La presse internationale s’est fait l’écho ces derniers jours du classement mondial de la misère pour 2022. Bien qu’elle ait gagné 16 places par rapport au classement 2021, l’Algérie n’en occupe pas moins la 41e place des pays où la misère sévit le plus dans le monde, le top 3 revenant successivement au Zimbabwe, au Venezuela et à la Syrie.
La place occupée par l’Algérie en haut de tableau est loin de nous surprendre eu égard au niveau de développement du pays ainsi que nombre d’autres paramètres objectifs à prendre en compte.
Ce qui est curieux par contre est que, en Afrique du Nord, des pays comme le Maroc, l’Égypte et la Tunisie s’en sortent dans l’ordre mieux que l’Algérie si l’on devait se fier à ce classement basé sur ce qu’on appelle «l’indice mondial de la misère». Pour rappel, cet indice a été mis au point par Steve H. Hanke, professeur d’économie appliquée et codirecteur de l’Institute for Applied Economics and the Study of Business, Enterprise à l’Université Johns-Hopkins de Baltimore aux États-Unis. L’auteur se définit comme un républicain des plus orthodoxes. Il a d’ailleurs à un moment fait partie du cercle restreint des conseillers économiques du président Ronald Reagan dont le mandat a été marqué, pour rappel, par une hausse fulgurante de la précarité aux États-Unis, plus de 15% des Américains vivant en-dessous du seuil de pauvreté.
L’indice mondial de la misère, tel que conçu par Steve H. Hanke, se réfère à quatre paramètres de calcul : le taux d’inflation, le taux de chômage, le taux d’intérêt bancaire et le Produit intérieur brut réel (PIB) par habitant. Le taux de chômage, considéré comme un facteur significatif compte pour deux fois, auquel il faut additionner le taux d’inflation et le taux d’intérêts bancaires en vigueur et soustraire du total obtenu le taux de croissance du PIB par nominal.
La logique de Hanke dans dans la mise au point de cet indice est claire : plus le chômage et l’inflation sont élevés, plus la misère est grande, et plus le taux d’intérêts bancaires est élevé, plus il est difficile d’accéder aux crédits. Le taux de croissance du PIB réel vient quant à lui amortir le choc à travers une redistribution censée être égalitaire de la richesse. Toute chose égale par ailleurs, le moins que l’on puisse dire de cet indice est qu’il est froid, livré à l’état brut dès lors qu’il pêche au moins par l’absence totale de facteurs de pondération.
Or, les facteurs de pondération, dans ce cas de figure en particulier, sont déterminants dès lors que les disparités entre pays, en termes de revenus réels, d’inégalités, de couverture sociale, voire de la part du social dans les interventions de l’Etat, sont énormes.
Si le paramètre du taux d’inflation pris à l’état brut est probablement pertinent, il n’en est pas de même pour le taux de chômage. Dans le calcul de l’indice de Hanke le paramètre «taux de chômage» aurait gagné en pertinence s’il avait été pondéré par un indice relatif à l’emploi informel. Ceci aurait été d’autant plus significatif que dans nos pays d’Afrique du Nord, la population activant dans le secteur informel, donc considérée officiellement en chômage, oscille entre 30 et 40% selon les pays. (Données de la Banque mondiale). Or, il faut savoir qu’au moins dans la moitié des cas, l’option pour un emploi informel n’est pas un choix par défaut. Les revenus générés sont souvent supérieurs à ceux d’une activité ou d’un emploi formel. Le problème est cependant réel et mine les économies de nombreux pays dont ceux d’Afrique du Nord.
S’agissant du taux d’intérêts bancaires, pris à l’état brut, il s’agit là d’un paramètre encore moins significatif dans le cas d’une appréciation objective de la misère en Afrique du Nord. La raison principale est déjà que le taux de bancarisation dans les pays considérés n’est que de 50% environ pour l’Algérie et le Maroc, 40% pour la Tunisie et 35% pour l’Égypte, la Libye sortant du lot avec près de 70%. Ce faible taux de bancarisation est justement à corréler avec l’importance du secteur informel.
Et donc, du fait de l’ampleur de ce secteur et de la masse monétaire qui y circule, il est légitime d’imaginer la densité des transactions qui s’y opèrent quotidiennement, y compris les prêts et emprunts. Ceci est en outre favorisé par des considérations d’ordre culturel, voire religieux, les gens en Afrique du Nord étant souvent réticents à s’adresser aux banques. Ce paramètre donc de taux d’intérêt aurait gagné, dans le cadre du calcul de l’indice mondial de la misère, à être pondéré au moins par le taux de bancarisation par pays. Mais l’insuffisance la plus criante, à notre humble avis, de l’indice de Hanke est l’utilisation du taux de croissance du PIB nominal pour contrebalancer les contraintes du taux de d’inflation, du taux de chômage et du taux d’intérêts.
