Ismahan Mekkaoui Chibaoui alias «Cancéreuse heureuse» : Le combat d’une femme vaillante

08/10/2024 mis à jour: 04:41
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Photo : D. R.

 «Octobre Rose » fête son 31e anniversaire cette année. L’événement, symbolisé par un ruban rose, constitue une occasion pour sensibiliser sur le cancer du sein et met l’accent sur le dépistage.

Elle s’appelle Ismahan Mekkaoui Chibaoui. Cette maman de 43 ans est atteinte de carcinome infiltrant stade 4 depuis 5 ans. «Je fais partie des 7% de femmes atteintes de ce type de cancer», affirme-t-elle. Son cancer, Ismahan l’a découvert par pur hasard. «J’ai palpé une masse importante au niveau de mon sein. J’étais persuadé que c’était un cancer. Je me suis d’ailleurs directement orienté vers un radiologue», se souvient-elle. «A la déclaration de la maladie, j’avais déjà des métastases.  En fait, j’avais un cancer de 8 ans déjà», confie-t-elle. 

Une fois la «nouvelle» encaissée, Ismahan en a parlé à des amis qui l’ont orientée vers un sénologue-oncologue. «A l’époque déjà, mon médecin a dû m’examiner derrière la porte des archives vu le très grand nombre de patientes présentes ce jour-là», confie Ismahan. «Une fois l’examen terminé, le médecin me prévient que j’allais devoir dire adieu à mon sein», raconte-elle. Sauf qu’Ismahan s’en fichait éperdument de perdre son sein.

Ce qui lui importait était de rester en vie pour sa fille. «Il faut savoir que j’ai longtemps souffert d’endométriose. Je n’arrivais pas à avoir un enfant. Et après un parcours de 9 ans, j’ai décidé d’en adopter», raconte-elle. Et au moment de la déclaration de la maladie, Ismahan était veuve et sa fille n’avait que 8 ans. «Ma hantise était de la laisser seule. J’ai beaucoup culpabilisé car je lui faisais porter un fardeau bien trop lourd pour elle», se remémore-t-elle en pleurant. «Mais ma fille est une vaillante. Elle dit toujours que je l’ai porté 9 ans dans son cœur avant de l’avoir.

Et aujourd’hui, les rôles se sont presque inversés. C’est elle qui veille sur moi», raconte Ismhan, fière plus que jamais de sa petite. «Parfois, j’ai envie de baisser les bras, mais dès que je pense à elle, je retrouve le courage de me battre jusqu’au bout», assure-t-elle. Si son quotidien est rythmé par des hauts et des bas, le moins que l’on puisse dire c’est que cette guerrière en a bavé. «On m’avait certes prévenue que je n’allais pas me rétablir facilement, mais j’arrivais tout de même à rester positive en voyant comment les autres femmes restaient fortes face à la maladie», confie-t-elle. 

Profiter de la vie 

Mais tout ne s’est pas déroulé comme prévu. Au départ, comme toutes les patientes, Ismahan a eu droit au traitement standard. Elle ne savait pas encore qu’elle faisait partie des 1% de malades qui réagissent mal au protocole. «J’ai mal toléré la chimiothérapie.  J’ai fait tellement de réactions allergiques que les médecins ont arrêté tout protocole médical et n’ont fait que calmer mes douleurs atroces avec des anti-douleurs très forts», se rappelle-t-elle. Mais comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, Ismahan a dû faire face aussi à l’annonce de son pronostic vital. En effet, les médecins ne lui ont donné que 18 mois à vivre. Aujourd’hui, elle arrive à en plaisanter. «Je considère tous ces mois vécus en ''plus'' comme du bonus», dit-elle en rigolant. Et en dépit d’un parcours semé d'embûches, Ismahan arrive à penser aux autres femmes. Sachant l’importance de l’aspect psychologique dans ce combat, elle décide d’être l’oreille attentive de beaucoup de femmes malades.

