Karim Aïnouz. Cinéaste brésilien : «Je souhaite réaliser un film sur les essais nucléaires français dans le Sahara algérien»

01/10/2023 mis à jour: 00:07
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Photo : El Watan

-Quel peut être le lien entre un marin et une montagne ?

Je suis né dans une ville au bord de l’Atlantique au Brésil où il y a beaucoup de marins. Et les montagnes, c’est à cause de la Kabylie de mon père. C’est donc un titre qui raconte les deux côtés de ma vie. A l’origine, le film devait s’appelait Algérien par accident. Après réflexion, je me suis dit que je ne suis pas le fruit d’un accident. J’ai retenu plusieurs titres avant de choisir Le marin des montagnes.
 

-Le film est sur le retour au pays de votre père mais il est conçu comme une lettre à votre mère. Pourquoi ?

En fait, je cherchais une personne pour partager mon voyage vers l’Algérie. J’aurais voulu faire ce périple avec ma mère plutôt qu’avec mon père. Pendant que je tournais en Algérie, je voulais raconter chaque détail à ma mère. Je ne pouvais pas le faire parce qu’elle est partie. C’est un peu absurde parce ma mère n’est plus là. Je me suis dit que c’est un bon dispositif pour aborder le film de cette manière. Un dispositif honnête par rapport à mes émotions. Après, je me suis dit pourquoi pas. C’est le cinéma, on a le droit de rêver.
 

-La lettre à votre mère n’est-elle pas tardive  ?

C’est une lettre tardive, je l’avoue. Si elle était là, cela n’aurait pas été une lettre. Ma mère aurait été ma compagne de voyage. D’où le ton mélancolique du film.
 

-Le rapport avec votre mère n’est pas le même qu’avec votre père. Un rapport froid...

C’est un rapport d’absence. Honnêtement, il est compliqué d’appeler un homme un père lorsqu’on le rencontre qu’à l’âge de 20 ans. C’est toujours très ambigu. Je n’ai pas de mémoire de père, je n’ai que celle de ma mère et de ma grand-mère. Ces deux femmes sont ma famille.
 

-Après avoir visité Taguemount Azzouz, le village de votre père, avez-vous la même amertume à l’égard de votre père ?

Non, bien au contraire. Le village avait une vraie chaleur, les gens avaient une sensation de fierté de me voir venir d’un pays lointain. Les relations ne sont pas uniquement sanguines, elles sont celles d’une véritable affection. C’est une relation de confiance. J’aurai pu être un imposteur en visitant le village. Personne n’a demandé à vérifier mon identité. Cela m’a beaucoup touché. Je pense que c’est à cause de mon père. J’ai été accompagné aussi par un habitant du village.

-Peut-on trouver la même générosité au Brésil ?

On peut trouver la même générosité au Brésil. Mais, dans ce pays, il existe un grand écart entre les riches et les pauvres. Il y a donc une méfiance entre les deux catégories sociales.
 

-Le marin des montagnes n’est ni une fiction ni un documentaire, une autofiction ?

Dans mes films, je raconte des histoires. Parfois, les histoires sont racontées d’une manière directe. Et d’autrefois, il y a un mélange de genres (...) Le récit du film va dans plusieurs directions. Il y a, d’une part, un classique récit de voyage d’un homme qui découvre un pays, et de l’autre, un récit de mémoire. La mémoire n’est pas linéaire, elle est chaotique. Elle peut être brutale et surprenante. Donc, la façon d’organiser les images n’est pas linéaire.
 

-Question inévitable : pourquoi n’êtes-vous jamais venu en Algérie ?

Mon grand-père, mon père et mes oncles m’ont demandé de venir en Algérie, mais je n’ai jamais senti que j’ai été vraiment invité. C’était assez flou. C’est aussi une question de contexte. L’Algérie a traversé la décennie noire entre 1989 et 2002. Mon père et mes oncles ont été menacés par une fatwa. C’est une combinaison de choses qui ont fait que j’ai beaucoup attendu avant de venir ici. L’Algérie est un pays incroyable. J’avais toujours voulu venir.
 

-Dans votre documentaire, vous avez précisé la date de votre arrivée en Algérie. Comment s’est fait le premier contact avec votre deuxième pays au-delà de ce que nous avons vu dans le film ?
 

