Mohamed Sami Agli. Président de la CAPC : «Les réformes ne sont pas un choix mais une obligation»

24/04/2022 mis à jour: 06:46
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Le président de la Confédération algérienne du patronat citoyen (CAPC) parle dans cet entretien des blocages qui empêchent la relance de l’économie nationale, aborde les retards dans la mise en place des lois qui encadrent l’économie et demande à placer l’entreprise au centre de toutes les préoccupations.

  • Après plus de deux ans de Covid-19, est venue la guerre en Ukraine. 2019 était une année blanche pour l’économie nationale. Cette dernière est sévèrement impactée par trois années de crise. Des mesures ont été prises pour sauver ce qu’il y a à sauver. Quels effets ont eu ces mesures sur l’entreprise ? 

A l’instar de tous les pays de la planète, nous avons eu à subir plusieurs crises qui se sont accumulées. Il y a plus de deux ans, personne n’imaginait alors que la crise sanitaire allait durer tout ce temps. Elle a impacté énormément la population déjà. Elle a impacté l’économie, les entreprises, les employés et le pouvoir d’achat. L’Algérie a une particularité un peu plus complexe, car l’année qui a précédé la crise sanitaire était une année de crise politique qui a mis évidemment dans l’incertitude les chefs d’entreprises et l’investissement.

 C’était une année de crise : il y avait des chantiers et des usines à l’arrêt. Il fallait, en effet, réagir, en cherchant des solutions d’urgence. Chacun l’avait fait à sa manière dans son entreprise. Beaucoup de travail a été fait pour résister et assurer la survie du tissu économique. Des actions de solidarité ont été réalisées de manières spontanées, entre employeurs et employés pour assurer la continuité de l’activité. On a appris à travailler à distance avec l’alternative qu’offre la digitalisation. Le télétravail s’est imposé. Mais aujourd’hui, les dégâts sont là. La crise économique a impacté énormément des entreprises, surtout les TPE et PME. 

Ceux qui s’en sont sortis gagnants, car cette grave crise a eu des effets dévastateurs sur l’entreprise, ce sont les acteurs de l’informel qui ne sont soumis à aucun engagement envers l’administration fiscale ou autre. Il y a des mesures de sauvetage, et de soutien qui ont été prises. En tant qu’organisation patronale, nous avons accompli notre rôle à force de propositions. On en avait soumis plusieurs au gouvernement pour d’abord un traitement d’urgence du sauvetage de l’entreprise et la préservation des acquis et ensuite des propositions pour la relance économique. 

Bien évidemment des choses ont été faites, d’autres n’ont pas été réalisées. Et d’autres encore se sont avérées insuffisantes 

  • Les mesures qui ont été prises ont-elles eu un effet sur l’entreprise ? Ont-elles été suffisantes ?

Est-ce que cela a eu un effet ? Bien évidemment oui. On a allégé un peu la trésorerie de l’entreprise en décalant le payement des impôts et en ajournant le remboursement des crédits. Seulement, elle s’en sort plus endettée. C’est pour cela que dans nos sorties médiatiques, on a demandé une amnistie fiscale. Pas pour tous, mais au bénéfice d’une certaine catégorie d’entreprises. Il y a des TPE, et des PME, des entreprises relevant du secteur du BTPH, des entreprises qui travaillent dans le tourisme et dont les services n’ont plus la capacité de se relever. Le cumul des engagements fiscaux et parafiscaux et les charges patronales les ont mises à genoux. Les décalages se sont, en fait, des dettes qui se cumulent. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si elles sont en mesures de payer cette dette ?

 C’est pour cela que la réalité de la situation économique impose un traitement au cas par cas pour les différentes catégories d’entreprises qui ont été sévèrement impactées par la crise. L’année 2022 est celle de la relance économique. Nous sommes complètement alignés sur cette perspective qui doit être traduite dans les faits en renforçant la capacité de l’entreprise à être acteur et non pas spectateur dans cet élan de renouveau et de relance économique. La priorité aujourd’hui c’est la préservation de l’emploi. Nous tous, employés et employeurs, acteurs du secteur économique, patronat et pouvoirs publics, devons réellement se concentrer pour un seul et unique but qui est la préservation de l’emploi et la préservation du pouvoir d’achat et la justice sociale

  • On parle de l’année économique et de la relance à mettre en place. Pensez-vous que les opérateurs économiques sont suffisamment associés à la tâche ? 

De toutes les façons, avec tous les retards qu’on a cumulés ces trois dernières années, les contraintes et des problèmes qu’on a vécus comme citoyen déjà, ensuite en tant que chef d’entreprise, ce n’est même pas une question de choix. C’est une obligation pour nous de mobiliser toutes les énergies pour relancer notre économie. Pour ce qui nous concerne, on n’arrête pas de mettre l’accent sur cette prise de conscience collective, une communion autour de cet objectif, de cette volonté politique affichée par le premier responsable du pays, le président de la République. Donnons-nous alors toutes les chances pour qu’elle réussisse. La communauté économique a conscience du rôle qui lui incombe à présent. La mobilisation ne peut se faire bien entendu qu’avec l’accompagnement des pouvoirs publics pour donner toutes les chances aux opérateurs économiques de pouvoir se relancer et être encore une fois les vrais acteurs de ce changement. 

