Mourad Ahmim. Enseignant chercheur en écologie et environnement à l’Université de Béjaïa : «Nous avons observé la première nidification de tortues marines sur nos côtes»

12/08/2023 mis à jour: 00:58
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Mourad Ahmim

La première nidification et ponte de la tortue marine caouanne, une espèce menacée et mondialement protégée, a été observée sur le littoral de la wilaya de Jijel. Dans cet entretien, Mourad Ahmim revient sur les circonstances de cette découverte et l’importance de protéger une telle espèce.
 

 

 

-Sur quoi s’est portée cette nouvelle découverte ? 

La découverte concerne le premier nid de la tortue marine caouanne, une espèce mondialement menacée. Celle-ci s’est faite sur la plage de Béni Fergane sur la côte de la commune d’El Milia à la Wilaya de Jijel. Je tiens tout de même à préciser que le mérite de cette découverte revient à monsieur Rachid Boutebiba, un Algérien résidant au Canada. Il était avec un groupe de campeurs et randonneurs sur la plage. Très tôt ce matin-là, il a vu de petites tortues émerger du sable et se diriger vers la mer. Il a donc décidé d’immortalisé cette observation en faisant une vidéo. Il l’a par la suite montrée à son cousin Khaled Leulmi avec qui j’ai l’habitude de faire des sorties sur le terrain dans la région d’El Milia, Settara et les environs. Ce dernier a eu le réflexe de me l’envoyer pour déterminer de quelle espèce il s’agit. Après analyse des vidéos et suivant des clés précises de détermination, j’ai confirmé que c’était une nidification de la tortue de mer qu’on appelle la Caouanne, de son nom scientifique Caretta Caretta. Et étant donné qu’il s’agissait de la première observation formelle de la nidification de cette tortue sur les côtes algériennes, nous avons rédigé un article scientifique qui est en voie de publication sur une revue de renommée mondiale.

Donc la découverte porte sur la première nidification formellement observée de la Caouanne sur les côtes Algériennes. 
 

-Pourquoi l’éclosion de ces tortues est un processus délicat ? 

Ce n’est pas l’éclosion des tortues qui est un processus délicat, c’est la nidification qui l’est. Les tortues marines ne nidifient pas si elles sont dérangées. Il leur faut des plages vierges et non fréquentées pour que les femelles sortent et prennent le temps de creuser un trou dans le sable pour y déposer les œufs et cela prend du temps. Si la tortue est dérangée, comme ce fut le cas à El Hamdani a dans la wilaya de Tipasa, elle quitte les lieux sans pondre et elle va chercher un autre endroit. Il faut savoir qu’en Algerie, et jusqu’à ce 5 Août dernier, il n’y a pas eu d’observation d’un nid de tortue de mer ou d’une nidification avec émergence des tortues nouvellement nées. Finalement, pour que les tortues nidifient il leur faut des endroits calmes et non fréquentés.
 

-En quoi les tortues marines sont si importantes ? 

Les tortues marines sont importantes sur plusieurs plans. D’abord il faut savoir qu’il existe plus de 300 espèces de tortues dans le monde, dont 250 espèces aquatiques (qui vivent en eau douce, milieux humides et palustres), 60 espèces terrestres et seulement 7 qui vivent en mer. Sur les sept espèces de tortues marines, six appartiennent à la famille des cheloniidés, dont la caouanne et une seule espèce de la famille des dermochélyidés qui est Dermochelys coriacea. Les tortues marines jouent un rôle essentiel dans la préservation de la santé des océans, et ce depuis plus de 100 millions d’années. 

En tant qu’espèces clés, elles sont indispensables à l’épanouissement des réseaux alimentaires marins car elles consomment des proies comme les méduses et les éponges de mer, ce qui permet aux coraux et aux poissons de niveau trophique inférieur de se développer en abondance. Il y a aussi une espèce qu’on appelle la tortue verte qui broute les herbes marines, faisant office de tondeuse à gazon et favorisant une nouvelle pousse. 
 

-Pourquoi cette espèce est protégée ? 

Elle est protégée mondialement comme les six autres espèces car elles sont toutes menacées. D’après les scientifiques, les activités humaines comme la pêche commerciale, l’enchevêtrement et la pollution plastique sont les plus grandes menaces qui pèsent sur elles. Les recherches indiquent que plus de 50 % des tortues marines ont ingéré du plastique. Il y a aussi la perte de leur habitat ou elles sont dérangées surtout en été qui coincide avec la période de reproduction et de ponte. 