C’est une insuffisance criante pour la simple raison que 1000 dollars n’offrent pas le même confort aux États-Unis, en France ou en Suède, qu’en Algérie, au Maroc ou en Tunisie.
En optant pour le PIB, Hanke a fait fi de la différence, souvent palpable, entre les États en matière de couvertures sociales, de subventions de produits et de services, de redistribution plus ou moins égalitaire des ressources. Il a fait fi du concept de ce qu’on appelle «L’Etat social». De fil en aiguille, d’aucuns seraient enclins à se dire que le choix des paramètres de calcul de son indice répond à des considérations idéologiques.
En fait, le PIB nominal, dont la fiabilité est d’ailleurs de plus en plus contestée par des chercheurs et des économistes de tous bords, est sensé renseigner sur le niveau de développement économique d’un pays. Mais dans le cas précis d’une volonté d’appréciation objective du degré de misère, il existe un indicateur dérivé du PIB, qu’on appelle le PIB/PPA (le Produit intérieur brut par parité de pouvoir d’achat) et qui, à notre sens, est nettement mieux indiqué. De façon plus précise, il s’agit de la richesse produite en une année d’activité (PIB) en parité de pouvoir d’achat (PPA), c’est-à-dire ajustée par la valeur des biens et des services offerts dans un pays déterminé. C’est sans doute le meilleur indice de classement.
Ainsi, et juste à titre d’exemple, l’Algérie a consacré dans le cadre de la Loi de finances 2023 plus de 8% du PIB en transferts sociaux, c’est à dire en subventions directes de services et de produits (produits de première nécessité et énergie principalement) pour consolider le pouvoir d’achat, ainsi qu’en appui aux secteurs de l’habitat et de la santé. Cet effort se traduit par un coût pesant sur l’économie mais, dans le même temps, assure une plus grande équité dans la redistribution de la richesse nationale. Et cela se traduit par une augmentation substantielle du PIB/PPA par habitant par rapport au PIB réel par habitant.
A titre d’illustration, le tableau ci-dessous présente pour le quatre pays comparables d’Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie et Egypte) la croissance d’année en année depuis 2019 du PIB par habitant et du PIB-PPA par habitant.
A l’examen de ce tableau, nous remarquons que la déconnexion des deux indicateurs est on ne peut plus clair. Ainsi par exemple, pour l’année difficile de 2020, l’Algérie a vu son PIB nominal par habitant chuter de 17% mais, dans le même temps, et à la faveur de sa politique de soutien des prix, son PIB-PPA par habitant n’a chuté que de 5.6%. Pour la même année, le PIB nominal et le PIB-PPA par habitant au Maroc ont chuté dans la même proportion (7%). La Tunisie, malgré une croissance positive de son PIB par habitant, a vu son PIB-PPA chuter de -8.5%. L’Egypte qui a réalisé une très mauvaise année en 2019, a vu son PIB par habitant grimper en 2020 de 18% sans que cela n’influe sur le PIB-PPA par habitant qui n’a évolué que 3.3%. Il est possible de faire d’autres constatations à la lumière de ce tableau mais c’est juste pour illustrer le degré du caractère social d’un Etat à l’autre. Et dans le cas précis de la problématique de la misère et de la pauvreté, c’est un paramètre dont on peut passer outre.
Dans les faits, le classement 2022 des pays Nord-Africains selon le PIB/PPA fait ressortir l’Égypte en première position avec 13.970$ suivi de l’Algérie avec 13.010$ puis la Tunisie avec 12.580$ et enfin, loin derrière, le Maroc avec 9.570$. En termes de croissance du PIB/PPA, et par rapport au PIB nominal, les écarts se creusent sensiblement aussi bien en termes de taux qu’en valeurs absolues entre les pays considérés. Nous pouvons ainsi constater à quel point la prise en compte du PIB/PPA en lieu et place du PIB réel pourrait changer radicalement l’indice de la misère pour chacun des pays d’Afrique du Nord. Et c’est d’autant plus significatif que, comme expliqué plus haut, le PIB/PPA est corrélé directement à l’un des indicateurs les plus pertinents de la misère qu’est le pouvoir d’achat.
