Lettres d’Albert Camus à Louis Germain, l’Algérien : «Un bon maître est une grande chose» (Part. 1)

02/04/2022 mis à jour: 14:57
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Louis Germain

Aujourd’hui, entre l’Algérie et la France, on ne parle, dans les médias, que de «guerres des mémoires», de «mémoires douloureuses», de «réconciliation des mémoires», d’«apaisement des mémoires», etc. 

Devenus des mantras répétés de manière quasi-liturgique, ces slogans s’éloignent des réalités des sociétés algérienne et française pour aller se perdre dans le large océan de la concurrence victimaire. Vouloir « apaiser » ou « réconcilier les mémoires » est une idée illusoire. Je ne crois ni à leur «confrontation» ni aux «guerres» qu’elles mènent entre elles. Il n’existe que des vécus différents : certains d’entre eux sont irréconciliables, à jamais ; d’autres, déjà pendant la période coloniale et après, ont écrit une histoire commune, dans la joie et la douleur. 

Cette histoire est l’œuvre d’hommes sans ressentiment, des hommes qui savent écouter le récit de chacun et n’éructent jamais. Albert Camus et Louis Germain font partie de ces hommes.

Les éditions Gallimard viennent de publier Albert Camus, ‘’ Cher Monsieur Germain’’… Lettres et extraits , la correspondance d’Albert Camus avec Louis Germain, son maître de l’école communale de la rue Aumerat, à Belcourt. Anticlérical notoire, libre penseur, sympathisant du PCF, défenseur des députés communistes arbitrairement emprisonnés au nom de lois scélérates criminalisant les opinions politiques d’opposition, critique sévère du colonialisme et partisan de l’indépendance de l’Algérie, membre actif de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen avec laquelle il défend, en 1936, le projet de loi Blum-Viollette, Louis Germain est l’homme qui a appris au «Petit» Albert Camus à lire et l’a fait recevoir à l’examen des bourses du lycée. 

Au soixantième anniversaire des accords d’Evian, Louis Germain, devenu le mythique «Monsieur Bernard» sous la plume de son ancien écolier dans Le Premier Homme, mérite toute sa place dans l’histoire commune que partagent l’Algérie et la France. Le soixantième anniversaire des accords d’Evian est une occasion salutaire pour célébrer la mémoire de cet Algérien qui reste méconnu dans son pays. En France, des rues portent les noms de Kateb Yacine et Mohamed Dib. Je ne vois pas pourquoi on ne baptiserait pas une rue, une école à son nom en Algérie (cela dit, même Dib et Kateb n’ont toujours pas eu droit à la moindre reconnaissance symbolique).

Louis Germain «était par exemple anticlérical comme beaucoup de ses confrères et n’avait jamais en classe un mot contre la religion»

Avant de dire qui est Louis Germain, rendons hommage à l’instituteur laïc, soucieux de développer l’esprit critique de ses élèves. Aujourd’hui, l’école algérienne souffre terriblement du manque de professeurs mus d’une telle volonté d’émancipation intellectuelle. 

Le procès intenté à l’islamologue Saïd Djabelkhir par un «universitaire» de pacotille, un illuminé de l’arrière-monde et un troupeau de six «bons croyants», autoproclamés «avocats», s’est ouvert le 1er avril 2021 au tribunal de Sidi M’hamed, à Alger. Islamologue du dépassement des dogmatismes et prônant une conception rationnelle et éclairée de la religion musulmane, l’ «universitaire» en question et ses «avocats», ces gardiens du temple de la bigoterie religieuse, ont déclaré Saïd Djabelkhir coupable d’ «offense aux principes de l’islam».

 Disons d’emblée que dans cette affaire, le malheur qui est l’article 144 bis du code pénal algérien a fait bon ménage avec les flétrissures dont souffre la religion musulmane en Algérie. Mais le pire dans cette affaire n’est pas la bigoterie religieuse à laquelle nous ont accoutumés Ali Benhadj, Abbassi Madani, Abdelkader Hachani et leurs épigones ; la véritable catastrophe réside dans le fait qu’un «professeur des universités» dépose plainte contre un islamologue qui prône l’usage de la raison, de la philologie et de l’histoire des religions dans l’exégèse du Livre et des hadiths dits sacrés. 