Et pour venir en aide au maximum, elle se lance sur les réseaux sociaux, sous le pseudonyme «cancéreuse heureuse», elle donne de la force à toutes celles qui veulent baisser les bras. «Je leur donne envie de se battre au quotidien, de ne rien lâcher, d’être de vrais guerrières et ne pas laisser cette lâche maladie nous empêcher de vivre tout simplement», affirme-t-elle. Selon elle, ce qui est difficile avec le cancer, c’est qu’il ne touche pas seulement le malade mais aussi tout son entourage. «Je sais à quel point il est difficile pour nos proches d’admettre que nous sommes malades et faire le deuil de notre ancienne version», explique-t-elle. «Être là, sans être réellement là. Avoir l’impression de gâcher les fêtes et les réunions de famille à cause d’un malaise n’est pas évident pour nous non plus», poursuit-elle.

Si Ismahan se sent chanceuse d’avoir du soutien de la part de ses proches et son médecin qui calme ses angoisses même à 2h du matin, elle en a conscience que ce n’est malheureusement pas le cas de tout le monde. «La communauté des cancéreuses heureuses est là pour se soutenir les unes les autres», dit-elle. Mais il y a un an, Ismahan a dû faire une pause : «Je n’en pouvais plus du malheur des femmes battues, mises à la rue ou répudiées à cause du cancer. J’arrivais plus à encaisser toutes ces peines. Je n’arrivais plus à gérer, sachant que moi aussi je suis malade.» L’attente d’une réponse, qui n’arrivera jamais, à un message envoyé est selon elle, insurmontable. «J’avais l’impression que je les enterrais une à une», dit-elle en pleurant.

Aujourd’hui, Ismahan appelle toutes les femmes atteintes de cancer de profiter de chaque instant de répit que la maladie leur laisse. «Le cancer te bouffe de l’intérieur. C’est pourquoi, il est important de profiter de chaque instant sans prendre de risques inutiles», conseille-t-elle. «Toutes les femmes sont belles. Elles doivent désormais être égoïstes pour vivre et non pas laisser leurs vies défiler devant leurs yeux. Dans les moments de répit, il faut tout oublier et profiter de chaque instant», conclut-elle.  

 

Dr Amina Abdelouahab. Sénologue : «Le taux de survie au cancer du sein s’améliore»

Octobre rose, la campagne annuelle de sensibilisation et de prévention du cancer du sein connaît une notoriété croissante, que ce soit en Algérie ou dans le monde.

  • Concrètement, quelles sont ses retombées sur le dépistage ?

Octobre Rose, comme dans tous les pays du monde, notamment ceux développés, a été d’un grand intérêt dans la sensibilisation au dépistage du cancer du sein, entraînant une prise de conscience, incitant ainsi plus de femmes à se faire dépister. Les associations locales accompagnées des médias ont contribué en grande partie à la diffusion des messages de sensibilisation à travers les 58 wilayas grâce aux caravanes médicales organisées en collaboration avec les autorités locales.

  • L’incidence du cancer du sein est-elle en augmentation chez nous ?

Oui, l’incidence du cancer du sein est en augmentation. En 2014, le taux brut était de 56 nouveaux cas pour 100 000 femmes, il est passée à plus de  80 nouveaux cas pour 100 000 habitants, ce qui montre la progression rapide et importante de cette affection.

  • Quelles sont les raisons de cette augmentation ?

Cette hausse est liée à plusieurs facteurs, comme le vieillissement de la population, la modification des modes de vie et l’amélioration des techniques de diagnostic.

  • Quels sont les facteurs de risque concernant le cancer du sein ?

Les principaux facteurs de risque sont l’âge (plus de 40 ans), une puberté précoce (avant 12 ans) et une ménopause tardive (après 55 ans). Il y a aussi le traitement hormonal substitutif (au-delà de 5 ans), l’absence de grossesses ou la grossesse tardive, l’obésité, une alimentation riche en graisses, la sédentarité, le tabagisme, le stress ainsi que les facteurs familiaux ou génétiques (5%).
Si les femmes de plus de 40 ans sont les plus concernées par le cancer du sein, les jeunes femmes ne sont pas à l’abri non plus.

