Le 8 mars doit devenir une journée de lutte pour le Droit à la VIE

19/02/2022 mis à jour: 14:27
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Keltoum n’est pas seulement une victime de féminicide, qu’on va enterrer rapidement pour l’oublier. Elle a été une jeune femme dynamique, avec des projets, une aspiration à être autonome, et dans le défi de rendre ses enfants heureux. Elle n’était pas la «victime» abattue et larmoyante. Elle était toujours correctement mise, le regard droit et la parole claire. 

C’est ce qui dérangeait sûrement beaucoup. Elle écrivait de très beaux textes sur l’amour des enfants. 
Une jeune femme pleine de courage, de volonté, qui exigeait des droits. Dans sa détermination face aux innombrables obstacles rencontrés, elle riait de rage et c’est peut-être ce qui perturbait «les règles du jeu». «Donnez-moi un minuscule local pour faire les gâteaux et où je vivrai avec mes enfants, et je ne voudrais même pas de votre logement social, j’achèterai l’AADL.» Elle avait des rêves. 

KELTOUM, 33 ans, est assassinée par son ex-époux le 13 février 2022 à Boumerdès

Keltoum était venue nous voir au réseau Wassila en septembre 2021. Elle nous était apparue comme une jeune lycéenne. 

Mariée à 16 ans, par une famille découragée par la misère, père décédé, trop de filles, trop de bouches à nourrir, elle se retrouve avec un drogué dealer. Dès les premiers mois, elle pense à fuir mais elle est rapidement enceinte et retourner dans une famille qui ne veut pas tellement d’elle la décourage. Alors elle se résigne à supporter les coups, les menaces, et après quelques années, c’est elle qui travaille pour lui. Elle fait une formation en pâtisserie et même de formatrice dans cette spécialité. 

Après son troisième enfant, elle se décide. Elle demande le divorce, mais personne ne peut l’accepter avec trois enfants. Alors elle reste encore une année après le divorce à partager le logement social qu’ils avaient obtenu (à son seul nom à lui, l’homme selon la LOI, mais qui n’est même pas «responsable de famille» ). Les coups ne sont plus suffisants, il tente de l’égorger. Là, elle décide de fuir, car elle tient à rester en vie pour ses enfants. Elle séjourne sept mois dans un centre d’hébergement, séparée de ses enfants, période la plus dure de sa vie. L’homme retire sa fille de l’école pour s’occuper de ses frères, néglige les enfants qui sont malades. 

Dans les centres d’hébergement, les femmes ne décident pas de leurs mouvements. Le règlement est strict, elles ne sont pas autorisées à sortir régler leurs problèmes. Mais comment vont-elles acquérir leur autonomie ? Dans ses tentatives de récupérer ses enfants, avec des pourparlers, des justificatifs, l’autorisation de sortie est enfin signée mais en retard, et elle rate son rendez-vous avec le juge des mineurs. Elle quitte le centre. De courts séjours dans sa famille lui prouvent qu’elle doit trouver une autre solution. 

Un jour, désespérée de ne pouvoir recueillir ses enfants, sans argent et sans logement, elle se rend à l’hôpital Mustapha et propose de vendre un rein. Elle envoie des courriers à l’APC pour un petit local, une cave, un garage. Elle inonde de demandes les services publics pour un petit emploi, un petit espace pour exercer son activité. Elle parvient à trouver de l’aide pour une location, condition posée par le juge pour lui rendre ses enfants, sinon il les lui reprendra. Mais encore faut-il trouver une agence immobilière prête à lui louer, car certaines se font les «chantres de la morale patriarcale» et de la discrimination la plus illégale : pas de location pour une femme seule, même avec enfants ! Après beaucoup de sollicitations et de garanties, elle trouve enfin un logement pour réunir ses enfants. Elle n’en aura profité que deux mois, période où elle inscrit les enfants à l’école, sa fille reprend les cours, elle soigne son fils malade et fait faire des lunettes à celui qui voyait mal. 

L’ex-époux la menace toujours. Elle parle de ces intimidations aux diverses autorités judiciaires et administratives, de la tentative de meurtre, elle montre les enregistrements, mais rien, aucune enquête ne suivra. Il lui envoyait des vidéos où il exposait quantité de drogues pour montrer qu’il avait de l’argent et qu’elle avait intérêt à revenir ! Il ne verse pas la pension alimentaire des enfants, mais il se remarie. Là, elle pense avoir un peu de répit, peut-être qu’il va l’oublier… 

Battante, elle ne se résigne jamais. Elle est épileptique mais ne prend plus son traitement pour «rester lucide», disait-elle. Chaque refus, chaque porte fermée lui font prendre conscience qu’elle doit encore lutter ! La DAS ne lui avait pas payé depuis plusieurs mois la pension des enfants, comme s’ils n’avaient pas besoin de manger tous les jours. Un des responsables parle de «ces femmes qui au bout de quelques mois ou d’années de mariage font des ‘‘caprices’’ et demandent le khol». «Comment va-t-il ce pauvre homme, avec un bas salaire, payer la pension alimentaire des enfants, sans parler de l’allocation logement ?» En fait, certaines femmes trouvent le bonheur dans le mariage et s’en détournent !

Mais Keltoum s’accroche. Elle appelle tous les jours le centre d’écoute du réseau Wassila, un court moment, pour informer de ses nouvelles démarches et trouver un peu de courage. En recherchant un emploi, elle affronte régulièrement le harcèlement sexuel des «rapaces», aussi bien dans les institutions publiques que privées, rapaces à l’affût de la moindre faiblesse, de la moindre fragilité, de quoi décourager les plus solides. Keltoum avait particulièrement peur pour sa fille de 14 ans, cible trop facile pour des charognards. Mais sa joie de vivre ne la quittait pas. Elle nous envoie une vidéo où elle s’amuse avec son plus jeune fils à se laisser glisser sur un muret comme sur un toboggan, et une où elle danse avec ses enfants. 

