Me Boudjemaa Ghechir. Membre du collectif d'avocats chargé de déposer plainte contre Israël devant la CPI pour génocide : «à Ghaza, il y a eu des crimes de génocide et d’extermination»

09/11/2023 mis à jour: 00:02
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Faisant partie des citoyens et professionnels du droit qui ont répondu favorablement à l’appel de Me Gilles Devers, avocat de la Palestine et du Polisario, de poursuivre Israël pour ses crimes à Ghaza, Me Boudjemâa Ghechir a qualifié cette décision «d’acte citoyen contre l’impunité». Dans l’entretien qu’il a accordé à El Watan, il explique les raisons d’une démarche tout en s’interrogeant sur le fait que la saisine n’a pas été faite par les Etats membres de la CPI, comme la Palestine, la Tunisie et la Jordanie.

 

 

Entretien réalisé par Salima Tlemçani

 

 

-Vous avez rejoint l’initiative de Me Gilles Devers, du barreau de Lyon, qui consiste à déposer jeudi (aujourd’hui), une plainte devant la Cour pénale internationale (CPI), contre l’entité sioniste, pour les crimes commis à Ghaza. L’avez-vous fait à titre personnel, en tant qu’avocat algérien ou au nom de la profession ?
 

En tant qu’avocat, et à titre personnel, j’ai répondu favorablement à l’appel lancé par Me Devers, à tous les professionnels du droit et toutes les associations à prendre part à cette initiative que je qualifie d’acte citoyen contre l’impunité. Elle consiste à appuyer la plainte qui sera déposée demain (aujourd’hui, NDLR), devant le procureur de la CPI contre les auteurs des crimes commis à Ghaza. 
 

-En tant qu’avocats ou société civile, êtes-vous qualifiés pour saisir la CPI ?

Justement, il faut savoir que la saisine de la CPI se fait par trois entités. Les Etats-parties, les membres du Conseil de sécurité de l’ONU et le procureur de cette juridiction. Donc, effectivement, nous n’avons pas la qualité de saisir la CPI. Comme nous avons constaté que plus d’un mois après, il n’y a pas eu de saisine des premiers, nous avons estimé, qu’en tant que société civile et professionnels du droit, qu’il nous reste la troisième option. Celle de convaincre le procureur de la CPI d’ouvrir une enquête sur la base de toutes les preuves collectées sur les crimes commis. 
 

-Le procureur Karim Khan s’est déjà déplacé à Rafah, la frontière avec l’Egypte, et annoncé même qu’une enquête sera ouverte mais à ce jour, aucune nouvelle sur celle-ci. Sera-t-il en mesure de le faire cette fois-ci ?
 

Il s’est déplacé à Rafah mais n’est pas entré à Ghaza. Le dossier préparé et qui doit lui être remis est très documenté. Il comporte l’historique des agressions, des images et des enregistrements. Rappelez-vous ce qu’a déclaré Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU. Il a dit que les attaques du 7 octobre ne sont pas venues du néant. Nous avons donc présenté des preuves qui documentent les faits étape par étape, afin de convaincre le procureur des crimes contre l’humanité et de guerre, d’agression et de génocide. Tout est basé sur des faits avérés. 
 

-Comment expliquez-vous que les 123 Etats-parties de la CPI, dont des pays arabes, comme la Tunisie, n’aient pas saisi la CPI ?

Il n’y a pas que la Tunisie. Il y a aussi la Jordanie ainsi que la Palestine. Ils auraient dû saisir cette juridiction et poursuivre Israël. Pourquoi, à ce jour, ne l’ont-ils pas fait? Je n’ai pas encore d’explication.
 

-L’Algérie, qui n’a pas adhéré à ce dispositif, a, par la voix de son Président, appelé les professionnels du droit et la société civile à engager une procédure devant la CPI contre l’entité israélienne, pour les crimes commis. Cette action a-t-elle des chances d’aboutir à un résultat ?
 

L’Algérie en tant qu’Etat ne peut pas saisir la CPI, tout simplement parce qu’elle n’est pas membre. Elle a refusé d’adhérer au Statut de Rome. Si l’Algérie veut initier une action, elle devrait ratifier d’abord ce traité. La société civile peut elle aussi participer à cet acte citoyen, mais il faut qu’elle soit outillée pour présenter un dossier solide au procureur de la CPI et le convaincre d’ouvrir une enquête. 

 

-Comment peut-on poursuivre Israël, alors que la CPI ne poursuit que les personnes et non les Etats ?

