Les économies de marché émergentes dans le monde : Analyse et perspectives pour l’Algérie

26/05/2024 mis à jour: 02:56
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En quatre décennies, les économies de marché émergentes (EME) sont devenues un poids lourd de l’économie mondiale. Dix pays de ce groupe (connus sous l’acronyme EME10) se distinguent plus particulièrement en raison de leur dynamisme et de leur rôle central au niveau des chaines de valeur mondiales, des échanges commerciaux et des investissements internationaux qui ont favorisé une plus grande intégration au secteur financier mondial. 

Du fait de l’importance systémique et de la dimension géostratégique qu’ils ont acquis au fil des années, les EME10 retiennent désormais l’attention de nombreux décideurs à travers le monde. Pour sa part, l’Algérie, pays mono-exportateur de pétrole faiblement intégré à l’économie mondiale, a pour ambition légitime de rejoindre le groupe des EME pour peu que les atouts humains, matériels et géographiques dont elle dispose soient judicieusement exploités dans le cadre d’une stratégie à moyen et long terme permettant de construire un nouveau modèle économique et social. 

Ceci implique ipso facto des réformes ambitieuses visant à stimuler la productivité hors hydrocarbures, favoriser une croissance tirée par le secteur privé et améliorer la durabilité climatique. Des réformes, qui sont complexes, prennent du temps et impliquent une gouvernance forte, de la ténacité politique, une forte capacité technique et administrative et des financements importants. Discutons de ces points. 

La genèse du concept d’EME.  En 1981, Antoine van Agtmael (économiste à la Société financière internationale, bras privé de la Banque mondiale) inventait le concept de marchés émergents dans le but de convaincre un groupe de gestionnaires de fonds (lors d’un événement organisé par Salomon Brothers) d’investir dans un ensemble de marchés boursiers prometteurs. 

Ce groupe comprenait quatre pays en 1986, puis dix pays en 1988 et desormais 43 pays en 2024. Vingt ans plus tard, en 2001, la quête de marges de croissance en dehors du monde industrialisé avait conduit Jim O’Neill (économiste chez Goldman Sachs et plus tard secrétaire au Trésor dans le gouvernement britannique de David Cameron) à identifier des pays prometteurs dans ce sens (inventant ainsi le concept des BRIC qui allaient jouer un rôle clé au niveau des EME). 

Les EME, groupe de pays intermédiaires entre pays riches et pays pauvres :  Globalement, sur la base de critères macroéconomiques et institutionnel, les institutions de Bretton Woods et d’autres organismes économiques distinguent trois grands groupes de pays : (1) les économies avancées (EA) au nombre de 41 dont les sept plus grandes économies matures – Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni et Canada – qui forment le Groupe des Sept (G7) ; (2) les économies de marché émergentes (EME) ; et (3) les économies en développement (97 pays) dont 39 pays qui ont plus ou moins bénéficié  de l’Initiative des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) mis en œuvre par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international en vue de réduire le fardeau de la dette extérieure des pays éligibles ainsi que 58 pays disposant d’un revenu par habitant inférieur au seuil de 2700 $ et dont les économies font face à des rigidités structurelles contraignant leur développement et limitant leurs liens économiques et financiers avec le reste du monde.


Cadre d’analyse des EME. Cinq points à souligner : 

1. Absence de définition officielle mais consensus sur un certain nombre d’indicateurs pour identifier les EME. L’univers des pays émergents est très varié et ne se prête pas à une description uniforme et officielle. Alternativement, les experts s’accordent globalement pour considérer qu’une EME est celle qui répond aux critères suivants : (1) un niveau de revenu élevé ($6700 en 2023) pendant trois années consécutives permis par une croissance forte et soutenue ainsi qu’une stabilité économique ; (2) une présence systémique sur la scène économique mondiale en raison d’une participation soutenue au commerce mondial et aux marchés financiers internationaux (qui leur permettent de produire des biens à forte valeur ajoutée qui les apparentent davantage aux pays avancés) ; (3) une circulation des capitaux avec le reste du monde ; (4) une faible part de la dette extérieure du pays par rapport à celle du monde ; (5) une capacité d’adaptation des politiques macroéconomiques et structurelles pour gérer les risques liés à l’ouverture économique et financière ; et (6) des réglementations et institutions fortes en mesure d’assurer le bon fonctionnement des marchés. 
 

