L’essor du numérique a profondément bouleversé la critique musicale, transformant l’expertise érudite en un simple bruissement conversationnel. Alors que les réseaux sociaux et les influenceurs prennent le relais, le rôle du critique-mélomane, pont entre création et public, s’efface dans un consensus sans profondeur, où l’art se dilue dans l’instantanéité.
Quelques semaines avant son assassinat en 1993, Tahar Djaout célébrait encore le rôle crucial du critique musical. Lors d’un déjeuner à Paris, il insistait sur cette figure clé, montrant fièrement une double page de Rupture, son hebdomadaire. Cette édition consacrée à Mohamed Belhalfaoui, monument de la poésie chantée maghrébine, témoigne d’un temps où l’analyse musicale était pensée, écrite et transmise avec profondeur. Aujourd’hui, cette époque semble lointaine. La révolution numérique, avec ses flux ininterrompus de contenu et ses conversations infinies, a noyé la critique musicale traditionnelle sous un océan d’opinions immédiates et fragmentées.
L’excellence balayée par l’instantanéité
Le cas de Boudali Safir illustre de manière saisissante cette régression. Dès les années 1930, il établit les fondements de la structuration du patrimoine musical andalou en Algérie, puis consolide cet héritage à travers une édition monumentale de disques.
Ces œuvres, accompagnées d’une présentation pédagogique, visaient à transmettre une culture musicale raffinée et structurée. Il réitéra cet effort lors des grandes manifestations culturelles nationales, comme le Festival national algérien de musique andalouse en 1967, 1969 et 1972. Safir n’était pas qu’un conservateur : il était un passeur de savoir, un éveilleur d’esprit, un modèle de ce que la critique musicale devrait être. En revanche, l’électro mondialisée, incarnée par Disco Maghreb de DJ Snake, démontre comment les outils modernes peuvent parfois travestir des traditions profondes.
Ce titre, qui emprunte au répertoire de la ruralité de l’Ouest algérien, notamment le genre allaoui, en oublie de reconnaître pleinement ses origines et de les promouvoir de manière tangible. Si l’utilisation d’éléments culturels peut sembler une opportunité pour diffuser un patrimoine, elle pose également la question de l’éthique et de la responsabilité de cette transmission. La critique musicale, absente de ce débat, aurait pu jouer un rôle essentiel en situant Disco Maghreb dans un contexte historique et culturel, tout en soulignant les dérives de cette appropriation partielle.
Des influences sans profondeur : le jugement en péril
Les musiques algériennes, comme bien d’autres, subissent cette dévalorisation critique. Les genres musicaux – chaâbi, malouf, raï ou musique kabyle – sont réduits à des clichés ou des figures consensuelles, exploitées sans exploration approfondie. Là où Boudali Safir proposait une lecture éclairée et engageait un débat autour des œuvres, les plateformes numériques favorisent aujourd’hui les jugements fugaces et algorithmiques. L’œuvre ne dialogue plus avec une mémoire critique : elle est engloutie par la consommation rapide.
Ce glissement pose une question cruciale : que devient l’art sans une critique capable de révéler ses strates profondes ? Jadis, la critique défendait des œuvres méconnues, ouvrait des perspectives nouvelles et engageait des discussions enrichissantes. Aujourd’hui, les playlists automatisées, les influenceurs et les stratégies marketing éclipsent cette fonction, laissant place à une standardisation du goût musical.
Réinventer la critique musicale : un devoir
Face à cet appauvrissement, il devient urgent de repenser le rôle du critique musical. Celui-ci doit redevenir un passeur, un explorateur capable de guider les auditeurs au-delà des sentiers battus. Il doit aussi s’adapter aux nouveaux outils numériques sans céder à leurs dérives. Les blogs, les podcasts ou les revues en ligne offrent des opportunités pour réconcilier profondeur et accessibilité.
La critique musicale ne doit pas disparaître. Elle est une mémoire, une médiation, une source d’émancipation culturelle. Laisser son avenir entre les mains d’un consensus algorithmique, c’est renoncer à une partie de notre humanité artistique. Comme l’ont montré les travaux de Boudali Safir, seule une critique exigeante et pérenne peut sauvegarder et valoriser les trésors culturels, en les inscrivant dans une dynamique de transmission et de réflexion partagée.
Par Nidam Abdi , Critique musical