«Tant que les lions n’auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront à la gloire du chasseur.»
Comme dans la plupart des guerres coloniales, les hommes font l’histoire, mais ne savent pas quelle histoire ils font ! Ainsi, dans ses Mémoires d’espoir, paru en 1970, le Général de Gaulle voulait que l’histoire de l’indépendance algérienne soit transmise ainsi : «D’abord, c’est la France, celle de toujours, qui, seule, dans sa force, au nom de ses principes et suivant ses intérêts, l’accorderait – l’indépendance – aux Algériens.»
Cette vision suprémaciste est reprise par presque toutes les histoires de référence sur la guerre d’Algérie. Ainsi, dans La Guerre d’Algérie, ouvrage en quatre tomes, le plus lu en France, du journaliste français Yves Courrière, ce dernier affirme que les forces françaises ont remporté une «victoire militaire» sur le FLN, qu’il décrit dans les dernières années comme «moribond» et «à bout». Par contre, le Britannique Sir Alistair Horne, qui n’est pas un journaliste mais un historien, avec le détachement, l’esprit de synthèse et d’analyse qui devraient aller de pair avec la profession, dans son best seller A Savage War and Peace : Algeria 1954-1962 (1) écrit que la direction du FLN refusait de reconnaître «sa défaite sur le plan militaire et (voir) les avantages d’un compromis raisonnable».
Et d’en rajouter une couche dans Le Monde du 23 janvier 2007 : «La saga d’une poignée de maquisards algériens, pauvrement armés mais utilisant avec brio l’arme de la terreur pour vaincre l’armée française, à l’époque l’une des plus fortes de l’OTAN, reste le prototype de la guerre de libération nationale.»
Aux origines du 1er Novembre 1954
Le 10 octobre 1954, un groupe de nationalistes algériens fonde le Front de libération nationale (FLN). Son objectif : mener une lutte révolutionnaire pour arracher l’indépendance algérienne. Le premier acte de cette insurrection a eu lieu dans la nuit du 1er Novembre 1954 : 70 attentats disséminés sur une trentaine de points du territoire national visant à détériorer des installations névralgiques (radio, centraux téléphoniques, dépôts de pétrole...) et à toucher des casernes et des gendarmeries afin d’y récupérer des armes.
Dès le lendemain, le gouvernement Mendès France et son ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, ordonnent la répression «anti-terroriste», dite de «remise en ordre intérieure». La presse écrite, la presse filmée et la télévision adoptent d’emblée le vocabulaire des autorités et occultent certains faits pour en avantager d’autres. Les journalistes ne s’encombrent pas d’interrogations sur les motivations de la rébellion, et encore moins sur sa légitimité ! Aucun espace à une information pondérée et raisonnée qui ne tienne compte de la déliquescence, qui pourtant saute aux yeux, de la situation des Algériennes et Algériens, dits «indigènes», qui dure depuis 1830. Les commentaires journalistiques privilégient avant tout la logique des autorités politiques coloniales et jouent sur une sémantique négative pour désigner les indépendantistes : hors-la-loi, terroristes, agitateurs manipulés par les services secrets égyptiens...
Toutefois, cette vision caricaturale a fini par perdre du terrain et ne dupe pas longtemps l’opinion : c’est bien une guerre d’indépendance qui vient de débuter en Algérie. Pour certains historiens, le 1er Novembre 1954 n’a été que la volonté de venger la sanglante répression des manifestations du 8 Mai 1945 à Kherrata, Sétif et Guelma avec son lot des 45 000 morts. Mais en réalité, cet épisode barbare n’a fait que précipiter cette insurrection armée qui, pour rappel, a existé sans interruption depuis les premiers jours de la conquête, en juillet 1830. Ainsi, durant près d’un demi-siècle, des résistances et insurrections, certes parfois limitées géographiquement, ont été menées sans discontinuer par les Emir Abdelkader, Cheikh El Mokrani, Cheikh Boubaghla, Cheikh Aheddad, Cheikh Seddik Ben Arab, Lalla Fadhma N’Soumer et tant d’autres braves et héroïques résistants. Pour rappel, et grâce aux témoignages des «acteurs» français eux-mêmes, «la violence de la colonisation à partir de 1832 a été une guerre d’extermination par enfumades et emmurements, l’épopée des razzias par la destruction de l’économie vitale, la punition collective et la torture systématique. Le code de l’indigénat, qui justifiait le séquestre et la spoliation, l’internement administratif, les punitions collectives et la ségrégation» (2).
Cette violence coloniale du début de la colonisation avec son lot de destruction des structures traditionnelles et en ruinant les campagnes, comme précédemment mentionné, a favorisé une émigration vers le milieu urbain, à l’intérieur du territoire et à l’extérieur du pays, dans lequel est né le Mouvement national sous sa forme moderne.