J’ai cru que j’étais arrivé à Cuba. A mon arrivée, j’ai senti de la fierté. J’ai eu le sentiment d’arriver dans un autre continent. Un continent qui me faisait rêver. L’image que j’avais d’Alger, c’était celle du film La Bataille d’Alger, de l’apartheid, de la relation entre la Casbah et la ville coloniale, de la relation entre la mer et la ville. J’ai eu une sensation de familiarité. Par moments, j’ai senti qu’Alger pouvait être une ville brésilienne.
 

-La nuit algéroise est-elle différente des autres villes ?

C’est une nuit qui n’est pas beaucoup partagée par les gens. Le vide de la nuit m’a frappé. Des amis m’ont expliqué que c’est l’une des conséquences des traumas de la décennie noire. Au matin, avec la lumière, Alger est une ville qui bouillonne. Une ville chaotique comme toutes les villes du Sud.
 

-Les Algériens sont face à la caméra dans votre documentaire. Aviez-vous voulu voir les Algériens dans les yeux ou vous vouliez plutôt que les Algériens vous regardent ?

Je voulais regarder les Algériens pour voir s’il y avait quelque chose de moi en eux. Quand je parlais français avec eux, j’ai senti que ce n’était pas la langue que je devais utiliser. Il y a eu un manque de contact. Le regard compense la parole. Il y a eu également beaucoup de méfiance.
 

-A cause de la caméra ?

Oui. J’ai débarqué en Algérie avec le début du hirak (en 2019). Donc, la méfiance était des deux côtés, des autorités et de la population. Je suis allé filmer dans le quartier d’Alger où on organisait des combats de moutons (hauteurs de Bab El Oued). Les jeunes ont lâché les moutons contre nous dès qu’on a sorti les caméras. J’ai failli me casser le dos. Les gens étaient convaincus que j’étais de la presse française. A l’époque, les médias français disaient n’importe quoi sur le hirak. C’était la seule occasion où j’ai eu affaire à de la violence. Et puis, dans certains quartiers d’Alger, les habitants n’ont pas l’habitude de voir la caméra de personnes venues d’ailleurs filmer chez eux. J’ai constaté cela à Bachdjarrah et à Bab Ezzouar.
 

-Dans votre documentaire, vous avez montré des images des manifestations lors de l’indépendance de l’Algérie en mettant du son des chants du hirak. Pourquoi ?

C’est une envie de mélanger le passé avec le présent et le futur. Il existe une certaine joie dans les chansons du hirak. Je vois cette joie dans les images de l’indépendance de l’Algérie.
 

-Un jeune homme vous a dit dans le documentaire qu’il regrettait que la France ne soit pas restée en Algérie...
 

Cela m’a choqué. Mais, en même temps, je n’ai pas le droit d’être choqué parce que je ne connais pas la vie de ce jeune homme, ses angoisses. Mais, je me suis dit, que ce jeune homme n’a pas vécu l’oppression coloniale. A-t-il connu l’oppression contemporaine ?
 

-On sent dans votre documentaire, une certaine déception après votre première rencontre avec l’Algérie…

Ce qui m’a le plus déçu par rapport à l’Algérie, c’est le patriarcat. La femme en Algérie est une citoyenne de deuxième catégorie. J’ai senti un manque de joie en Algérie. La vie quotidienne est dure. C’est peut-être superficiel de le dire de cette manière. Malgré la dureté, j’ai constaté la présence de l’humour. Cela compense un peu ce manque de gaieté.
 

-D’où les images que vous montrez de la Kabylie sont grisonnantes et un peu tristes...

Pour moi, la Kabylie, c’est plutôt un endroit mélancolique, mystérieux, mais ce n’était pas de la tristesse. C’est pour casser aussi certains stéréotypes, comme pour le Brésil. Les gens pensent que dans ce pays, on est tous en bikini dansant la samba. Le Brésil est un pays hétérogène. Idem pour l’Algérie. L’Algérie n’est pas que le Sahara. C’est un pays qui a connu un croisement de civilisations et d’Histoire. Je voulais montrer une image plus prenante sur Algérie, loin de clichés habituels, même si je n’ai pas connu beaucoup d’images de ce pays.  
 

-Quelle est la différence entre l’Algérie et le Brésil ?

Il s’agit de deux pays qui ont connu le colonialisme, mis à l’écart du centre, toujours à la périphérie. En même temps, l’histoire, la religion, le climat sont différents. Une partie de la population brésilienne est composée de descendants d’esclaves déplacés d’Afrique.
 

-Avez vous envie de faire d’autres films sur l’Algérie ?
 