Durant cette saison, il est très difficile de trouver des plages qui ne sont pas occupées par les estivants et cela empêche les tortues marines de venir creuser des nids et pondre. Pour l’IFAW (Fonds international pour la protection des animaux ou International Fund for Animal Welfare en Anglais ), la vie dans l’océan est devenue problématique pour les tortues marines et les autres espèces aussi en raison des déchets, de la pollution, du réchauffement des eaux, de la destruction des zones d’alimentation et de la dégradation des sites de reproduction. Le changement climatique et le réchauffement des températures ont un impact direct sur les éclosions de tortues marines. Ils augmentent la mortalité ainsi que le nombre d’éclosions de femelles, ce qui a un impact sur la viabilité à long terme de leurs populations. 

De plus, les éclosions sont particulièrement menacées par les prédateurs naturels. Une fois sortis de l’œuf, les jeunes peuvent servir de repas aux oiseaux, aux crabes et à une foule de prédateurs marins. Cet organisme cite aussi la persistance de la demande de produits fabriqués en cuir et en carapace de tortue marine et cela, malgré les textes de loi qui protègent les espèces menacées d’extinction et les 7 espèces de tortues sont listées sur la liste  rouge de l’UICN. 

-Pensez-vous qu’il est possible de voir cette espèce de tortue se décupler en Algérie et y vivre ? 

A mon avis, avec le changement climatique qui s’est installé, il y a de fortes chances de trouver encore d’autres sites de nidification de tortues marines. Déjà que nous avons beaucoup d’échouages d’individus soit vivants soit morts qui sont signalés sur nos 2148 kilomètres de côtes, ce qui représente une véritable façade sur le sud de la mer Méditerranée.
 

-Pourtant, une première tentative de nidification d’une tortue de mer caouanne sur le littoral algérien a été observée sur la plage d’El Hamdania dans la wilaya de Tipasa en 2021. Ou en est cette découverte ? Pourquoi a-t-elle échouée ? 

Pour le cas de la tentative de nidification malheureusement avortée sur la plage d’El Hamdani dans la wilaya de Tipasa en 2021, la tortue a été dérangée par les personnes qui étaient sur la plage et elle est rentrée dans l’eau. Mais il serait quand même judicieux de dire que des travaux sur les tortues marines se font depuis longtemps par le ministère de l’Environnement, le Commissariat national du littoral et le CNDRPA (Centre national pour le développement de la recherche sur la pêche et l’aquaculture) qui dépend du ministère de la Pêche. 
 

Et selon les documents que j’ai consultés, les travaux sur les tortues marines ont commencé au XVIIIe siècle. D’ailleurs, le chercheur algérien M. Benounnas a publié un très bon article scientifique où il explique que la présence de tortues marines sur les côtes algériennes est régulièrement signalée depuis la fin du XVIIIe siècle avec de nombreux échouages ​​accidentels ou provoqués. Selon lui, 70% sont des tortues caouanne (et 30% des tortues Luth (Dermochelys coriacea) ainsi qu’une occasionnelle présence de la tortue verte (Chelonia mydas). Cette situation s’est accentuée par la proximité de la zone d’alimentation située en mer d’Alboran et dans le bassin algérien et les données relatives à la nidification des tortues marines dans le bassin méditerranéen montrent, au cours des 20 dernières années, une extension vers le bassin occidental, la conséquence du réchauffement des eaux dans le bassin oriental. 

 

-Pourquoi est-il si important de sensibiliser sur la protection des tortues marines ?

Il est très important qu’il y ait un travail de sensibilisation sur la protection des tortues marines pour les différents intérêts que nous avons cités. De notre côté, nous allons déclencher une opération sécurisation du site où se trouve le nid de la caouanne et on a commencé à faire des démarches auprès de la direction de l’environnement de la wilaya de Jijel et surtout auprès de la commune d’El Milia dont dépend la plage de Béni Fergane. On prévoit également de faire un travail de fond avec le CNL, le CNDRPA, la commune d’El Milia, le mouvement associatif local et bien sûr l’université de Béjaïa et les autres universités qui veulent se joindre à nous. J’insiste sur le fait qu’il est important de sécuriser le site où se trouve le nid le plus tôt possible, surtout que ce site pourrait désormais être considéré comme un hotspot de la biodiversité.

 

Propos recueillis par  Sofia Ouahib

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