Ainsi donc, et en 1926 et en métropole, est né le premier mouvement national algérien, l’Etoile nord-africaine (ENA). La fondation de l’ENA est un fait capital dans l’histoire politique contemporaine de l’Algérie, car l’indépendance algérienne est posée comme préambule et objectif principal adoptant également un drapeau qui symbolise l’Algérie indépendante avec ses trois couleurs du drapeau algérien. En 1937, sur un acte d’autorité, l’ENA est dissoute par l’administration coloniale, sous le Front populaire au pouvoir à l’époque, parce qu’elle était considérée comme «une menace pour l’autorité de l’Etat». Le 11 mars 1937, toujours en France, après l’interdiction de l’ENA, un nouveau parti voit le jour, le Parti du peuple algérien (PPA), qui maintient la même direction mais élargie, les structures et les objectifs de l’ENA dissoute. Ce nouveau parti, le PPA, gagne de plus en plus en popularité, surtout chez les jeunes, car il est resté fidèle aux principes établis en 1926 par l’Etoile nord-africaine : abolition du code de l’indigénat, libertés démocratiques, indépendance par le biais d’une Constitution souveraine, rejet de l’attachement politique de l’Algérie à la France et du projet Blum-Viollette, notamment.
En septembre 1939, le PPA est interdit à son tour et 28 de ses responsables sont arrêtés le 4 octobre. Néanmoins, il poursuivra sa lutte dans la clandestinité, et le 1er Mai 1945, il organisera un défilé qui regroupera quelque 20 000 manifestants pacifiques à Alger. La police coloniale réprime dans le sang cette manifestation. Parmi les nombreuses victimes, il y aura le chahid Mohamed Belhaffaf, qui avait brandi pour la première fois publiquement le drapeau algérien. Le 8 Mai 1945, pour fêter la fin des hostilités de la Seconde Guerre mondiale et la victoire des Alliés sur les forces de l’Axe en Europe, un défilé est organisé par le PPA clandestin et subit une répression cruelle : 45 000 morts sont dénombrés à Sétif, Guelma et Kherrata. Ces événements se déroulent pendant le mandat du président du gouvernement provisoire de la République française, celui de Charles de Gaulle. Ils durent sept semaines et ne prennent fin que le 26 juin 1945.
Pour rappel, il y a lieu de souligner que le 10 février 1943, Ferhat Abbas, qui sera le premier président du GPRA, rédige le Manifeste du peuple algérien qui réclame l’indépendance et fonde le mouvement des Amis du manifeste et de la liberté (AML). Une année plus tard, le 7 mars 1944, de Gaulle accorde par décret le droit de vote à 63 000 musulmans d’Algérie. Ferhat Abbas s’oppose à ce décret, qu’il considère comme «une dangereuse opération de séduction du colonisateur vers les musulmans».
En septembre 1946, le PPA clandestin lance le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). Le 18 février 1947, l’Organisation spéciale (OS), qui sera le bras armé du MTLD, est créée avec à sa tête Mohamed Belouizdad, qui décédera, malheureusement, quelques mois plus tard, emporté par la maladie. Il sera remplacé par Hocine Aït Ahmed, qui, lors du congrès du MTLD à Zeddine (Aïn Defla) en décembre 1948, alors âgé d’à peine 22 ans, exposera un rapport aux membres du comité central élargi sur les problèmes stratégiques et tactiques pour le déclenchement de la Révolution. Dans son rapport, riche en références et très dense, Hocine Aït Ahmed «pense» la Révolution dans tous ses aspects : politique, militaire, financier et diplomatique. C’est le document référence qui tracera, quelques années après, la voie du combat libérateur du peuple algérien. Le 23 mars 1954, un groupe de militants nationalistes, membres de l’OS, se réunissent à Alger et s’investissent dans une perspective d’action armée pour l’indépendance du pays après avoir tenté, en vain, de réconcilier les deux tendances du MTLD, les messalistes et les centralistes : c’est la naissance du Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action (CRUA), qui opte pour une direction collégiale. D’abord à 6 membres (Boudiaf, Ben Boulaïd, Bitat, Ben M’hidi, Krim et Didouche) avant de l’élargir à 9 en y incluant les membres de la délégation extérieure (Ben Bella, Khider et Aït Ahmed). Ils seront désignés comme les 06+03 chefs historiques du FLN.
L’Appel/Proclamation du 1er Novembre 1954 : Le serment d’un peuple
Dans la nuit du 26 au 27 octobre 1954, le texte fondateur de la Révolution algérienne, l’Appel du 1er Novembre 1954, a été imprimé au village d’Ighil Imoula, en Kabylie, sous la supervision de Ali Zamoum (3). Ce texte historique a été rédigé par le journaliste et chahid Mohamed Laichaoui (4), sous la dictée de Didouche Mourad et Mohamed Boudiaf, dans le magasin du tailleur et militant du PPA, Aïssa Kechida (5), dans La Casbah d’Alger.
