Mostéfa Khiati. Médecin-chercheur : «Il est indispensable de créer des bulles d’histoire»

08/12/2022 mis à jour: 02:53
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Mostéfa Khiati. Médecin-chercheur

Dans votre dernier essai, Crimes coloniaux, enfumades, emmurements et gazage de grottes qui complète la trilogie, on comprend que l’histoire coloniale en Algérie est encombrée d’événements tragiques. Pensez-vous que la liste des exactions, voire des crimes contre l’humanité, n’est pas encore tout à fait close pour la postérité ?

Soixante ans après l’Indépendance, le moment est venu de faire le bilan de la colonisation. Des recherches doivent être lancées pour identifier, localiser et apprécier les crimes coloniaux. Les intérêts de l’Algérie ne sont pas forcément les mêmes que ceux de la France. Nous œuvrons pour une quête mémorielle, alors que nos adversaires d’hier essaient d’effacer les preuves ou de les minimiser. Un travail de recherche est donc nécessaire pour, d’une part, sérier le nombre de crimes contre l’humanité et,  d’autre part, recenser leur répétition. On sait, par exemple, que l’historiographie coloniale est très discrète sur ces crimes. On trouve une riche littérature sur l’enfumade perpétrée par le colonel Pélissier contre la tribu des Ouled Riah, le 19 juin 1845, la seule qui a fait l’objet d’articles de presse et d’un débat parlementaire, le silence est par contre de rigueur pour les autres. Il y a même eu tentative historique d’en faire un cas unique et d’essayer de la faire considérer comme un accident. De nombreuses autres enfumades ont été commises pas uniquement au Dahra, mais aussi à Tébessa (charnier de Chréa découvert il y a quelques années), anéantissement de la tribu des Haratha, près de Zemmoura, le 13 mai 1845, enfumade de l’Oued Kheloug par le général de Bourjolly, le 17 novembre 1845, enfumade de Ghar El Aqaba El Beidha, entre Ain Témouchent et Tlemcen par le général Lamoricière en octobre 1845, emmurement et noyade d’une grotte occupée par la population civile en 1847, enfumade des Béni Salah au sud d’Annaba (1852), enfumade de Sidi Maarouf dans le massif de Collo (1860)… D’autres génocides ont été commis, comme l’utilisation de bombes à gaz (soufre) et de projectiles chargés de chlore lors de la prise de Laghouat les 2 et 3 décembre 1852, le gazage d’une centaine de grottes occupées par des civils et des éléments de l’ALN blessés au cours de la guerre de Libération nationale, les effets dévastateurs des essais nucléaires français, mais aussi chimiques et microbiologiques au sud du pays. A ces crimes, il faut ajouter les camps de regroupement où la moitié de la population algérienne a été enfermée durant la guerre de Libération et où moururent des dizaines de milliers de personnes principalement des femmes et des enfants.

Dans votre corpus, vous citez cette horrible consigne adressée par Bugeaud à Cavaignac, Pélissier, Canrobert et autre Saint-Arnaud : «Fumez-les à outrance comme des renards». Une déclaration qui, de sinistre mémoire, reflète la cruauté, la sauvagerie et l’absence d’humanité…

Malheureusement, sitôt dit, sitôt exécuté. Tous les officiers présents à cette réunion ont chacun commis sa propre enfumade lorsqu’il n’a pas fait plus. Comme les informations étaient relayées d’un contingent à un autre, d’autres officiers ont voulu aussi les imiter. Ces propos sont d’autant plus sinistres qu’ils sont tenus devant un aréopage d’officiers supérieurs faisant partie de l’élite de la société française et ayant fait les grandes écoles de guerre. Les lettres de Saint Arnaud, de Canrobert et d’autres officiers donnent des détails abjects sur les violences subies par les populations civiles durant la colonisation. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 apparaît alors plus comme un effet d’annonce qu’une révolution réelle qui a marqué les comportements.

Fureter des documents et archives de cette période coloniale n’a pas été une sinécure pour vous, non ?

