Artiste-peintre autodidacte, passionnée de littérature, de lectures philosophiques, de musique et de sculpture, Aya Bennacer a créé l’événement pour sa première apparition publique.
On sentait bien son bonheur dessiné dans ses yeux et porté par sa voix tremblante et ses gestes furtifs. Elle était heureuse de voir ses toiles exposées pour la première fois en public dans l’ambiance accueillante de la salle de l’Institut français de Constantine.
Aya Bennacer, l’enfant d’Ain Yagout, un petit village de l’Algérie profonde, éloigné du brouhaha des villes, situé sur la route entre Constantine et Batna, n’en revenait pas. Elle s’est retrouvée en cette belle journée printanière, entourée par ses proches et ses amis. Certains sont venus de Batna et d’Oum El Bouaghi, rien que pour assister à cet événement majeur dans sa jeune carrière artistique et lui apporter leurs encouragements.
Après un bac technique, Aya poursuit des études en langue et littérature français à l’ENS de Constantine. Aujourd’hui, elle enseigne le français au lycée. En 2016, alors qu’elle avait 19 ans, elle fait une incursion dans le monde des arts plastiques. Elle fait ses débuts en s’essayant au dessin dans sa chambre de la maison familiale à Aïn Yagout, avec le soutien de sa sœur. Cet espace deviendra son atelier.
Mais comment cela s’est-il passé pour une jeune fille dans un milieu où les loisirs sont une denrée rare ? « J’ai toujours aimé le dessin, mais j’ai pris la décision de devenir peintre en 2019 par pur besoin d’expression ; je lisais, mais je ne maîtrisais jamais les mots ; j’avais vraiment mal à m’exprimer à travers des mots (c’est mon problème toujours), donc j’ai décidé de trouver d’autres moyens pour libérer ce qui était coincé en moi ; ceci a eu lieu grâce à ma sœur qui est aussi artiste passionnée d’art et surtout de dessin ; elle faisait des illustrations en noir, très impressionnantes et originales (elle le fait toujours). Elle m’a donné tout le courage nécessaire pour commencer», s’est-elle confiée à El Watan.
Aya avait surtout ses moments de lecture qui comptaient beaucoup pour elle, notamment les œuvres littéraires et philosophiques, dont les effets sont omniprésents dans ses tableaux. «Au début, je visualisais les personnages des livres que j’ai lus, comme celui d’Akaki Akakievitch dans la nouvelle Le manteau de Nicolas Gogol, et les esclaves dans le roman La Case de l’oncle Tom de l’écrivaine américaine Harriett Beecher Stowe.
J’ai reflété des concepts philosophiques, comme le pessimisme, l’éternel retour chez Friedrich Nietzsche, Emil Cioran et surtout l’absurde, mais aussi des portraits d’écrivains que j’ai passionnément aimé comme Nietzsche, Kafka, Michel Foucault Edgar Allen Poe. Tout ce qui est philosophie a largement contribué à façonner ma vision du monde ».
Des œuvres qui ne laissent pas indifférent
On ne peut pas rester indifférent en regardant les œuvres de la jeune Aya Bennacer dans cette exposition intitulée « Peau inversée. En les contemplant de plus près, avec le recul nécessaire, on est impressionné par les capacités d’expression de cette autodidacte à l’esprit foisonnant d’idées. Le public présent a découvert une jeune artiste pleine de talent, mais aussi audacieuse et ambitieuse à travers une vingtaine d’œuvres réalisées comme une composition de genres et abordant divers sujets.
Dans ses tableaux, on découvre ces personnages étranges, muets, aux regards figés, sortis d’un monde surréaliste. Certains présents, notamment parmi les jeunes, n’hésitaient pas à lui poser des questions pour tenter de comprendre le sens de ses œuvres. «Ce sont des œuvres qui me représentaient, et auxquelles je m’identifie, j’avais un rapport émotionnel pour ce que j’ai lu et ça m’a vraiment aidé pour mieux les visualiser», expliquait-elle.
Ce qui l’amènera à dire : «Mes sources d’inspiration sont mes émotions, les discussions philosophiques avec ma sœur artiste et mon vécu.» Étant autodidacte, Aya apprendra à maîtriser le dessin à force de persévérance et de désir de se perfectionner. «Je croyais que je n’allais pas exposer où montrer mon art aux gens, alors j’étais vraiment libre dans le processus, j’étais loin des yeux et il n’y avait aucun jugement donc je me permettais de faire des erreurs et d’apprendre comme faisait un enfant», disait-elle.
Interrogée sur le fait relevé par certains observateurs au sujet de ses œuvres décrites comme une composition à la limite entre l’abstrait et le surréalisme, elle répond : «Si je veux intégrer mes œuvres dans le monde réel et les analyser selon des mouvements artistiques déjà existants, je pourrais dire que mon art appartient au surréalisme figuratif (l’observateur souvent fait ça pour pouvoir analyser l’œuvre, lier ce qu’il voit à un concept déjà existant), mais moi je les vois autrement.»
Aya a vécu cette occasion qui lui a été donnée pour exposer ses œuvres comme un déclic. «J’ai longtemps retardé l’échéance. Les créatures se faisaient de plus en plus nombreuses, elles s’agitaient dans ma tête, fouillaient dans mes souvenirs, parlaient, commentaient, jugeaient, elles vivaient en moi, dans ma pauvre tête… Et je ne voulais pas qu’elles y meurent. Alors, j’ai un jour décidé de les libérer, de me libérer», a-t-elle reconnu.
Et d’enchaîner : «J’étais heureuse de ma décision de montrer mon art au public pour la première fois. Le soutien de mes amis et celui de Mme Charlotte Aillet, la directrice de l’Institut français de Constantine m’a beaucoup touchée. Je l’ai vraiment appréciée».
En dehors de la peinture, Aya Bennacer est également musicienne et chanteuse. Elle façonne aussi des sculptures et crée des bijoux. «J’étais toujours passionnée de musique, j’ai découvert ma voix a l’âge de huit ans, je voulais m’investir dans la musique, mais mon entourage était hostile aux femmes musiciennes, l’entourage était handicapant pour ma musicienne. Cependant, j’ai appris la guitare toute seule et je faisais tout pour ne pas laisser cet entourage étouffer ma grande passion pour la musique.»
Ses projets ? «Continuer de produire des œuvres d’art et devenir une meilleure musicienne», conclut-elle. Pour ceux qui désirent encore découvrir cette exposition, elle se tient à l’Institut français de Constantine jusqu’au 30 juin.