Retour sur la chronologie des événements
Depuis l’avènement du CRUA, le 23 mars 1954, les événements vont s’accélérer. Le 25 juillet, un dimanche, une réunion importante devait se tenir à Clos Salembier (El Madania), dans une modeste villa appartenant à la famille Derriche. Leur fils Lies, responsable local des Scouts musulmans algériens (SMA), avait l’habitude de réunir ses compagnons scouts au domicile familial. Un rituel auquel sont habitués ses parents et voisins du quartier, sauf que ce jour-là, c’est la préparation de l’action armée contre le colonialisme, après avoir jugé que le combat politique n’avait pas d’issue et que la plupart des présents étaient recherchés par la police coloniale.
Lors de cette réunion, appelée communément la «Réunion des 22» (tous issus de l’OS), de nombreuses décisions ont été prises :
- fixer une date pour le déclenchement de la Révolution, dans un délai ne dépassant pas les six mois ;
- scinder l’Algérie en cinq Wilayas historiques ;
- tenir d’autres réunions et rencontres afin d’étudier les questions liées à l’organisation militaire de la Révolution et à l’action politique afin de garantir le succès de la Révolution et l’accession à l’indépendance du pays.
Le 10 octobre 1954, le CRUA prend le nom de Front de libération nationale (FLN), suite à une réunion des «6» avant de se réunir une dernière fois le dimanche 24 octobre à la Pointe Pescade (aujourd’hui Rais Hamidou), dans la banlieue ouest d’Alger, au domicile du militant Mourad Boukechoura. Lors de cette réunion, les participants approuvèrent le texte de la Proclamation du 1er Novembre. Ce texte, la Proclamation du 1er Novembre, est le document politique constitutif et fondamental de la Révolution algérienne, ayant repris l’essentiel des revendications du Mouvement national depuis la création de l’Etoile nord-africaine. Il a été au centre de longues réunions du Comité des six.
Dans son analyse du texte de l’Appel du 1er Novembre 1954, le Pr Mohamed Lahcen Zeghidi, coprésident de la commission conjointe algéro-française d’historiens Histoire et Mémoire, a relevé que «ce dernier – l ’Appel – composé de 662 mots, fait référence au peuple dans 8 points, au militantisme dans 2 points, à l’islam dans 1 point, à la dimension maghrébine dans 8 points, à la civilisation dans 13 points, à la démocratie dans 13 points et à la dimension humaine dans 22 points». En un mot, si l’Appel ne permet pas de préciser ce que les valeureux «22» voulaient être, il indique ce qu’ils ne voulaient pas être : des colonisés ! Gloire et Paix à nos valeureux martyrs !
Par Hanafi Si Larbi , Universitaire
Notes :
(1) Une Guerre sauvage pour la Paix : Algérie 1954-1962 publié par Viking Press en 1977, ouvrage majeur sur la guerre d’Algérie, devenu un best-seller après que l’ancien secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger l’eut recommandé au président George W. Bush, la comparaison entre la situation en Irak et la guerre d’Algérie étant devenue inévitable.
(2) El Watan du 1er mars 2006 : Histoire partielle et partiale Hanafi Si Larbi
(3) Ali Zamoum a été chargé par Krim Belkacem d’imprimer la Proclamation du 1er Novembre 1954. Au maquis, le lendemain du tirage de la Proclamation, Ali Zamoum sera arrêté en février 1955 à l’issue d’un accrochage dont a réchappé un groupe de moudjahidine, parmi eux, les deux futurs colonels Ouamrane et Si Salah. Ali Zamoum sera condamné à mort et incarcéré jusqu’à l’indépendance.
(4) Mohamed Laichaoui, étudiant en cours libres de la faculté d’Alger, il fut l’élève du professeur Mandouze, qui l’aida à obtenir un emploi de journaliste à Paris. Quelques années après, il revient à Alger et Témoignage chrétien, Conscience algérienne, Esprit accueillent ses écrits. Le 16 novembre 1954 à Alger, il sera arrêté, torturé et condamné à 18 mois de prison ferme. Une fois sa peine accomplie, il rejoindra les maquis de la Wilaya IV. Il tombera en martyr en 1959 du côté de Zbarbar, après un accrochage avec une unité de l’armée coloniale.
(5) Aissa Kechida, militant de la cause nationale dont la modeste boutique de tailleur, située en Haute Casbah, après avoir abrité les militants de l’OS recherchés par la police française, deviendra le premier siège de l’état-major de la Révolution où a été conçu et rédigé l’Appel du 1er Novembre 1954.
Sources :
Mahfoud Kaddache : Histoire du nationalisme algérien tomes 1 et 2
Mohamed Harbi : 1954, la guerre commence en Algérie
Aksil Ouali, 8 mai 1945 : une date témoin «des massacres de masse» de la France coloniale en Algérie
Roger Vétillard : Sétif, Mai 1945 – Massacres en Algérie
Benjamin Stora : Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1954)
Yves Courrière : La Guerre d’Algérie, Tome 1 : Les Fils de la Toussaint