«Qu’est-ce que le lepénisme, sinon un rejeton idéologique et politique du colonialisme, au moins autant que de la Collaboration», tranche le chercheur, évoquant les «victoires» de ce courant, aujourd’hui aux portes du pouvoir en France.
Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire.» C’est mots horribles publiés par le journal Combat en 1962 sont ceux d’un politicien français. Son nom est Jean-Marie Le Pen. Député poujadiste, en campagne pour les législatives, il était engagé volontaire comme lieutenant dans le 1er régiment étranger de parachutistes (1er REP) à Alger. A son retour d’Alger, il n’hésite pas à revendiquer, toute honte bue, son activité tortionnaire.
Lors d’un débat public retranscrit par Le Monde, il dira, tout content : «J’ai été officier de renseignement boulevard Gallieni. J’y ai moi-même interrogé, je les ai interrogés le temps qu’il fallait, pas plus de temps qu’il fallait, mais pas moins. Je travaillais vingt heures par jour.» Selon lui, les soldats avaient reçu une mission de police et l’avait accompli «selon un impératif d’efficacité qui exige des moyens illégaux».
Des témoignages de victimes, des écrits d’historiens et des enquêtes journalistiques confirmeront ses propos. D’abord, Résistance algérienne, cite dans sa livraison de juin 1957 le nom du député français.
L’article titré : «Le Pen, député à Paris… tortionnaire à Alger» rapporte le témoignage d’une victime de l’officier du 1er REP. Hafid Keramane, reprendra ce texte dans son livre La Pacification/ Livre noir de six années de guerre en Algérie (février 1960). Un long silence sur les années algériennes de l’homme d’extrême droite français s’impose malgré les aveux du concerné, les témoignages des victimes et le formidables travail des historiens et des journalistes en Algérie et en France.
Une émission diffusée en 2023 sur France Inter remettra l’affaire sur le devant de la scène : le producteur de l’émission «Jean-Marie Le Pen, l’obsession nationale» estime que «le soldat Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture». Benjamin Stora donnera crédit à ce propos en précisant que Le Pen n’avait pas participé à la «Bataille d’Alger».
Les propos ont irrité. Fabrice Riceputi, historien exigeant, est agacé par cette «contrevérité». Il réunit dans un livre fort utile Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli (Barzakh), le dossier d’accusation : récits de victimes et de témoins, rapports de police, enquêtes journalistiques et archives militaires, accable le chef de file du Front national (FN).
«Témoignages de victimes silenciés»
Chercheur associé à l’institut d’Histoire du Temps Présent, menant avec l’historienne Malika Rahal le projet «Mille autres sur la disparition forcée, la torture et les exécutions sommaires», M. Riceputi ne se contente pas de réunir une documentation éparse et des témoignages des victimes et des soutiens du tortionnaire, il examine avec minutie la crédibilité de toutes les sources.
L’historien explique ses motivations : «C’est l’ignorance, l’oubli ou l’occultation ainsi manifestés, spécialement à l’égard des nombreux témoignages de victimes algériennes, à nouveau silenciés comme ils le furent au temps du colonialisme, qui m’ont décidé à écrire ce livre.» Dans les chapitres du livre, très didactique, il est possible de lire les récits douloureux, parfois inconnus ou souvent oubliés, de victimes du député parisien.
Ainsi, certains des témoignages sont collectés par le réalisateur René Vautier dans son film : «A propos…de l’autre détail» - clin d’œil aux propos révisionnistes de Le Pen. D’autres mentionnés par des responsables politiques français (commissaire principal d’Alger René Gille enregistrant des plaintes d’Ahmed Bouali et Abdenour Yahiaoui) mais aussi dans des études de l’historien Pierre Vidal-Naquet, «infatigable témoin à charge de Le Pen». Viendront à l’indépendance d’autres récits rapportés par Le Canard enchaîné (1984), Libération (1985)...