  • Que faut-il pour relancer l’économie ? Quelles sont les mesures à prendre ? 

Je pense qu’il faut rappeler l’importance de la confiance. Il est très important de mettre toutes les parties en confiance : acteurs économiques, administration et pouvoirs publics. Avec tout ce que nous avons vécu ces derniers temps, il faut qu’on arrête de diaboliser l’acteur économique. Il n’y a aucun pays dans le monde qui a réussi ce type de transition pour atteindre une situation de croissance et de développement sans mettre l’entreprise au centre de toutes les priorités. Le meilleur allié de l’entreprise est le président de la République qui ne cesse pas de la défendre contre les lourdeurs bureaucratiques. 

Seulement, il est temps d’aller aux faits et débureaucratiser l’acte d’investir sur le terrain. Il n’est pas normal qu’on soit à la moitié de l’année 2022 et que nous n’ayons pas de visibilité sur le code de l’investissement. Il n’est pas normal qu’on n’ait pas aussi de visibilité sur le traitement du foncier industriel. Il n’est pas normal aussi qu’il n’y ait pas de visibilité sur la réforme bancaire qui est très attendue par toute la communauté économique algérienne ou internationale. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous permettre plus de perte de temps, la situation nous impose d’aller vite dans les réformes, d’aller vite dans la débureaucratisation de la gestion et de diminuer du temps d’administration dans la création de richesses. 

C’est une nécessité impérieuse de prendre conscience des enjeux. Le monde est en train de changer profondément, la compétition est féroce entre les pays et non pas entre les entreprises. Les enjeux et les défis sont énormes. Ils sont liés au rôle que peut jouer notre pays par rapport à sa position géographique, par rapport à la question de la colocalisation, à la coproduction, etc. On peut réussir ce pari mais à condition. Il faut assainir le climat des affaires en passant à la réforme administrative, à la réforme de l’arsenal juridique et réglementaire. 

  • Le financement de l’économie et de l’investissement pose problème. Preuve en est la dernière sortie du gouverneur de la Banque d’Algérie, qui reprochait carrément aux banques de fermer les robinets devant l’acte d’investir…

La responsabilité impose que nous agissions avec beaucoup de conscience et je dirais même avec beaucoup de patriotisme économique, car nous sommes dans un monde où la compétition est féroce entre les pays. Si certains nous dépassent, c’est parce qu’ils ont réellement pris conscience de l’importance et de la priorité à donner au traitement des problèmes de l’entreprise et son accompagnement pour voir relancer et développer l’économie. L’entreprise doit être au centre de toutes les préoccupations. 

Bien sûr que chaque pays à ses propres spécificités, mais il y a un point commun aujourd’hui entre les modèles de réussite : c’est l’importance donnée à l’entreprise, et particulièrement au secteur privé. Ce dernier a d’ailleurs joué un rôle important dans la transformation de l’économie algérienne. C’est grâce aux PME et aux TPE qu’on arrive à avoir une économie plus ou moins diversifiée. Prenons l’exemple du secteur agricole où le privé est l’acteur principal. 

Je pense qu’il faut réellement parler d’entreprises nationales dans les faits et se garder de faire la différence entre entreprise privée et entreprise publique. Il n’est pas normal que la Constitution stipule clairement que la loi les met sur un pied d’égalité, alors que dans les faits on constate parfois le contraire. 

  • Le ministère de l’Industrie a annoncé, il y a quelque temps, la relance des entreprises publiques qui étaient à l’arrêt et celles qui avaient des difficultés de financement. Pensez-vous que ces mesures sont à même d’aider à la relance de l’économie nationale ? 

Vous me renvoyez encore une fois à la question de la discrimination entre le public et le privé. Chaque responsable est comptable de son action. L’histoire retiendra ce qui a été bien fait et ce qui a été mal fait. Cette question il faut peut-être la soumettre aux politiques qui prennent des décisions, mais nous en qualité d’observateurs en tant que partenaire des pouvoirs publics nous avons le devoir de dire la vérité. Nous avons le devoir de partager dans les faits les bonnes pratiques, les appuyer, les encourager et les défendre et bien entendu dénoncer ce qui ne fonctionne pas.

 Aujourd’hui si le choix est porté sur le sauvetage des entreprises qui ont prouvé leur échec pendant vingt ou trente ans et revenir vers elles pour y injecter de la ressource alors que celle-ci peut être injectée ailleurs pour donner de meilleurs résultats, cela doit relever de la responsabilité de l’administration politico-économique qui décide des choix à faire. Mais l’économie en revanche est une science exacte. Elle ne fonctionne pas avec des sentiments ni avec du populisme. L’entreprise quand elle est viable fonctionne et donne des résultats et est source de richesse. Elle ne doit pas être un fardeau pour le Trésor public.

