Le monde est entré dans une période mouvementée de transition globale, une évolution de fond, à très long terme, qui signale le crépuscule d’une époque où, en paraphrasant Marx, une partie du monde en tant que telle est traitée par l’autre comme une simple condition organique et matérielle de sa propre reproduction.
Nous sommes au seuil d’une inflexion majeure des rapports de force géopolitiques internationaux, entraînée par l’ascension économique fulgurante de la Chine - passée première puissance commerciale mondiale en 2013 et première économie mondiale, en 2014, en termes de produit intérieur brut (PIB) exprimé en parité de pouvoir d’achat, remettant en cause le leadership des Etats-Unis. Un bouleversement géoéconomique extraordinaire sans précédent.
Les lignes bougent, en effet. La Chine est devenue l’économie la plus grande et la plus dynamique au monde, hissant sa part dans le PIB mondial de 1,7% en 1978 à 17,7% en 2023. Le PIB total de la Chine qui représentait en 1978 à peine 6,4% de celui des Etats-Unis, en constitue déjà, en 2021, l’équivalent de plus des trois-quarts, 77% plus exactement. La croissance du Sud dépasse celle du Nord, et la Russie a retrouvé sa place de puissance mondiale. De nouvelles alliances, qui bousculent la hiérarchie mondiale occidentalo-centrée, se forment, consacrant l’émergence de pôles alternatifs de puissance économique, financière et politique.
Les BRICS, un formidable contrepoids à la puissance hégémonique occidentale
— A l’origine, un terme financier
A l’origine, les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) sont un acronyme financier, inventé en 2001 par l’économiste britannique de Goldman Sachs, Jim O’Neill, pour désigner des opportunités de placement à l’intention des Fonds de pension et des compagnies d’assurance, «le moteur du capitalisme du XXIe siècle». Ils deviendront BRICS avec l’adjonction de l’Afrique du Sud, en 2011. Un groupement de pays qui revendiquent un statut dans les instances internationales à la mesure de leur poids économique. En effet, leurs membres réunis ne disposent que de 15% des droits de vote à la Banque mondiale (BM) et au Fonds monétaire international (FMI), contre 17% pour les Etats-Unis à eux seuls. En outre, le président du FMI est toujours européen et celui de la BM est toujours américain.
Les BRICS se posent comme une alternative économique aux crises émanant du monde occidental, en écho, notamment, à celle de 2008, ambitionnant d’établir une meilleure gouvernance de l’économie mondiale. Les BRICS partagent des atouts communs : richesse en ressources naturelles et humaines, marchés domestiques vastes, énorme potentiel de développement, avec de brillantes perspectives grâce à la coordination des politiques.
Un potentiel économique dynamique
Les BRICS, qui ont évolué en une plateforme de coopération intergouvernementale sur les plans financier et économique, ont célébré, en novembre 2021, le 20e anniversaire de leur constitution et ont été rejoints, depuis le 1er janvier 2024 (conformément aux décisions du Sommet qui s’est tenu du 22 au 24 août 2023, à Johannesburg, en Afrique du Sud), par l’Egypte, l’Ethiopie, l’Iran, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite (qui n’a pas, toutefois, formalisé son adhésion). Dans cette nouvelle configuration regroupant dix pays (après que l’Argentine a retiré son adhésion, suite à l’élection de Javier Milei à la présidence en décembre 2023), les BRICS Plus représentent dorénavant 45,7 millions de kilomètres carrés, soit environ 35% de la superficie du globe. C’est plus de deux fois plus que le groupe des Sept (G7 : Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Canada, France, Japon).
Leur population totale sera de 3,6 milliards de personnes environ, soit 45% de la population mondiale (c’est plus de quatre fois plus que le nombre d’habitants du G7). Quant à leur PIB, il atteindra une part mondiale de 35% environ. La part des membres des BRICS dans le PIB mondial en termes de parité de pouvoir d’achat, quant à elle, atteindra, en 2024, un niveau record de 36,7%, contre 29,6% pour les pays du G7. Quatre des dix pays des BRICS Plus font partie aujourd’hui des dix premières puissances économiques mondiales en termes de PIB à parité de pouvoir d’achat (PPA) (Chine 1re, Inde 3e, Russie 6e, Brésil 9e).
