L’économie algérienne 60 ans plus tard : bilan et perspectives

28/06/2022 mis à jour: 09:17
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Photo : D. R.

L’économie algérienne fête ses 60 ans ce 5 juillet 2022. Beaucoup de chemin a été parcouru et d’énormes progrès accomplis qui auraient d’ailleurs pu être encore plus marqués n’eussent été le manque de qualité des politiques publiques et l’adoption de mesures qui s’inscrivaient à contre-courant de la dynamique économique du pays. Ce soixantième anniversaire offre l’opportunité d’établir un bilan économique objectif sur la base duquel devrait être tracée une feuille de route qui permettrait de transformer l’Algérie en pays émergent au cours des trente prochaines années (un objectif à portée de main du pays).

Cette feuille de route devrait être guidée par deux principes directeurs : (1) transitionner de la redistribution massive (pierre angulaire de la politique publique au cours des 60 derniers années et que le pays ne peut plus s’offrir) à la mise en place d’un écosystème offrant aux citoyens de 2022 et des années qui suivent des opportunités économiques (au lieu d’assistance financière inefficace); et (2) épouser les trends géostratégiques, notamment ceux qui se dessinent dans le sillage de la pandémie actuelle et du conflit armé en Ukraine afin de créer une économie productive, diversifiée, flexible et compétitive.

Un premier article établira un bilan économique et social à fin 2022. Un second article-compagnon présentera les contours de ce que pourrait être une nouvelle stratégie de refondation de l’économie algérienne.

L’Algérie, en juillet 1962, un pays exsangue. Après 132 ans de présence française violente (sous la double forme de colonie de peuplement et de colonie d’exploitation économique), y compris une guerre de libération sanglante qui a duré 8 ans, l’Algérie est un pays meurtri avec : (1) un million de martyrs ; (2) une population profondément déracinée en raison de la politique des zones interdites et des regroupements, illustrée par des déplacements internes (700 000 déplacés) et externes (300 000 réfugiés) ; et (3) une économie coloniale extravertie basée sur une agriculture moderne (viticulture, céréaliculture et maraîchages) fonctionnant au bénéfice exclusif de la métropole et des populations européennes.

Reléguée à des activités incapables d’assurer sa subsistance (artisanat local en baisse et agriculture traditionnelle), la population algérienne subissait le chômage (2 000 000 personnes), la précarité (un niveau de vie n’atteignant pas ¼ de celui de la population européenne) et la pauvreté extrême (45% de la population). Par ailleurs, elle se retrouvait entassée dans de nombreux bidonvilles autour des grands centres urbains.

A ce tableau très sombre, ajoutons le dénuement total du pays en ressources humaines qualifiées (entre autres 3 architectes, 10 médecins, 10 ingénieurs et quelques dizaines de professeurs), une très faible scolarisation des enfants d’âge scolaire (10%) et seulement 145 établissements de santé à travers l’ensemble du pays. Cette situation d’extrême précarité a été aggravée par le départ des cadres européens, l’exode des capitaux et la fermeture du marché français.

Les deux grandes phases de l’histoire économique du pays depuis 1962 à nos jours

1. Construction d’une économie d’Etat (1962-1989). Afin de rompre avec le schéma d’extraversion hérité de la période coloniale, une stratégie de développement a été mise en œuvre à partir de 1962 qui s’était articulée en quatre temps : (i) la phase d’urgence (1962-1965) devant répondre aux besoins fondamentaux d’une population considérablement éprouvée et appauvrie par le long conflit ; (ii) le plan triennal (1967-1969) visant à réduire les inégalités régionales et préparer la voie à une planification intensive en matière d’investissements publics; (iii) les plans quadriennaux (1970-1973 et 1974-1977), instruments d’une stratégie visant à engager des investissements importants pour construire un modèle de développement intégré fondé sur le concept des «industries industrialisantes».

Cette stratégie s’essoufflera à la fin des années 1980 en raison de plusieurs facteurs négatifs, dont la lourdeur du processus de planification, la faible intégration intersectorielle et un endettement extérieur lourd ; et (iv) une planification indicative par le biais de deux plans quinquennaux 1980-1984 et 1985-1989 pour parer aux échecs et insuffisances accumulés pendant la phase d’accumulation centralisée des années 1970.