Elle reprend courage et emprunte pour construire une baraque, car il n’est pas question de les laisser au père qui manipule de la drogue quotidiennement. Elle est contente, fière de nous montrer des murs qui montent, elle vient d’acheter encore des briques, du sable, il lui manque des «ternit». Elle va s’en tirer, elle connaît les voisins, et des associations promettent des aides. 

Nous avons passé le mardi 8 février 2022 avec elle, à l’accompagner dans son dernier tour des institutions. D’abord à l’APC où le président a refusé de la recevoir, mais des élus ont accepté de l’écouter, avec attention et empathie parfois, et certains avec agacement. L’un d’eux nous interpellera : «Ah ! Votre association encourage l’illégalité !» 

Par contre jeter une femme avec 3 enfants dans la rue n’est pas illégal moralement, ni scandaleux ! Mais si cela arrivait à votre fille, «Ah ! Non jamais !» Impossible pour sa fille, mais cela arrive à de trop nombreuses femmes avec ou sans enfants. «Qu’elle aille en justice puisque la loi impose à l’ex-époux de payer une location ?» On connaît la loi, quant à son application, c’est une autre affaire !

Le chef de daïra nous reçoit et la sermonne avec vigueur en lui disant qu’elle aura 0 point dans l’étude de sa demande de logement en commission, car elle est trop récente ! Effectivement, c’est le règlement, mais la loi de l’urgence et de l’exception face à une femme et des enfants en danger n’est-elle pas à prendre en compte. Non ! 

Pas d’exception ! Risquer sa position ? «Tabki yemah ou ma tebkich yema !» C’est juste. Personne ne pleurera, sauf les enfants et la mère et les sœurs de Keltoum. L’affaire est jugée.

La DAS invoque une erreur dans la comptabilité pour le versement de la pension alimentaire des enfants. Attendre. La bureaucratie est généreuse en temps, particulièrement celui des catégories les plus fragiles. Les enfants peuvent encore rester au pain et à l’eau qu’ils ont parfois comme seul repas. 
L’administration est un mur. Je ne veux rien voir, rien entendre. 

La baraque est détruite ce même jour, mais d’autres baraques sont toujours en place. Ses espoirs de s’en sortir sont encore brisés, elle est épuisée mais elle rit nerveusement. Elle demande une copie de l’ordre de démolition au responsable qui la renvoie vers la brigade de gendarmerie. Ce même chef de brigade qui l’avait aidée à récupérer ses enfants ne comprend pas qu’on l’envoie vers lui, alors que l’ordre de démolition vient de l’APC. 

Il est 8h30, elle vient d’accompagner sa fille à l’école, les deux garçons de 11 et 3 ans sont avec elle. Tandis qu’elle parle à sa mère au téléphone, demandant l’aide de son frère car les menaces sont de plus en plus fréquentes et précises, l’homme frappe à la porte et s’introduit précipitamment, lui portant de violents coups à la tête. Et devant ses enfants de 10 et 3 ans, il l’achève avec un couteau qu’il a ramené avec lui. Il va chercher sa fille au CEM où elle est en cours, mais elle refuse de le suivre, sans avoir idée des événements. 

Une femme de 33 ans a perdu la vie d’une manière atroce et trois orphelins se retrouvent seuls. Morte de la main d’un ex-mari mais aussi du fait d’une société qui ferme les oreilles et les yeux devant la réalité de ces catégories les plus fragiles. Notre société est très indulgente envers les criminels, particulièrement quand les victimes sont des femmes, de catégories défavorisées, et la justice ne prend pas au sérieux les menaces auxquelles elles font face. 

Pourquoi Keltoum n’a-t-elle pas été protégée ? Pourquoi le criminel n’a-t-il pas été interpellé et mis en garde par les autorités, alors que c’est quelqu’un de dangereux ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’enquête après qu’elle ait montré les enregistrements vidéos, qu’elle ait dénoncé sa tentative de l’égorger ? Pourtant, une tentative de crime est considérée par la loi comme le crime lui-même. Pourquoi ne lui a-t-on pas trouvé une solution d’hébergement, même provisoire  ? Comment des agences immobilières excluent les femmes de la location, un service qu’ils doivent à tous les citoyens et citoyennes ? 

Nous sommes allées lui rendre un dernier hommage à la morgue, à ce frêle corps sous un drap de blanc sale. Sa fille, qui tenait absolument à la voir, s’est effondrée devant le visage meurtri. Les plus jeunes n’ont pas encore compris qu’ils ne la reverront plus jamais, ils sont pris dans un tourbillon de déplacements, de personnes tout à coup plus nombreuses autour d’eux, à leur demander de répéter encore et encore ce qu’ils ont vu, sans égard pour leur traumatisme. Une employée de l’hôpital, de passage, n’a pas cessé d’intimer à sa fille : «C’est ton père quoi qu’il ait fait ! C’est ton père !» déclamant haut et fort en s’assurant que tout le monde était suspendu à ses lèvres : «Une femme qui trahit son mari mérite d’être égorgée !» Mais de qui parlait-elle ? 

Toute femme assassinée ne peut être qu’une femme adultère ? Elle est donc responsable et n’a eu que le traitement qu’elle mérite ? Et c’est à la fille de Keltoum que s’adresse cette sentence de mort ? C’est le meilleur argument pour justifier toutes les violences, tous les crimes contre les femmes !

Un dernier regard à ce que fut Keltoum, et on nous annonce qu’une gamine de 17 ans, massacrée par un homme, vient d’être ramenée à la morgue. 

Par Dalila Iamarène  
Réseau Wassila 

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