Complété par les cinq nouveaux membres (l’Arabie Saoudite représentant à elle seule 12,9% de la production mondiale de pétrole), le groupe BRICS Plus s’érige en puissance pétrolière et gazière, comptant, désormais, parmi ses membres quatre des plus grands producteurs d’hydrocarbures au monde (Arabie saoudite, Russie, Iran, Emirats arabes unis), trois membres de l’OPEP (Arabie saoudite, Iran, Emirats arabes unis), cartel qui est lui-même le plus grand exportateur de pétrole au monde et deux des plus grands importateurs de pétrole au monde (la Chine et l’Inde). Il possédera 44,35% des réserves mondiales de pétrole et 49% des réserves mondiales de gaz naturel. La part des BRICS dans la production pétrolière passera de 20,4 à 43,1%, soit plus du double de ce qu’ils représentaient auparavant.
Dans la production mondiale de gaz, la part des BRICS Plus atteindra 35%, tandis qu’ils représenteront 36% de la consommation mondiale de pétrole. Elargi, le groupe comptera pour 51% de la production mondiale des énergies fossiles — pétrole, gaz, charbon. En outre, les BRICS Dix représenteront près de la moitié de la production alimentaire mondiale et environ 38,3% de la production industrielle mondiale, contre 30,5% pour le G7. Le taux de croissance annuelle de l’économie des BRICS après l’élargissement sera de 4,4% en 2024-2025, contre une moyenne mondiale de 3,2%. Enfin, sur un tout autre plan, avec l’adhésion de l’Egypte et de l’Ethiopie, les BRICS s’assurent la maîtrise de l’accès aux points de passage-clés du commerce mondial (le canal de Suez et la mer Rouge).
Des modèles alternatifs de financement
Par ailleurs, les nouvelles institutions multilatérales et les modèles alternatifs de financement du développement émergeant des pays du Sud prennent de l’ampleur. Les BRICS se sont dotés d’une banque de développement «New Development Bank» (NDB) et d’un système de réserve en devises (Contingent Reserve Arrangement, CRA). Créée en 2014, avec un capital initial de 100 milliards de dollars et un siège social à Shangaï (Chine), pour s’occuper principalement des projets de développement et des infrastructures dans ces 5 pays, la NDB est considérée comme un équilibre par rapport au FMI et à la BM.
La NDB a porté, entre autres, des projets phares en termes de développement durable et intelligent. Parmi ces derniers, citons : (1), la ceinture économique de la route de la soie à travers l’Europe, l’Asie et l’Afrique conduit par la Chine ; (2), le projet de développement de 100 villes intelligentes connectées par des trains à grande vitesse de l’Inde ; (3), le projet visant à transformer l’Extrême-Orient russe en un nouveau pont économique entre l’Europe et l’Asie grâce au développement de zones économiques spéciales avancées ; et (4), le projet d’expansion de l’agriculture industrielle à grande échelle au Brésil et en Afrique du Sud. La fameuse Initiative la ceinture et la route (BRI), «Route de la soie», a le soutien de 80% des Etats membres de l’ONU, représentant environ 64% de la population mondiale, leurs économies combinées représentant 52% du PIB (parité de pouvoir d’achat) mondial en 2022. Les nouvelles Routes de la soie chinoise (OBOR) ont donné lieu à la signature de plus de 200 accords de coopération avec plus de 150 pays, en Asie, Afrique, Europe et Amérique du Sud, ainsi que 30 organisations internationales, soit l’un des plus grands plans d’infrastructure jamais lancés par un seul pays.
Les BRICS, une attractivité grandissante
L’aspiration à la «multi polarisation» du monde et à la reconnaissance de sa diversité et de sa pluralité a poussé une quarantaine de pays à exprimer leur intérêt à rejoindre les BRICS. Le 16e Sommet des BRICS tenu à Kazan, en Russie, en octobre 2024 a permis d’accueillir treize nouveaux membres ayant le statut de pays partenaires. Il s’agit de l’Algérie, la Biélorussie, la Bolivie, Cuba, l’Indonésie, le Kazakhstan, la Malaisie, le Nigeria, la Thaïlande, la Turquie, l’Ouganda, l’Ouzbékistan et le Vietnam.
Algérie : L’inclusion de l’Algérie, acteur-clé dans le secteur énergétique africain, notamment dans le pétrole et le gaz naturel, renforce l’influence des BRICS sur les marchés mondiaux de l’énergie.
Biélorussie : Alliée proche de la Russie, la Biélorussie apporte une valeur géopolitique stratégique, notamment en Europe de l’Est, où les tensions entre l’OTAN et la Russie restent élevées.