Effectivement, la CPI juge des personnes et non des Etats. Ces personnes sont les ordonnateurs des crimes, tels que le ministre de la Défense, le Premier ministre, le président, mais aussi tous les subalternes qui ont exécuté les ordres de commettre les crimes. Dans notre démarche, nous avons parlé aussi bien des actes de génocide que ceux liés à l’agression, pour que tous ceux qui ont pris part et ordonné ces faits soient poursuivis. Par exemple, dans l’action qu’on a préparée, nous avons mis dans la même case, génocide et extermination…
 

-Justement pourquoi, selon vous, les médias occidentaux évacuent complètement les faits de génocide, évoquant occasionnellement celui de crimes de guerre ?

Chaque crime a sa définition en droit. Ceux qui relèvent de la CPI sont le crime de guerre, le crime contre l’humanité, le génocide et l’agression. Par exemple, l’article du traité de Rome parle de crime contre l’humanité mais aussi de l’extermination qui est définie comme étant des crimes commis par tous les moyens : bombardements, famine, soif, torture, assassinats, déplacements, etc., contre une population sans distinction de race, de religion ou de sexe, alors que le génocide est décrit avec les mêmes termes mais qui cible un groupe, une ethnie ou une communauté religieuse. 
 

A Ghaza, il y a eu des actes d’extermination, d’agression, de crime contre l’humanité et de crimes de guerre. J’ai l’avantage d’avoir travaillé durant près de dix ans, sur la création de cette Cour et vécu les moments de sa mise en place dans le seul but de mettre fin à l’impunité, après les massacres notamment au Rwanda et en Yougoslavie… Le cas de Ghaza ne date pas d’aujourd’hui.

 

-Il y a eu la même saisine et à deux reprises en ce qui concerne les crimes commis par Israël contre la population civile en Palestine, les actions n’ont pas abouti. Qu’est-ce qui vous laisse optimiste cette fois-ci ?
 

Effectivement, la première saisine a eu lieu en 2009, qui a suscité un débat sur le fait que la Palestine, pour certains, n’était pas un Etat. Un travail considérable a été fait pour apporter la contradiction aux partisans de cette position, à travers les sièges qu’avait la Palestine occupés à part entière, au sein des organisations onusiennes, à commencer par l’Unesco. 

Quelques années après, la Palestine a eu un siège à l’ONO en tant qu’observateur, mais elle était considérée comme un Etat. Elle a ratifié le traité de Rome et est donc Etat-partie de la CPI. En 2021, il y a eu une autre plainte contre Israël pour crime d’agression qui, c’est vrai, peine à aboutir.
 

-Dans l’opinion publique, il y en a beaucoup qui ne font pas confiance à ces juridictions, du fait qu’elles sont été créées par les plus puissants impliqués dans des guerres atroces, contre les plus faibles, souvent leurs victimes, qui sont d’ailleurs les plus concernés par les procès. Qu’en pensez-vous ?
 

A travers notre action, nous voulons dire aux Palestiniens qu’ils ne sont pas seuls et dire aussi au monde entier qu’il y a des crimes qui ne peuvent être pardonnés ou rester impunis. Il est vrai que ce sont les Etats faibles qui sont souvent les plus visés, notamment africains, ce qui a poussé plusieurs membres à se retirer des mécanismes de la CPI. Ils estiment que les standards du traité de Rome ne sont pas justes. Il y a des vérités à ce sujet. Je me rappelle des débats autour des articles du traité. Les Français ont pesé de tout leur poids, pour revoir les conditions d’exécution de l’article 7 relatif à l’agression et tenté de différer sa mise en application, pour éviter qu’ils ne soient inquiétés, après leur intervention en Libye. 
 

-Quelle explication donnez-vous au silence de certaines institutions internationales, comme le Parlement européen, la Commission onusienne des droits de l’homme, pour ne citer que celles-ci, qui nous ont habitués à des réactions rapides ?

L’Union européenne (UE) s’est engagée auprès de l’entité sioniste. Les Etats membres partent du principe que le Hamas est une «organisation terroriste» et qu’Israël « lutte contre le terrorisme». A des exceptions près, les Européens ne vont pas se remettre en cause. Quant au Parlement européen, il est l’émanation des Etats. Donc, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il sorte de ce cadre. Par contre, le Conseil onusien des droits de l’homme doit impérativement être saisi afin qu’il se prononce sur la situation à Ghaza.
 

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