Le colonisateur a exproprié dans les pays occupés des ressources culturelles dont il se prétend le gardien même après la décolonisation.
Dans son livre Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée, paru il y a peu aux éditions La Fabrique (Paris 2023), Françoise Vergès détricote l’histoire d’une spoliation : «Le musée occidental est cet étrange endroit où l’on peut trouver dans le même espace des tableaux, des objets, des meubles et des statues couvrant plusieurs continents et plusieurs époques, mais aussi, par centaines de milliers, des restes humains - crânes, os, cheveux.
Cette institution, associée à la grandeur de la nation, naît dans sa forme actuelle au XVIIIe siècle». Il «acquiert véritablement sa gloire au XIXe siècle, lorsque s’ajoutent aux collections des milliers d’objets d’art et de restes humains que lui apportent soldats, officiers, missionnaires, explorateurs, marchands et administrateurs à l’issue des guerres impérialistes et de la colonisation».
François Vergès a choisi de s’intéresser à ce thème du «musée universel», mythe occidental par excellence, présenté comme la triste et hypocrite apologie des prétendues lumières qui éclairent le monde, «né des expéditions coloniales et des ‘‘découvertes’’ de continents lointains».
Faciliter les demandes de restitution
«L’attraction de ce modèle sur le reste du monde est incontournable» et, sans le défaire, comment se défaire des a priori dressés dans l’imaginaire mondial pour cacher la domination des esprits.
Se décoloniser passe aussi par cette réappropriation : «La colonisation reste d’actualité à travers tous les processus d’accumulation par dépossession – l’accaparement des terres et des mers, la surexploitation des corps non blancs sous la protection des groupes armés et l’organisation du transport de richesses au niveau planétaire, sous le régime des lois du commerce dictés par l’Occident».
Elle ajoute, comme précision utile que «les arts et la culture ont toujours été des terrains de bataille, hier comme aujourd’hui». Ainsi, ce n’est pas sans raison que «l’histoire du musée universel est inséparable des demandes de restitution et de réparation».
Elle plaide pour un mécanisme presque parfait dans lequel «dès qu’une demande de restitution est exprimée», toutes les facilités soient mises en place entre l’ex-pays colonisé et la puissance colonisatrice : «Accès aux inventaires, bourses de recherche, coût des ‘‘repatriations’’ assumé par le pays détenteur des objets, formation du personnel à la conservation, retour sans condition…»
Ravages en Palestine, Irak ou Afghanistan
Dans l’ouvrage, François Vergès donne maints exemples de détournement des règles les plus basiques de respect des peuples. A ce sujet, l’écrasement de la propriété et du patrimoine culturel palestiniens dès la proclamation de l’Etat sioniste est révélateur de cet anéantissement culturel.
Le pillage des richesses patrimoniales irakiennes ou afghanes à la faveur de l’envahissement américain de ces zones géographiques est terrifiant, s’ajoutant aux pertes humaines désastreuses, et à la perte de sens pour les survivants : «Les guerres impérialistes affectent durablement les œuvres artistiques du Sud global : 15 000 objets pillés en quatre jours ors de l’arrivée des troupes étasuniennes à Bagdad en 2003, les villes de Nimrud et Mossoul dévastées.
Vingt ans de guerre impérialiste en Afghanistan ont conduit à la création d’une industrie du trafic par des chefs de guerre, les armées d’invasion, des criminels et des talibans. Cambodge, Syrie, Liban et maintenant Ukraine voient leurs richesses artistiques objet de vol et de trafic» qui «nourrit les circuits de vente et d’achat public, privés et clandestins».
Françoise Vergès, dans le développement de son ouvrage, décrit les mouvements de contestation en France pour une remise à plat de ce poison qu’est la domination par l’art. Elle cite en particulier le Musée de l’immigration de la Porte dorée à Paris.
En 2010, des sans papiers africains, chinois pakistanais occupèrent le hall d’entrée pendant des jours pour réclamer leur régularisation en ce lieu tout indiqué d’exposition des travers de la colonisation, une façon de «rappeler à la société française que son confort et sa richesse se sont faite sur le dos de femmes et d’hommes qui étaient leurs ancêtres et qui devaient fuir une pauvreté causée hier par la colonisation française, aujourd’hui par l’impérialisme».
60% des musées sont en Europe
Et l’auteure de se demander «quel rapport tracer entre la colonialité de la construction européenne et le musée». Sachant la disparité mondiale qui voient plus de 60% des musées être situés en Europe occidentale… pour moins de 1% en Afrique et moins de 0,7% dans les pays arabes. A ce sujet, François Vergès questionne le pourquoi et le comment de l’«exportation» du musée parisien du Louvre dans une antenne à Abou Dhabi, ainsi que le musée américain Guggenheim et le British muséum, contribuant «à faire du musée universel le miroir de la stabilité, de l’harmonie et de la tutelle bienveillante de cheikhs».
Dans cet ouvrage critique du musée universel à l’aune de la décolonisation, l’auteure apporte une réflexion richement documentée dont le détail pourrait nourrir plusieurs volumes.