Bolivie : Connue pour ses riches réserves de lithium, la Bolivie devrait contribuer aux plans des BRICS pour étendre leur rôle dans la production mondiale d’énergie verte.
Cuba : Ses liens de longue date avec la Russie et la Chine font de Cuba un allié politique important dans les régions des Caraïbes et d’Amérique latine.
Indonésie (275 millions d’habitants) : La plus grande économie d’Asie du Sud-Est, 6e économie mondiale et 1re économie de l’ASEAN, l’Indonésie affiche une croissance de long terme de +5,3% depuis la crise asiatique de 1997. Membre du G20, le partenariat de l’Indonésie signale l’engagement croissant des BRICS dans cette région. L’Indonésie détient les plus importantes réserves mondiales de nickel ; la transformation du nickel pour la fabrication de batteries électriques est la clé de son programme de développement national.
Kazakhstan : Le plus grand pays enclavé du monde et un acteur-clé dans la région économique eurasienne, le Kazakhstan apporte d’importantes ressources naturelles, dont l’uranium et le pétrole.
Malaisie : Grand exportateur d’électronique et de matières premières, la force économique de la Malaisie ajoute davantage de diversité aux alliances économiques des BRICS en Asie du Sud-Est.
Nigeria : La plus grande économie d’Afrique, le partenariat du Nigeria avec les BRICS offre une porte d’entrée vers l’Afrique de l’Ouest et l’accès à d’immenses ressources naturelles, dont le pétrole et le gaz.
Thaïlande : Hub central dans les secteurs de la fabrication et du tourisme en Asie du Sud-Est, l’inclusion de la Thaïlande devrait renforcer les liens commerciaux régionaux au sein des BRICS.
Turquie : Pont géopolitique entre l’Europe et l’Asie, le partenariat de la Turquie avec les BRICS pourrait modifier les dynamiques de pouvoir régionales, notamment au Moyen-Orient et en Europe de l’Est.
Ouganda : Acteur émergent en Afrique de l’Est, le potentiel de l’Ouganda dans l’agriculture et la production pétrolière renforce l’empreinte des BRICS sur le continent africain.
Ouzbékistan : Riche en minéraux et hub stratégique en Asie centrale, le partenariat de l’Ouzbékistan apporte une valeur économique et géopolitique, notamment pour connecter les marchés asiatiques.
Vietnam : Connu pour sa croissance économique rapide, le rôle du Vietnam en tant que puissance manufacturière en Asie ajoute un poids significatif aux stratégies économiques des BRICS.
Ainsi, les BRICS Plus élargis aux pays partenaires couvrent aujourd’hui un large spectre des productions mondiales (produits manufacturés, énergie, matières premières, métaux stratégiques, produits agricoles, services).
Les BRICS, reflet de la fragmentation irréversible de l’ordre mondial
L’ancien ordre mondial se lézarde sur ses piliers, monétaire, financier, énergétique et géopolitique. La guerre d’Ukraine rebat les cartes, tandis que la guerre d’extermination perpétrée on line par Israël à Ghaza ravive les rancœurs historiques des peuples et des Etats du Sud global contre cet Occident collectif qui affiche, de manière crue, cruelle et criarde, sa politique de double standard, quand le mis en cause fait partie de son camp, permettant «le génocide le plus transparent de l’histoire de l’humanité», comme le relève, implacable, Richard Falk, spécialiste du droit international et expert de l’ONU.Jouissant d’une impunité garantie par l’Occident collectif, Israël a ignoré avec mépris et arrogance les ordonnances de la Cour internationale de justice prises à son encontre et la décision du procureur de la Cour pénale internationale relative à des mandats d’arrêt contre Benjamin Netanyahu et son ministre de la Guerre.
Depuis la création du Conseil de sécurité des Nations unies en 1945, les Etats-Unis ont utilisé à 86 reprises le droit de veto, dont 46 fois pour empêcher une résolution condamnant, leur allié, Israël.