2. Groupe en hausse numérique (43 pays selon le FMI) : (1) un premier groupe de pointe de 10 pays (EME10) comprenant la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil, le Mexique, l’Arabie Saoudite, la Corée du Sud, l’Indonésie, la Turquie et la Pologne ; et (2) un second groupe de 33 autres pays émergents, dont 4 pays parmi les 27 pays de l’Union Européenne qui ne sont pas considérés comme des économies avancées (Bulgarie, Grèce, Hongrie et Roumanie).  

3. Les EME ont acquis une place prépondérante au niveau de l’économie mondiale après deux décennies de croissance impressionnante. Avec environ 6% en moyenne par an, et par rapport au monde, les EME capturent (selon le FMI) 36% de l’activité économique, 20% des exportations de biens et services et représentent 46% de la population.

 En revanche, les EME10 représentent environ 80% de la production totale des marchés émergents et ont contribué à accélérer l’intégration des pays émergents dans l’économie mondiale. Leur forte participation au commerce mondial a, en retour, favorisé leur intégration financière par le biais de flux bancaires et d’investissement de portefeuille, de la part de banques internationales de pays avancés. La Chine et l’Inde qui affichaient une croissance plus forte ont capturé la plus grande partie de ces flux bancaires. 

4. Les EME sont devenues systémiques du fait de leur intégration verticale à l’économie mondiale en intervenant dans les chaînes de valeur mondiales comme : (1) fournisseurs mondiaux de matières premières : cas de la Chine (qui a une gamme variée de produits de base), de la Russie et de l’Arabie Saoudite (pétrole et d’énergie) et du Brésil (produits agricoles et minéraux). De plus, certaines EME produisent des minéraux essentiels à la transition verte (lithium en Argentine et nickel en Indonésie). Une hausse de la demande pour ces métaux devrait accroître davantage l’empreinte des EME au niveau des chaînes d’approvisionnement et entraîner une plus grande volatilité des prix des matières premières dans un monde fragmenté ; et (2) demandeurs de produits manufacturés. La baisse des coûts des transports, de l’information et de la communication, ainsi que les progrès technologiques et la réduction des obstacles au commerce et aux flux de capitaux ont favorisé le caractère systémique des EME10. 
 

5. Les EME sont devenues des sources de chocs économiques au niveau mondial. A mesure que ces économies se sont diversifiées et intégrées dans l’économie mondiale et acquis une dimension systémique, les EME sont devenues elles-mêmes des sources de chocs externes sur la croissance du reste du monde, comparables aux chocs déclenchés par les pays avancés. A charge desormais pour les pays partenaires de construire des amortisseurs et des cadres de politiques appropriés pour se prémunir contre la transmission des chocs négatifs et des chocs externes potentiels.
Le cas de l’Algérie : transitionner d’une économie pétrolière financée par la dette à une économie de marché émergente 


Le présent : une situation macroéconomique complexe et difficile 

1. Une structure économique pour 2022 dominée par des services à faible valeur ajoutée (43,4%), suivis par les industries extractives (20,7%), la construction (12,6%), l’agriculture et de la pêche (11,2%) et le manufacturier (10,8% par rapport à 18% en 1980).  Cette structure est le fruit d’une évolution au cours des deux dernières décennies en dehors d’un cadre favorisant la cohérence et la complémentarité sectorielle ainsi qu’une direction stratégique. 


2. Une domination du pétrole au niveau des comptes macroéconomiques : 20% de la valeur ajoutée, 90,6% des exportations totales et 58,7% de la fiscalité totale. 

3. Une progression de 12,8% du PIB nominal en 2022 et de 3,7% en 2023 reflétant en partie l’impact du récent exercice de rebasage (dont un important déflateur du secteur pétrolier). 