  • Pour rester encore dans le chapitre des décisions qui ont été prises en matière économique, quel effet a eu l’interdiction des exportations sur l’entreprise ? 

C’est incompréhensible. On est d’accord sur l’interdiction qui toucherait quelques produits dits stratégiques. Mais pourquoi a-t-on généralisé la mesure à beaucoup de produits qui ne sont pas du tout stratégiques ? Les pouvoirs publics se doivent d’agir vite, parce qu’on est en train de perdre des acquis. L’exportation c’est des devises qui rentrent, ce sont des parts de marché préservées pendant longtemps, c’est un effort colossal qui a été consenti pour pouvoir se faire une place sur ces marchés. 

Déjà, on a peu d’acteurs dans l’exportation hors hydrocarbures. La logique aurait voulu que les exportateurs soient protégés et accompagnés pour renforcer leurs capacités d’exportation et faire gagner au pays un maximum de devises. Il faut éclaircir ce genre de mesures et ne pas tomber dans l’incompréhension. Quand il s’agissait d’interdire l’exportation des produits stratégiques pour renforcer les stocks, nous l’avons appuyé mais l’élargir c’est une erreur. On est encore une fois en train de faire des erreurs qui vont nous coûter très cher, parce que qu’on laisse la place à d’autres, aux concurrents. Les marchés internationaux ne fonctionnent pas avec des sentiments et la préférence de l’origine des produits. Les concurrents ce sont des acteurs qui sont présents avec de meilleurs apports qualité-prix. Nous ne voulons pas que notre pays perde des parts de marché acquises par l’action et le travail acharné. 

  • Ce n’est pas la seule décision prise par les pouvoirs publics sans vous associer. N’auraient-ils pas dû demander votre avis sur des décisions aussi importantes ? 

L’agissement dans l’urgence a malheureusement ses impacts. On ne peut aujourd’hui travailler sans écouter les acteurs qui vivent les problèmes de l’entreprise au quotidien. Le président de la République a été clair à ce propos. Il nous a consultés l’année passée. On est consulté de manière régulière sur les questions importantes en matière économique. Il y a des ministres qui construisent leur travail sur la concertation, il y en a d’autres qui font cavalier seul. On perd du temps dans la relance économique.

 Il s’agit du destin de tous les Algériens. Pouvoirs publics, patronats, organisations, associations, citoyens, on est tous du même côté. Je pense que parfois il y a certains qui oublient ce principe de base. Notre souci est de travailler pour le pays, nous sommes mobilisés pour le pays. Pourtant le Président a dit à plusieurs reprises qu’il faut consulter les acteurs économiques. Il n’est pas normal aujourd’hui qu’on découvre des lois dans la presse. Ce n’est pas un jugement général sur tout le monde. Il y a des secteurs aujourd’hui qui ont compris l’importance de la concertation et qui travaillent la main dans la main avec les représentants des acteurs économiques dans le pays. Il y a malheureusement d’autres qui ne jugent pas utile d’apprécier notre rôle. 

  • Le gouvernement a entamé une série de rencontres avec les organisations patronales. Vous-même, vous avez été reçu au Premier ministère jeudi dernier…

Dans cet élan, nous avons été invités par le Premier ministre pour une rencontre jeudi dernier. Une rencontre que l’on considère très importante. C’était un moment d’échange franc autour des problèmes que vit le chef d’entreprise algérien après cette période de Covid, et les trois années de crise que nous avons subies. Il faudra à présent prendre des mesures de sauvetage de l’entreprise en renforçant celles qui existent déjà. 

Il faut accompagner les opérateurs économiques dans la débureaucratisation de l’acte d’investir, débloquer l’ensemble du cadre réglementaire régissant l’activité économique, à savoir le code de l’investissement, le foncier, l’adaptation de la loi sur la monnaie et le crédit à notre réalité économique, diminuer la pression fiscale et capter l’informel. Ce sont des sujets qu’on avait abordés. Encore une fois, c’est un échange que je considère franc. 

On a partagé avec le Premier ministre l’inquiétude de nos entreprises qui souffrent de la crise économique depuis trois années. Cela a été aussi l’occasion de parler de la prospective et de l’avenir. Qu’est-ce qu’il faut faire pour être acteur et non pas spectateurs des changements qui bouleversent le monde sur le plan économique. Il faut élaborer des lois qui garantissent une stabilité au moins sur une période de 10 ans.

 Tous ces sujets ont été discutés avec le Premier ministre. Cela a été l’occasion également de lui remettre tous les documents qu’on a réalisés portant sur la sécurité alimentaire, l’investissement, la relance économique et la transition énergétique. L’heure est à la recherche de solutions, à la mobilisation pour relever les défis que nous vivons. 

Les enjeux géopolitiques doivent nous inciter tous à fédérer nos efforts et travailler avec beaucoup de patriotisme. Le plan de relance économique doit réussir. 

Nos problèmes on les connaît, les diagnostics aussi. Si on veut amarrer l’Algérie au développement, la démarche doit reposer sur des changements profonds dans la pratique économique. 

Propos recueillis par  Saïd Rabia

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