’une certaine engeance politique, brocarde la finance internationale, fustige le joug fasciste qui bride la population de Ghaza et pointe du doigt des sujets qui fâchent les gestionnaires du patrimoine matériel. Sur ce dernier, le graveur ne met pas de gants pour stigmatiser les «gaucheries» criantes et dénoncer ce qui se passe en matière de restauration ou de squat de lieux historiques. «Cela me rappelle, renseigne-t-il, les années 1970 pendant lesquelles la création de l’organisation des masses du FLN, véritable Jdanovisme stalinien, a tué dans l’œuf toute créativité et surtout tout rayonnement culturel citoyen». Et de s’interroger plus loin non sans une pointe d’amertume : «Que sont devenus le palais Rahat Eddey, Beyt el mel pour ne citer que ce legs historique qui fait partie de notre mémoire collective?» «Ils sont malheureusement livrés aux aléas du temps, comme et tant d’autres lieux», martèle-t-il. Serait-ce une façon de dire que notre histoire demeure à bien des égards séquestrée ?
F. B-H.