- On estime, actuellement, le montant des sommes détournées en Algérie et transférées à l’étranger à quelque 4,5 milliards de dollars. Des sources affirment que des Etats où se trouvent ces sommes ont bloqué des comptes d’Algériens condamnés définitivement, après avoir été saisis officiellement par la justice algérienne. Qu’en pensez-vous ?
Je suis déjà dubitatif et perplexe quant à la fiabilité de ce chiffre. Il ne faut pas se faire d’illusions, on ne dressera jamais l’inventaire de tout l’argent du peuple qui a été illicitement détourné ou gagné par des individus au détriment du Trésor public et qui a été transféré à l’étranger. Ce montant n’est, sans doute, qu’une petite portion du montant réel. Il ne couvre que les comptes ouverts dans des pays assez transparents en matière de secret bancaire.
Or, il se trouve que la France, par exemple, qui est une terre de prédilection des capitaux algériens, est un des pays les plus réticents à la levée de ce secret. Il faut aussi dire que les banques, d’une façon générale, ne lèvent le secret que pour les petits comptes.
En faisant une évaluation grossière à partir du nombre de personnes poursuivies et l’ordre de grandeur des montants qui «tournaient», lors des procès, on comprendrait aisément que nous sommes très loin du compte. Outre les poursuites qui ont été déclenchées depuis quelque temps, il y a aussi très longtemps que des condamnations ont été prononcées et ce n’est que maintenant que ce chiffre, relatif aux avoirs bancaires, est communiqué.
Cet inventaire ne peut être que biaisé. Les personnes poursuivies ont dû prendre leurs dispositions, par le biais de leurs mandataires et gestionnaires de fortune, pour mettre de grandes sommes au secret en les plaçant dans des banques opaques, dans des pays offshore et des paradis fiscaux. Par ailleurs et si j’en juge par les termes utilisés, ce montant ne concernerait que les sommes placées sur des comptes bancaires, à l’exclusion des sommes investies dans des sociétés ou d’autres biens mobiliers et/ou immobiliers.
- Vous semblez avoir une évaluation assez négative de la politique adoptée par les autorités pour récupérer les sommes détournées et transférées à l’étranger ?
Il est totalement incompréhensible de noter que ce n’est qu’à ce moment que l’on communique «une saisine officielle des banques», alors que c’est une mesure préventive qui aurait dû être prise dès l’engagement des poursuites depuis plusieurs années.
Par ailleurs, il y a quelques mois, l’ex-ministre de la Justice (Zeghmati) avait présenté un inventaire des biens confisqués par le biais d’une décision de condamnation définitive, mais bizarrement, cet inventaire s’était limité aux biens situés sur le territoire national, le communiqué n’avait soufflé mot sur les avoirs et les biens à l’étranger.
Nous ne comprenions pas, à l’époque, pourquoi le ministre s’était limité aux avoirs et aux biens situés en Algérie. Nous en déduisons qu’à l’époque aucune information n’était disponible. L’information actuelle est aussi partiale, car elle se limite aux avoirs bancaires à l’exclusion des autres catégories de biens et d’actifs qui sont autrement plus importants.
Il est incompréhensible, aussi, que le patrimoine immobilier des oligarques, qui est une information publique, accessible sur simple demande, n’ait pas fait l’objet d’un inventaire.
Le patrimoine immobilier est nettement plus consistant d’une part et les informations plus accessibles. Rappelons-nous aussi, il y a deux ou trois mois, que le Premier ministre actuel avait engagé un débat devant le Parlement pour entamer des négociations avec les personnes détenues pour la restitution des avoirs avant de s’orienter vers les entités morales. Il me semble qu’il s’est rendu compte des limites ou de l’inefficience de la politique adoptée jusque-là.
- Vous vous êtes déjà exprimé sur la question des négociations avec les personnes condamnées pour la restitution de l’argent et des biens. Comment évaluez-vous la proposition du Premier ministre ?
Elle est tardive. On aurait pu l’engager d’une façon plus acceptable avant le déclenchement des poursuites, dans le cadre de ce qu’on appelle la transaction pénale.
Une technique qui écarte ou met fin aux poursuites contre une reconnaissance par l’accusé, ce qu’on appelle un «plaider coupable», et la restitution de l’objet du délit ainsi que le paiement d’une amende et une peine atténuée. La transaction pénale existe déjà en droit algérien, il faut toutefois l’aménager un peu. Au stade actuel, après la condamnation définitive, la question est plus délicate.
- Quelle est la procédure la plus courte pour récupérer cet argent ?
Nous sommes, actuellement, au blocage des comptes, la restitution de ces avoirs est autrement problématique. Les banques sont rétives lorsqu’il s’agit de restituer des avoirs qui leur permettent d’engranger des dividendes substantiels. Elles utiliseront tous les artifices et toutes les techniques dilatoires pour différer cette restitution autant que possible.
On trouvera toujours une virgule qui manque dans un document donné pour rejeter la requête en la forme. Ce travail doit être mené par des spécialistes, car les systèmes juridiques avec lesquels il faudra procéder sont différents, et il faut dire que beaucoup de pays mettent en place des règles spécifiques à l’effet de garder l’argent détourné qui profite à leur économie. Les systèmes d’écriture comptables sont complexes et le recours aux spécialistes locaux est parfois, ou plutôt souvent, incontournable.
- L’Algérie peut-elle compter sur la coopération internationale pour récupérer les avoirs et les biens des oligarques ?
Sur ce point, il y a un immense abîme entre les discours et les faits. Prenons le cas de la France, qui a adopté il y a à peu près six mois une loi que je trouve, personnellement, incongrue et cocasse : la loi n° 2021-1031 du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales.
Cette loi contient une procédure de «restitution» de l’argent mal acquis. Concrètement, il s’agira d’abord de prélever les avoirs sur les comptes en banque et mettre en vente les biens immobiliers luxueux, voitures, montres. Ensuite, une ligne budgétaire sera créée dans le budget français et placée sous la responsabilité du ministère des Affaires étrangères.
Cette ligne budgétaire servira à financer des actions de coopération et de développement. En somme, la France continuera à gérer l’argent volé aux peuples, par une sorte de tutorat sous le couvert d’un intitulé, tenez-vous bien, «Accords de coopération pour le développement». C’est comme si la France aidera les peuples spoliés avec leur propre argent. Ceci pour dire que les pays qui hébergent l’argent volé affichent un discours qui redore leur image et adoptent des attitudes de receleurs attitrés.