Un Occident collectif qui a ouvertement et à maintes reprises violé les règles de l’ONU après la fin de la guerre froide, comme en ont fait la démonstration les Etats-Unis et leurs alliés qui ont attaqué cinq pays sur quatre continents sans l’autorisation de l’ONU : Panama, Serbie, Afghanistan, Irak (la deuxième guerre) et Libye. Le Nord global est, plus que jamais, perçu comme le bloc des anciennes puissances coloniales, tenues pour responsables de l’état de sous-développement dans lequel le Sud est maintenu depuis des siècles et de la nature injuste de l’ordre mondial existant. La profonde asymétrie entre le Nord et le Sud, qui plonge ses racines dans des rapports de domination et d’exploitation séculaires, s’est creusée en particulier pour les pays les moins avancés. Le rapport 2024 d’Oxfam intitulé Inequality Inc. avertit : Les pays du Nord concentrent 69% de la richesse mondiale et 74% des fortunes des milliardaires. Oxfam souligne que la concentration contemporaine des richesses a commencé avec le colonialisme et l’empire. Depuis lors, «les relations néocoloniales avec le Sud global persistent, perpétuant les déséquilibres économiques et truquant les règles économiques en faveur des nations riches». En réalité, le développement au centre capitaliste et le sous-développement à sa périphérie sont les éléments corrélatifs d’un seul processus, ils condamnent la périphérie à une «éternelle» accumulation primitive au bénéfice du Centre.
Les BRICS : Quelle alternative à l’ordre mondial existant ?
–Une priorité : mettre fin à l’impérialisme du billet vert
L’attractivité croissante des BRICS est portée par la vague de fond qui défie l’hégémonie occidentale jusque dans son pilier par excellence, la devise US, le dollar. L’Occident contrôle le monde par les médias, l’information, autant que par la monnaie, la puissance militaire, la technologie, et c’est donc sur ces terrains que les puissances alternatives des BRICS veulent introduire des changements et des rééquilibrages. Mais un de leurs axes prioritaires reste la dédollarisation et en tout premier lieu la dépétrodollarisation. D’où des choix énergétiques et géostratégiques des BRICS, à cette étape, visant à contrôler dans un premier temps le pétrole et les voies de navigation et à diminuer de l’influence des Etats-Unis et de l’Union européenne (UE), en réduisant le poids du dollar et de l’euro dans leurs échanges mutuels. La caractéristique de cette remise en question de l’ordre monétaire mondial est la multiplication des initiatives visant à s’affranchir de la domination de la monnaie-étalon, en privilégiant le recours aux monnaies locales dans les transactions commerciales bilatérales.
Les BRICS, en effet, se positionnent de plus en plus comme un contrepouvoir face à l’hégémonie occidentale, notamment en matière monétaire. La part des monnaies nationales dans les règlements mutuels augmente et fait tache d’huile. La Chine, la Russie, le Brésil, l’Inde, les pays de l’ASEAN, le Kenya, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes commerciaux. Moscou et Pékin ont réduit à presque zéro les règlements commerciaux mutuels en dollars et en euros, à la fin de l’année 2023, et règlent déjà leurs comptes en roubles et en yuans. En mai 2024, la part du yuan dans les échanges commerciaux a de nouveau atteint un nouveau record, atteignant 53,6 pour cent. Sa part sur le marché de gré à gré était de 39,2 pour cent. Ainsi, le yuan devient la principale monnaie de change et de règlement en Russie.
Les BRICS : principal «challenger de l’ordre monocentrique occidental»
En ligne de mire, une hiérarchie de caractère euro-atlantiste affirmé, issue de rapports de force forgés tout au long des siècles de l’industrialisation et de la colonisation, dotée du «pouvoir structurel» de façonner et de déterminer le destin du monde, qui se voit contesté et remis en cause dans ses institutions-clés. Les BRICS qui se posent en tant que «champion des besoins et des préoccupations des peuples du Sud» et comme le principal «challenger de l’ordre monocentrique occidental» entendent œuvrer à la construction de nouveaux équilibres globaux, à une nouvelle répartition du pouvoir mondial, à un rééquilibre vers un ordre mondial multipolaire plus inclusif, plus juste et démocratique, et, in fine, poser les jalons d’une organisation économique alternative à celle de l’Occident, qui échappe au contrôle politique otanien et donc au contrôle économico-financier de Wall Street, du Trésor américain et de la City de Londres.
En d’autres termes, remodeler l’ordre qui régente le monde depuis des siècles. Vaste ambition, il va sans dire, aux dimensions planétaires et aux visées multiples, politiques, économiques, géostratégiques, qui impliquent nécessairement de s’interroger quant au potentiel, aux capacités et aux atouts dont disposent, dans cette optique, les BRICS. (A suivre)
Par Abdelatif Rebah , Économiste