Sans vouloir faire de l’histoire-fiction, Louis Germain aurait certainement pris la défense de Saïd Djabelkhir, de ses idées et de son enseignement. Pourquoi ? Parce qu’il a été l’homme qui a toujours refusé que la croyance religieuse prenne le dessus sur la connaissance solidement établie. Dans une lettre datant du 30 avril 1959, il n’hésite pas de s’insurger auprès de son ancien élève contre la destruction de l’école laïque par l’intégrisme de certains catholiques : 

«Avant de terminer, je veux te dire le mal que j’éprouve en tant qu’instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant : le droit de chercher sa vérité. Je vous ai tous aimés et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence.» 

Louis Germain enseigna à ses petits écoliers la pluralité des cultes et des religions. Evoquant la question de Dieu, il leur disait qu’il y a ceux qui y croient comme ceux qui n’y croient pas. Les hommes peuvent pratiquer un culte ou non, avoir une religion ou non, croire en un Dieu Créateur de l’Univers ou non.

Ce type d’enseignement, dans l’Algérie d’alors, ne plaisait pas à tout le monde : «Je sais bien, écrit Louis Germain à Camus, que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique.» 

Et voyant le dogmatisme religieux prendre du terrain au sein de l’école laïque à laquelle il a consacré de nombreuses années de sa vie, Louis Germain n’hésite pas à parler d’ «abominable attentat contre la conscience des enfants» quand, au sein du temple du savoir qu’est l’école, un crucifix veille sur le bon déroulement des cours : «Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n’aboutisse.

 Le Canard enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l’Ecole laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelque temps ? Ces pensées m’attristent profondément.»

Qui est Louis Germain ? 

Issu d’une famille installée à Saïda vers 1858, Louis Germain y naquit le 20 décembre 1884. A l’âge de dix-huit ans, il intègre l’École Normale d’Instituteurs de la Bouzaréah, promotion 1902/1904. En octobre 1919, il est nommé instituteur à Alger, à l’école Aumerat. Il y restera au moins jusqu’en juillet 1924. En 1923, il présente Albert Camus au concours des bourses. Croyant à une Algérie nouvelle, Louis Germain décide de rester dans son pays après les accords d’Evian. Il parle l’arabe, ne boit pas d’alcool et croit au rapprochement des communautés algériennes. Le 10 septembre 1958, il écrit à Albert Camus à propos de son ami et voisin Salah Bouakouir (1908-1961) : «C’est un charmant et honnête homme à qui, je suis certain, tu accorderas toute ton amitié.» 

Après l’accident tragique qui coûta la vie à Camus, Louis Germain décide de faire un legs à la Bibliothèque nationale de France pour perpétuer la mémoire de son ancien élève. Il s’agit de livres envoyés et dédicacés par Camus, de quatorze lettres autographes, d’une photo d’école et d’un résumé de ses souvenirs quand Camus était écolier. Louis Germain appela ce legs son « catalogue ». 

Mais ce précieux «catalogue» a failli être perdu à jamais. Au cours de son déménagement pour le n°18 de la rue Meissonnier, son appartement du n°6 rue Rovigo a été occupé contre sa volonté. A Julien Cain, alors directeur de la Bibliothèque nationale de France, il écrit le 24 mars 1964 : «A ce sujet, je dois vous dire que l’appartement à-demi déménagé que je laissais (6, rue Rovigo, Alger) a été occupé à mon insu et contre mon gré et que j’ai perdu tout ce que j’avais laissé : meubles, effets, papiers personnels, etc... J’ai eu, heureusement et sans me douter de ce qui allait arriver, l’idée de regrouper les documents Camus et d’en assurer moi-même le transport. Sans quoi tout aurait été irrémédiablement perdu. 

Mes plaintes aux autorités compétentes sont restées lettres mortes.» Le «Catalogue», Camus est donc sauvé in extremis. Les pertes ? Deux livres préfacés par Camus, Caligula et Le Malentendu, sont «perdus sans rémission». Sur l’occupation illégale de son appartement, Louis Germain ne s’exprimera jamais «mais tout laisse à penser, estime Patrick De Meerleer, que sa déception fut à la hauteur de son enthousiasme premier».

Louis Germain décède le 24 février 1966, à Alger, dans son appartement du n° 18 de la rue Meissonnier (actuelle rue Ferhat Boussaâd). Aujourd’hui, il repose au cimetière d’El-Alia à Oued Smar (banlieue d’Alger), mélangé à la terre qu’il a toujours défendue.

Par Faris Lounis, 
Diplômé en linguistique et étudiant en philosophie politique à l’université Paris-VIII

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