Oui. Je souhaite réaliser un film de science-fiction sur les essais nucléaires français dans le Sahara algérien dans les années 1960. Il faut parler de ce sujet. J’ai aussi envie de réaliser un film historique sur un héros kabyle, surtout qu’actuellement, je lis un livre sur des contes de Kabylie. Nous avons besoin de films historiques qui nous permettent d’avoir une mémoire visible de ce qu’on était.
 

-Par quoi, faut-il commencer en Algérie pour lancer une industrie cinématographique ?

Il faut former un public et avoir plus de salles de cinéma. Après, il faut s’intéresser à la formation technique et artistique. La relance du cinéma doit être une politique d’Etat. La Corée du Sud, le Brésil, la France et l’Argentine sont des exemples en ce sens.  La volonté politique est nécessaire.
 

-L’Algérie est-elle connue au Brésil ?

Pas du tout ! C’est un point aveugle dans le monde. Même les gens instruits ne connaissent pas l’Algérie. C’est triste. A chaque fois, je suis obligé de dire que l’Algérie est située à côté du Maroc. Le Maroc a une véritable industrie du tourisme. Cela dit, j’aime bien la discrétion algérienne.

-Votre dernier long métrage Firebrand, le Jeu de la reine était en compétition officielle au Festival de Cannes 2023. Pourquoi cet intérêt pour Catherine Parr, la sixième et dernière épouse d’Henri VIII, roi d’Angleterre et d’Irlande entre avril 1509 et janvier 1547 ?
 

C’est un projet qui m’a été proposé par une productrice britannique. Je me suis dit que je n’avais rien à voir avec cette histoire, celle de la monarchie anglaise. Elle m’a dit que le personnage de Catherine Parr lui rappelait des personnages représentés dans mes précédents films, même si l’histoire se passe il y a 500 ans. C’est après tout une histoire humaine. Je voulais relater la vie de Catherine Parr, une femme libertaire. Il était séduisant pour moi de faire un film d’époque à partir de peu de documents et d’iconographie sur cette période du Royaume d’Angleterre. C’est donc une façon pour moi d’imaginer un monde qui n’était pas visible, comme une espèce de science fiction mais au passé.
 

-L’histoire de l’Algérie est très riche. Il existe peut-être des personnages qui peuvent vous inspirer ?

Le personnage de Lalla Fatma N’soumer m’intéresse quand je pense au rôle qu’elle avait joué à cette époque (résistance à l’invasion française en Algérie à partir de 1854).
 

-Quelles sont les thématiques qui dominent le cinéma brésilien actuellement ?
 

Le cinéma brésilien est hétérogène. Actuellement, il y a un renouveau dans ce cinéma, l’œuvre d’une génération qui n’a jamais eu accès à cet art et qui commence à avoir les moyens pour faire des films. Dans ma région (le Nordest) au Brésil, le septième art s’intéresse à des personnages qu’on n’a jamais vus auparavant à l’écran. 

 

Propos recueillis à Béjaïa par Fayçal Métaoui

 

 

 

Parcours

Karim Aïnouz est un cinéaste brésilien d’origine algérienne. Il a présenté en avant-première africaine son dernier documentaire Le marin des montagnes, un road-movie autobiographique, où il raconte sa première visite en Algérie, pays de son père. Il découvre Alger, ses rues, ses cafés, son soleil, ses boutiques et ses gens. Et, il se rend à Taguemount Azzouz, en Kabylie, où il est accueilli par les cousins de son père. La quête des racines est attendrissante et brutale à la fois. Karim Aïnouz a conçu son film sous la forme d’une lettre ouverte adressée à sa mère. Karim Aïnouz, 57 ans, évoque Fortaleza, sa ville natale au Brésil, parle des recherches maritimes de sa mère sur les algues rouges, de la rencontre de son père et sa mère aux Etats-Unis.  Architecte de formation, Karim Aïnouz est artiste peintre, photographe, scénariste et réalisateur. Il a commencé dans le domaine aux Etats-Unis au début des années 1990. En 2002, son premier long métrage Madame Satã est sélectionné au Festival de Cannes dans la section Un certain regard. Depuis, Karim Aïnouz a multiplié les récompenses pour ses courts et longs métrages, comme le prix du Grand Coral au Festival du nouveau cinéma latino-américain de La Havane (Cuba) pour Le Ciel de Suely (2006) et le prix du meilleur réalisateur au Festival du film de Rio de Janeiro (Brésil) pour La Falaise argentée (2011). En 2019, son long métrage La Vie invisible d’Eurídice Gusmão décroche le prix de la section Un certain regard au Festival de Cannes.

 


 

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