Les archives n’étant pas classées et encore moins scannées, il demeure difficile de faire une étude exhaustive. Ce que j’ai fait ne peut être considéré que comme un survol d’une mémoire qui ne veut pas s’ouvrir aux chercheurs. Le sujet «génocide» fâche et ferme toutes les portes, le permis devient interdit. Le meilleur exemple est donné par l’historien français Christophe Lafaye qui s’obstine à continuer ses recherches sur le gazage des grottes malgré les menaces, les interdictions d’accès aux archives, le vol de documents dont il a fait l’objet…

Selon vous, quelles sont les raisons qui ont poussé certains grands personnages, réputés pour leurs travaux, à rester aveugles devant la cruauté qui avait pignon sur rue en Algérie, à l’image d’Alexis de Tocqueville, auteur  De la démocratie en Amérique qui n’hésita pas, comme vous le dites, à donner un blanc-seing aux officiers sanguinaires de l’Armée d’Afrique ?

La majorité écrasante de l’intelligentsia française était pour la colonisation même si certains esprits dits «démocratiques» ne partageaient pas la façon dont celle-ci se faisait. C’est le cas de Tocqueville, d’Alphonse de Lamartine, de Victor Hugo, de Jules Ferry… Les ministres de la Guerre et, de façon plus générale, les officiers d’Afrique (surnom donné aux militaires de haut rang du corps expéditionnaire en Algérie) ont pratiqué l’omerta sur ce qui se passait en Algérie pour ne pas choquer l’Europe, les informations étaient diffusées au compte-gouttes, le maréchal Bugeaud, gouverneur militaire n’avait-il pas donné l’ordre à ses officiers auteurs d’enfumades de s’abstenir de faire un rapport et de se contenter d’un conte-rendu verbal ?

 Vous dites que la publication de certains ouvrages et la réalisation de films pour exhumer des pans de douleurs et de souffrance sur la période coloniale n’apportent pas beaucoup d’éclairage pour la jeune génération…

Certes, les livres et les documentaires, comme documents historiques, sont utiles pour perpétuer la mémoire, mais ils restent insuffisants, car il faut être au diapason de son époque. Si on veut toucher la jeune génération, il est indispensable d’occuper les réseaux sociaux et de créer des bulles d’histoire pour dire l’essentiel brièvement. Il est triste de voir tous les beaux édifices construits dans les wilayas, les musées du Moudjahid, pour perpétuer la mémoire, pleins de vide, alors qu’en utilisant les moyens modernes d’information et de diffusion, ils pourraient attirer un large public.

Actuellement, M. Khiati est planché sur un autre travail de mémoire ou de médecine…

Après l’hommage rendu aux médecins européens qui ont participé de notre côté à la lutte pour l’indépendance (OPU, 2022), j’ai achevé un livre, pour une nouvelle fois rendre hommage à certaines personnes ou groupes de personnes qui ont seuls affronté la machine de guerre coloniale. Les Révoltés pour la dignité montre que ce phénomène n’était pas localisé à une région, mais a touché tout le territoire national. Il montre aussi le rejet par nos aïeux de toute forme d’oppression et même si la résistance organisée s’est parfois essoufflée, des individualités ont perpétué l’esprit de résistance. Le manuscrit a été remis à l’Anep pour publication.

Pourriez-vous mettre les lecteurs un peu plus au parfum de cet ouvrage que vous venez de terminer ?

 Révoltés pour la dignité est un corpus composé de trois parties : une première qui porte sur le XIXe siècle en commençant par la révolte de Bouziane el Kal’i (1840) et en terminant par la révolte des Ouled Nehar (1896). Une deuxième partie est consacrée au premier quart du XXe siècle, dans laquelle sont mis en avant des hommes courageux, dont le célèbre Aurésien, Ben Zelmat, qui ont affronté les injustices d’une administration coloniale triomphante. Dans la troisième partie, il revient sur la période qui a précédé les événements du 8 Mai 1945 et qui a permis de garder la flamme de la résistance allumée à une époque où le colonialisme croyait que son triomphe était irréversible, avant que la flamme ne se transformât en un brasier libérateur au cours de la Révolution algérienne dont les prémices se trouvaient déjà dans les événements du 8 Mai qui ont marqué la rupture définitive avec le colonialisme français.  

Farouk Baba-Hadji

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