Le Pen, qui cherchait à se défaire de ce passé encombrant, poursuit en diffamation les rédactions. Et obtiendra toujours gain de cause. «Selon une stratégie bien éprouvée, Le Pen se présente comme la victime d’une ‘‘machination’’ ourdie par la gauche et des médias qui le harcèlent sur cette affaire comme sur bien d’autres», note Riceputi, qui fait remarquer qu’à partir de 1984 et pendant vingt ans, le chef du FN «intente tellement de procès en diffamation qu’un compte-rendu exhaustif de tous les jugements prononcés en premier instance, en appel et en cassation, soit plusieurs dizaines au total, occuperait un livre entier».
«Retour fracassant de la torture»
Si ce dernier a pu faire taire ses adversaires, un «changement de paradigme» s’opère à partir des années 1990 grâce aux travaux de Jean-Luc Einaudi, de Benjamin Stora, Claire-Mauss Copeau, Sylvie Thénault ou encore Raphaëlle Branche. Un «retour fracassant de la torture dans le débat français» est intervenu avec les enquêtes de la journaliste du Monde, Florence Beaugé.
Des témoignages inédits relatant des faits de torture sont alors publiés dans le quotidien français : on y lit le récit de Mohamed Cherif Moulay qui parle de la torture de son père Ahmed Moulay à La Casbah et montre, suprême surprise, le poignard des Jeunesse hitlériennes oublié par le soldat Le Pen.
«Cet objet constitue une preuve matérielle du passage de Le Pen dans la maison de la famille Moulay», note l’historien. Le séjour algérois d’un «lieutenant pas tout à fait comme les autres s’apparente», selon l’historien, «à une sorte de tourisme militaire par idéologie colonialiste et anticommuniste».
Officier aux «agissements tapageurs», faisant l’objet de plaintes déposées en mars 1957, l’officier tortionnaire est exfiltré précipitamment.
En plus de recenser les témoignages des victimes publiés dans la presse et dans des études historiques, et les siens collectés avec Malika Rahal, le travail de M. Riceputi a un autre mérite : grâce à une carte, il est permis de «visualiser» l’itinéraire algérois (décembre 1956-mars 1957) du soldat «Marco», dans la vaste entreprise de répression menée dans les quartiers algérois.
Les recherches, très difficiles, menées par l’auteur dans les archives militaires et parmi les compagnons ou responsables de Le Pen, lui permettent de faire un constat : il est partout fait silence sur le parcours tortionnaire de Le Pen, jamais inquiété pour ses crimes. L’historien parle «d’un pacte du silence». «Pas de noms, de dates, ni de lieux, seulement les généralités d’usage dans la confrérie des anciens ‘‘paras’’», tranche-t-il.
Autre leçon : le lepénisme a des fondements colonialiste. «Qu’est-ce que le lepénisme, sinon un rejeton idéologique et politique du colonialisme, au moins autant que de la Collaboration», tranche le chercheur, évoquant les «victoires» de ce courant, aujourd’hui aux portes du pouvoir en France.Nadir Iddir
Fabrice Riceputi, Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli (Barzakh), 900 DA.
EXTRAIT : Le lepénisme «dédiabolisé»
«La question fondamentale à laquelle il ne faut surtout pas répondre est celle-ci : au regard des valeurs proclamées par la République française, le combat pour l’indépendance de l’Algérie était-il juste et la guerre menée par la France pour l’écraser est condamnable ? A la négation et à l’occultation pures et simples des crimes commis en Algérie, battues en brèche par de solides travaux historique, a succédé l’excuse « des deux côtés ». Dans une lecture anhistroqiue des événements, une absurde mise en équivalence est en effet généralement opérée. […]C’est à ce prix, celui d’un déni d’une vérité historique douloureusement têtue, que la légendaire bonne conscience coloniale française peut se perpétuer. Et que le lepénisme peut se trouver «dédiabolisé».