4. Des perspectives à moyen terme défavorables en l’absence de réformes ambitieuses pour éliminer les obstacles macroéconomiques et structurels et surmonter les défis qui contraignent la croissance et l’emploi. Sur le trend actuel, les projections macroéconomiques à fin 2029 font ressortir : (i) une croissance économique faible de 2,1%, limitant le niveau des recettes fiscales à 14,3% du PIB hors pétrole, et face à un niveau de dépenses de 37,4% du PIB hors pétrole, le déficit  budgétaire hors hydrocarbures restera élevé (18,7% du PIB hors pétrole  par rapport à une norme de 10%) ; (ii) un déficit de la balance des paiements de 3,8% du PIB du fait d’un recul des recettes d’exportations du pétrole ; (iii) une inflation en baisse mais restant toutefois élevée à 5% (par rapport à 1,9% en 2019), reflétant des tensions sur l’offre de biens et de services, l’imperfection des réseaux de distribution et la dépréciation du dinar algérien ; (iv) une baisse continue des réserves internationales à $40,5 milliards (6,6 mois), ce qui pourrait conduire à une crise des changes ; et (v) un endettement public de 59,5 % du PIB. 5. Des défis internes et externes significatifs, incluant : (1) une forte pression démographique importante à fin 2050. La population de l’Algérie devrait atteindre 60,9 millions en 2050, soit une augmentation de 15,1 millions de personnes en l’espace d’un quart de siècle, avec une hausse de la part de la tranche de la population en âge de travailler ; (2) des financements domestiques très limités en raison de l’absence d’intégration au système financier international ; et (3) un environnement international géostratégique difficile et une economie mondiale en plein ralentissement.  
 

Le futur : construire une économie émergente à l’horizon 2050 (soit un quart de siècle, ce qui est déjà un objectif ambitieux). Pour ce faire, il va falloir opérer une transition du modèle de croissance actuel qui est coûteux et financé par l’Etat à un modèle plus dynamique d’économie de marché émergente ouverte et dont le moteur est le secteur privé, tandis que l’État assume un rôle de catalyseur. Le processus de construction d’une économie émergente est long au vu des réformes ambitieuses et complexes à mettre en place. 

Cela implique : (1) une vision 2050 qui définira les contours du nouveau modèle économique : (i) une économie de marché adéquatement régulée pour faciliter la compétitivité extérieure et contrer les pratiques anti-concurrentielles internes; (ii) un esprit d’initiative et d’innovation pour un nouvel entreprenariat privé qui devra compter sur son travail et sa créativité et assurer sa contribution à la société à travers une fiscalité équitable, ce qui permettrait éventuellement de limiter le secteur informel; (iii) un Etat jouant un rôle de régulateur ; (iv) un recours à l’épargne étrangère (investissements directs étrangers -IDE-et financements projets) en tant que vecteur de modernisation, d’ajustement à la concurrence internationale et de financement de l’économie ; et (v) une répartition équitable du revenu national pour favoriser la reconstitution d’une forte classe moyenne à travers des leviers sociaux élargis (inclusion) ; (2) des stratégies décennales pour mettre en place des réformes cohérentes et bien séquencées destinées à  : (i) assainir les fondamentaux macroéconomiques (un budget sous contrôle, une inflation maîtrisée et un déficit de la balance des paiements soutenable), socles incontournables, socles de base pour favoriser l’investissement, ouvrir la voie à la croissance, créer des emplois et réduire les inégalités sociales ; (ii) renforcer la qualité des leviers macroéconomiques (réformes sur les recettes, les dépenses, le processus et cadre budgétaire pour réhabiliter le budget en tant qu’outil de le gestion macroéconomique ; les statistiques macroéconomiques ; la politique monétaire et la politique de change) ; et mise en place d’une capacité technique de gestion des risques liés à l’ouverture sur le monde externe); (iii)  changer radicalement la structure de l’économie et passer d’une économie fermée dominée par des services à faible valeur ajoutée et les hydrocarbures à une économie diversifiée et ouverte sur les chaines de valeur internationale et le système financier international ; et (vi) mettre en œuvre des politiques sectorielles favorisant le développement de nouvelles sources d’énergie non polluantes afin d’épouser le processus de décarbonisation mondial et des activités à très haute valeur ajoutée (numérique, intelligence artificielle, vert, bleu, etc.) ; et (3) des plans d’action triennaux pour exécuter toutes ces réformes en fonction des priorités arrêtées par les autorités.  

 A supposer que le pays s’engage dès 2025 dans ce processus de réformes cohérent et global et qu’il soit conduit de façon ininterrompue, ces dernières prendront des années à mettre en œuvre et commenceront à produire des résultats économiques visibles à travers des taux de croissance plus élevés, une richesse nationale en hausse et une amélioration du niveau de vie à partir de 2030. 

 

Par Abderahmi Bessaha , Expert international
 

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