2. Déconstruction de l’économie d’Etat et migration sans conviction vers une économie libérale (1994-2019) illustrée par quatre grands moments :

• La crise aiguë de la balance des paiements de 1993. La mauvaise gestion du choc pétrolier de 1986 (mesures partielles prises avec retard et sans conviction et refus injustifié de relever le défi du lourd fardeau de la dette extérieure qui étouffait le pays) a conduit le pays à une crise aiguë de la balance des paiements, un affaissement de la classe moyenne construite dans les années 1970 et à un recours inévitable aux institutions de Bretton Woods.

• Le programme global et cohérent de réformes macroéconomiques et structurelles (1994-1998) : signé en avril 1994 avec le FMI au titre d’un premier accord de stand by (1994-1995) et en 1995 dans le cadre d’un second accord au titre de la facilité de financement élargie (1995-1998).

Ce programme visait à contenir la demande globale, mettre en place des réformes structurelles pour opérer la transition d’une économie planifiée à une économie de marché diversifiée et déployer un volet social pour protéger les segments les plus vulnérables de la population des effets négatifs de l’ajustement structurel.

Ce programme - que certains grands pays avaient refusé de soutenir - a permis la mise en place de la première génération de réformes et le démarrage de la seconde grande période de l’histoire économique du pays.

• Un rééchelonnement favorable au pays (1994-96) : qui a permis d’obtenir : (1) du Club de Paris (dette publique) $12 milliards d’allégement de trésorerie et de baisser le service de la dette de 82% des exportations à 42% en 1995 et à 31% en 1996 ; et (2) du Club de Londres (dette privée) $3,23 milliards d’allégement de trésorerie et des conversions et rachats de dette.

• Deux décennies d’immobilisme en matière de réformes économiques défavorables au futur du pays (2000-2020). En l’absence d’une vision à long terme, et avec le retour d’une rente abondante à partir de 2000 ($1000 milliards en 19 ans), les autorités ont fait un choix en faveur d’une consommation publique et privée qui très vite est devenue effrénée et ostentatoire et en l’absence de garde-fous et de recalibrage une source de gaspillage des ressources extérieures du pays, de corruption à très grande échelle et de fuite des capitaux (environ $150 milliards sur 20 ans).

Ce choix a entraîné l’abolition des réformes précédentes (pour réinstaller la distribution de masse) et l’abandon de la seconde génération des réformes (qui aurait pu fournir au pays une forte assise économique en renforçant sa résilience et sa viabilité et l’élargissant du PIB potentiel). Ces choix stratégiques ont déjà pesé lourdement sur le pays face aux chocs pétroliers de 2014 et 2020 et face à la pandémie. Ils continueront de peser pendant de très longues années sur l’avenir économique du pays.

Les progrès accomplis en 60 ans ont été considérables en raison d’investissements substantiels soutenus depuis l’indépendance

1. Investissement public, croissance économique, emploi et revenu par tête d’habitant. Entre 1962 et 1989, un taux d’investissement moyen de 34% en appui de la construction d’une économie publique a permis de générer une croissance moyenne de 5,3%, réduire le chômage de 32% à 17,2% de la population active et augmenter le revenu par tête d’habitant de $172 à $2215. Pour ce qui est des trente dernières années (1990-2019), le taux d’investissement moyen est passé à 35,3% du PIB, générant une croissance moyenne de 2,8%, une nouvelle baisse du chômage de 26% à 10,8% et une nouvelle hausse du revenu par tête d’habitant de $2215 à $4114.

2. Les indicateurs sociaux reflètent des progrès considérables : Le niveau des dépenses sociales est passé de 10 % du PIB environ au cours des 30 premières années (1962-1989) à environ 22% du PIB au cours des années 2000-2019, y compris des subventions et transferts (12,5% du PIB en 2021).

Ces dépenses considérables ont permis de réaliser des progrès impressionnants en matière d’éducation (dont l’accès à l’enseignement primaire (100%) et secondaire (99%) et un ratio élève/enseignant de 7,2%) ; en matière de santé (taux de mortalité de 5 pour 1000 ; taux de mortalité infantile de 18 pour 1000 ; espérance de vie à la naissance à 77 ans) ; et en matière de réduction de la pauvreté (ratio de la population pauvre disposant de $1,90/jour à 0,4%).

Les chocs pétroliers de 2014 et 2020 ont, cependant réduit les dépenses sociales de 1 point de pourcentage. Ce qui pose désormais les problèmes de la qualité des services sociaux et des politiques publiques appropriées pour faire mieux avec moins.