Il existe aussi un autre facteur de pondération dont l’importance est primordiale si l’on veut arriver à une appréciation objective de la misère par pays. Il s’agit de l’indice Gini qui renseigne sur l’ampleur des inégalités par pays. En effet, il ne sert à rien d’avoir un PIB/PPA confortable si la disparité entre individus est importante. Or, là encore, le classement établi par la Banque Mondiale selon les données disponibles désigne l’Algérie comme le pays le moins inégalitaire avec un indice de 27,6, suivie de l’Égypte (31,9) puis de la Tunisie (32,8) et enfin le Maroc, loin derrière encore une fois, avec un indice de 39,5.
Enfin, il faut dire que le classement mondial de la misère basé sur l’indice de Hanke n’est corroboré par aucun autre classement lié à la problématique de la misère, de la pauvreté, de la sécurité alimentaire, voire de la précarité dans le monde. Ainsi, en sus du classement du PIB/PPA exposé plus haut des quatre pays comparables d’Afrique du Nord (Egypte, Algérie, Tunisie, Maroc), ainsi que du classement relatif aux inégalités, il existe d’autres classements mondiaux en rapport avec la thématique abordée et en tout premier lieu l’indice du développement humain (IDH).
Développé depuis 1990 par le Pnud (Programme des Nations unies pour le développement), l’IDH a pour objectif d’évaluer annuellement le développement d’un pays en se fondant, non pas seulement sur des données économiques, mais sur la qualité de vie de ses ressortissants. Il intègre à cet effet, en plus du PIB, des données relatives à l’espérance de vie à la naissance, à la qualité des systèmes de santé, aux niveaux de l’éducation. En Afrique du Nord, et dans le cadre du classement 2021/2022, l’Algérie occupe la première place (91e mondiale) suivie de l’Egypte et de la Tunisie (97e ex æquo), puis loin derrière, le Maroc (123e) .
Quatre autres indices ont été mis au point par l’ONU depuis pour affiner la perception du niveau de développement et parmi ceux-ci «l’indice de pauvreté multidimensionnelle», un indice qui permet de mesurer les différents aspects de la pauvreté. Le rapport 2022 intitulé «Global multidimensional index 2022», téléchargeable sur internet, traite d’une multitude d’aspects liés à la misère, dont principalement «l’extrême pauvreté». Dans ce dernier aspect, l’Algérie arrive en deuxième position en Afrique du Nord avec 0.4% de la population vivant en extrême pauvreté, la Tunisie première (0.2%), le Maroc troisième (0.9%) et enfin l’Egypte en dernière position (3.8%).
Sur un autre registre, le classement mondial relatif à la sécurité alimentaire positionne en 2021 l’Algérie à la première place en Afrique avec un indice de 63.9 (54e mondiale sur 113 pays) suivi de la Tunisie (62.7), le Maroc (62.5) et l’Egypte enfin (60.8). Pour mémoire, cet indice repose sur l’appréciation de plusieurs indicateurs dont l’accessibilité financière, la disponibilité, la sécurité des aliments, les ressources naturelles et la résilience. Enfin, l’indice de la faim dans le monde (GHI) pour 2021 place l’Algérie en deuxième position en Afrique du Nord avec un score de 6.5, précédée par le Tunisie (6.1) et suivie par le Maroc avec 3 points d’écart (9.2) et en quatrième position l’Egypte avec un score encore plus lourd de 12.3.
C’est donc dire à quel point aucun de ces classements, pourtant élaborés par des institutions aussi sérieuses que l’ONU, ne corrobore le classement mondial de la misère basé sur l’indice de Steve H. Hanke. La présente contribution n’avait d’autres visées que de démontrer que la méthode adoptée par Hanke pour établir pour chaque pays un indice de la misère a eu recours à des paramètres peu pertinents. Il a basé son travail sur le postulat « toute chose égale par ailleurs». Cependant, connaissant le profil politique de l’auteur, ainsi que son parcours professionnel, il apparait clair que l’approche est délibérée. L’auteur n’a eu recours, par conviction idéologique, qu’à des indicateurs relevant de l’orthodoxie financière chère aux capitalistes, taux d’intérêt, taux de chômage, PIB etc…
Hanke considère d’emblée que seul le niveau de croissance est à même de constituer un indicateur du degré de misère dans un pays. Mais dans la réalité, combien sont-ils ces Etats qui, malgré toute l’orthodoxie financière dont ils font preuve, les restrictions budgétaires, leur désengagement de tous les soutiens sociaux, n’ont jamais pu se hisser au niveau de pays émergents en ayant quand même laissé sur le carreau des pans entiers de leurs ressortissants.
Par Mustapha MOHAMMED-BRAHIM
Ingénieur en aménagement du territoire
expert en économie locale