Il est l’anti-Recep Tayyip Erdogan et se rêve en sauveur d’une démocratie turque abîmée par 20 années de pouvoir sans partage. Kemal Kiliçdaroglu, candidat de l’alliance de l’opposition turque à la présidentielle, devrait contraindre pour la première fois le chef de l’Etat turc à disputer un second tour depuis son avènement à la tête du pays. Au soir du premier tour, ni le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), à la tête d’une coalition de six partis de l’opposition ni M. Erdogan ne semblaient en mesure de rallier la majorité des suffrages, selon l’agence étatique Anadolu.
«J’apporterai le droit et la justice à ce pays. J’apporterai l’apaisement», a lancé le rival d’Erdogan durant sa campagne, répétant qu’il apporterait «le printemps». Face au chef de l’Etat, tribun maniant volontiers l’invective, cet ancien haut fonctionnaire de 74 ans a longtemps pâti d’une image d’homme d’appareil dépourvu de charisme. Mais son entrée en campagne, ses meetings et ses vidéos faites maison postées chaque soir sur les réseaux sociaux, avaient fini par créer une dynamique suscitant l’espoir chez ses partisans, dont certains tablaient sur sa victoire au premier tour. Beaucoup parmi eux ont vécu une soirée crispée dimanche en voyant cette perspective s’éloigner, redoutant même que le président Erdogan ne soit réélu au premier tour.
L’opposant N°1 au Président sortant, silhouette menue et fine moustache blanche, se pose aussi en «Monsieur Propre» de la politique turque, dénonçant depuis des années la corruption qui gangrène selon lui les sommets de l’Etat. Président, il continuera de payer ses factures d’eau et d’électricité, promet-il, et préférera le palais présidentiel historique de Cankaya au fastueux palais de 1.100 pièces érigé par M. Erdogan sur une colline boisée protégée d’Ankara. «Il est comme nous. Il comprend les gens», s’enthousiasmait Aleyna Erdem, 20 ans, lors d’un grand meeting début mai du candidat à Istanbul.
Kemal Kiliçdaroglu s’engage aussi à ne pas confisquer le pouvoir : après avoir «restauré la démocratie» et limité les pouvoirs du Président, il rendra son tablier pour s’occuper de ses petits-enfants, assure-t-il. Depuis qu’il a pris la présidence du CHP, fondé par le père de la Turquie moderne Mustafa Kemal Atatürk, il a transformé la ligne du parti en gommant notamment son image très laïque. Fin 2022, il a ainsi proposé une loi pour garantir le droit des femmes turques à porter le foulard, offrant des gages à l’électorat conservateur.
«Bay Kemal»
Le candidat, né dans une famille modeste de la province historiquement rebelle de Tunceli (est) à majorité kurde et alévie, a voulu en parallèle séduire les Kurdes, dont beaucoup le surnomment affectueusement «Piro», comme on évoque un grand-père ou un chef religieux alévi en langue kurde. Au cours de la campagne, il a bousculé un tabou en évoquant dans une vidéo devenue virale son appartenance à l’alévisme, une branche hétérodoxe de l’Islam que certains sunnites rigoristes jugent hérétique.
Le président Erdogan l’affuble du surnom «Bay Kemal» (Monsieur Kemal), en utilisant pour s’en moquer le terme «bay» traditionnellement réservé aux étrangers. Aux premiers jours de la campagne, le chef de l’Etat l’a rebaptisé «Bay Bay Kemal» (prononcé «Bye Bye Kemal»), affirmant que les Turcs «l’enterreraient de leurs votes» au soir du 14 mai, en dépit des multiples sondages qui plaçaient M. Kiliçdaroglu en position de favori.
Cet économiste de formation, nommé à la tête de la puissante Sécurité sociale turque dans les années 1990, a jusqu’ici été jugé inapte à remporter une élection, ce que ne manqueront pas de rappeler ses adversaires. Mais la double victoire en 2019 de candidats du CHP aux élections municipales à Istanbul et Ankara, revers inédit pour Recep Tayyip Erdogan et son parti, lui est due pour beaucoup. C’est fort de ce succès que le patron du parti est parvenu cette année à unir derrière lui six formations de l’opposition et à s’adjuger en prime le soutien du principal parti prokurde.
Il a su aussi s’entourer des très populaires maires CHP d’Istanbul et d’Ankara, Ekrem Imamoglu et Mansur Yavas, qui seront nommés vice-présidents en cas de victoire. A chacun de ses meetings, Kemal Kiliçdaroglu a adressé à ses partisans, les yeux plissés de malice, un «cœur avec les doigts» devenu signe de ralliement. Mais ce symbole affectueux n’a pas suffi à complètement convaincre les opposants au Président sortant de le suivre. Kemal Kiçdaroglu est cependant un homme patient qui s’est avéré tenace. Deux qualités qu’il devra encore mobiliser jusqu’au 28 mai.