3. Une répartition du revenu national favorisant la réémergence de la classe moyenne. Si la part du revenu national de 1/5 des ménages les plus aisés a baissé de 47,1% à 37,20%, a contrario celle des ménages intermédiaires a progressé de 48,8% à 53,5 %, consacrant la réémergence de la classe moyenne. Toutefois, les chocs pétrolier et sanitaire de mars 2020 ont bousculé les équilibres macroéconomiques, accru le chômage (environ 2 millions de personnes), fait baisser les revenus des ménages à $4010 en 2019 et recreusé quelque peu les inégalités sociales (l’indice de Gini est remonté à 42 % en 2019).

4. La montée d’une nouvelle génération de la population : qui souhaite travailler, créer, entreprendre, innover et participer à la reconstruction de l’économie du pays. Cette nouvelle génération est un atout considérable pour le pays.

Les autorités devraient répondre à cette dernière en abandonnant définitivement la redistribution de masse en faveur de la création d’opportunités économiques par le biais de politiques publiques appropriées visant, entre autres, à renforcer la formation, l’accès aux formes modernes de financement et la mise en place d’un écosystème favorisant l’innovation.

Les facteurs de ralentissement de la dynamique économique

1. L’inefficience de l’investissement public qui a pénalisé au cours des trente dernières années: (1) la croissance : qui a atteint une moyenne de 2,8 % au lieu de 7% au moins (soit une perte de richesse d’environ $100 milliards) ; (2) l’emploi : il a été créé 3,7 millions d’emplois au lieu des 7,9 millions attendus (une perte de 4,2 millions d’emplois) avec un coût unitaire de $116,200 en moyenne (le double de la norme internationale applicable à l’Algérie) ; et (3) la fiscalité : avec la perte d’au moins 1-1,5 point de pourcentage du PIB en termes de recettes fiscales nouvelles. In fine, le pays aurait pu épargner $200 milliards en 20 ans pour atteindre ces mêmes résultats.

2. L’absence de vision à long terme, de stratégie de refondation et de plan d’action : Ces outils auraient pu guider l’action des autorités depuis 20 ans pour reconfigurer l’économie algérienne dans le sens d’une diversification des activités économiques, d’une plus grande flexibilité et d’une compétitivité externe.

3. Des contraintes structurelles multiples, dont : (1) un retour, à partir de 2014 de barrières non tarifaires, de restrictions diverses et de barrières tarifaires (entre 30 et 200% sur plus de 1000 produits) qui ont poussé l’indice de restriction du commerce extérieur à 0,38 (0 étant excellent et 1 étant la limite théorique de la restriction totale) ; (2) une insertion internationale en panne qui bloque le commerce extérieur; (3) une coupure du système financier international qui ne facilite la mobilisation de l’épargne internationale (le pays ne survit que grâce à ses propres réserves internationales de change, une situation intenable) ; et (4) des rigidités structurelles à tous les niveaux ne favorisant pas l’esprit d’entreprise.

4. Des politiques macroéconomiques incohérentes sans objectifs clairs pour extraire le pays de la crise économique. La non viabilité des finances publiques n’est toujours pas hissée au top des priorités macroéconomiques, favorisant une demande publique sans rapport avec la capacité de l’économie, générant de la création monétaire et de l’inflation structurelle et plaçant ainsi l’économie sous stress permanent. Un cercle vicieux.

1. Les chocs sanitaire et pétrolier de mars 2020 : du fait de la violence de ce choc et d’un niveau de relance budgétaire insuffisant (2,2% du PIB), l’économie algérienne (déjà fragilisée par la mauvaise gestion du choc pétrolier de 2014) sort graduellement de ces derniers avec un coût humain élevé ; une exacerbation des déséquilibres macroéconomiques ; et un recul des indicateurs sociaux dont l’espérance de vie, le taux de pauvreté, le taux de participation des femmes et l’indice du capital humain). La classe moyenne en sort très affaiblie avec une moindre part du revenu national et une perte élevée de pouvoir d’achat.

Quel avenir pour l’Algérie au cours des trente prochaines années ? Il est urgent de réparer les dommages structurels de l’économie du pays et refonder cette dernière sur des bases différentes. La remontée actuelle des prix du pétrole ne doit pas occulter la profondeur des défis macroéconomiques et structurels du pays d’autant plus que le contexte mondial est incertain en raison des chocs de la demande et de l’offre déclenchés par la pandémie et des chocs énergétiques et alimentaires nés du conflit ukrainien.

De plus, d’autres chocs ne sont pas à écarter. Il est donc vital de se donner une vision 2050, une première stratégie décennale et un premier plan de redressement à moyen terme (2023-2026). Nous discuterons ces points dans le second article de cette série sur le 60e anniversaire de l’économie algérienne.

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