  • Quelle est la particularité des cancers du sein chez cette catégorie de la population ?

Une étude menée par le centre Pierre et Marie Curie d’Alger a publié un travail portant sur le cancer du sein chez la femme jeune qui représentait 12% du nombre de cancers. Le cancer du sein de la femme jeune est souvent plus agressif, souvent diagnostiqué tardivement, car elles ne sont pas dans les tranches d’âge concernées par le dépistage systématique. 

  • Comment l’âge influence-t-il le risque de cancer du sein ?

Le risque de cancer du sein augmente avec l’âge. La moyenne d’âge du cancer du sein en Algérie est entre 47 et 48 ans en raison des changements hormonaux liés à la ménopause. Le risque existe aussi chez les femmes jeunes, en particulier chez celles qui ont des antécédents familiaux de cancer du sein et/ou de l’ovaire avec ou sans mutation génétique prouvée.

  • Quels sont les signes auxquels il faut rester attentif ? 

Les signes à surveiller incluent une masse dans le sein, des modifications de la forme ou de la taille du sein, un écoulement mamelonnaire, ou une peau du sein qui devient rugueuse ou creusée. Autre signes à surveiller : un méplat cutané avec une ombilication inhabituelle du mamelon, un ganglion sous l’aisselle.

L’implantation de centres anti-cancer  dans diverses wilayas du pays a-t-il contribué à mieux gérer les malades et les prendre en main à temps  ? 
Il y a actuellement 15 centres anti-cancer (CAC) en Algérie. Ils sont répartis à travers le pays et contribuent à une meilleure gestion des patientes, facilitant l’accès aux soins et réduisant les temps d’attente. Beaucoup de malades se plaignent parfois du manque de certains médicaments...

  • Où réside le problème ? 

Le manque de certains médicaments est lié à des problèmes d’approvisionnement, de logistique et parfois de bureaucratie. Lors d’Octobre Rose, on parle beaucoup des femmes... 

  • Qu’en est-il des hommes ? 

Oui, les hommes peuvent aussi être touchés par le cancer du sein, bien que cela soit beaucoup plus rare (moins de 1% des cancers du sein). Ce pourcentage s’élève jusqu’à 4% voire 7% en cas de mutation génétique BRCA2 identifiée dans la famille.
Pourquoi la majorité sont réticents ?

La réticence des hommes à consulter est liée au manque de sensibilisation et à la perception que c’est une maladie féminine.

  • Que recommandez-vous pour prévenir le cancer du sein ?

Il est recommandé tout d’abord de bien connaître ses seins et consulter au moindre aspect inhabituel. Il est aussi important de pratiquer un auto-examen régulier des seins dès la puberté. Au moins une fois par mois après le cycle pour les femmes jeunes et choisir une date fixe durant le mois pour les femmes ménopausées. Il est aussi recommandé de participer au dépistage régulier après 40 ans (une mammographie une fois tous les deux ans). Et enfin il est conseillé d’adopter un mode de vie sain (activité physique, alimentation équilibrée, maintien d’un poids stable, éviter le tabac).

  • Le taux de survie au cancer du sein s’améliore-t-il ? 

Le taux de survie s’améliore grâce aux progrès des traitements, notamment avec les thérapies ciblées et les dépistages précoces. Mais il reste dépendant de l’accès aux soins et de la prise en charge rapide.

  • Quels moyens faut-il déployer pour lutter contre ces cancers ? 

Il faut renforcer les campagnes de sensibilisation, améliorer l’accès au dépistage et aux traitements dans toutes les régions et former davantage de professionnels de santé spécialisés en oncologie et en sénologie.

  • De nombreux spécialistes et même malades font la prévention sur les réseaux sociaux... Est-ce une bonne idée ?

La prévention du cancer du sein sur les réseaux sociaux est une bonne idée, car elle permet de toucher un large public, y compris dans les zones isolées. Elle sensibilise rapidement, dédramatise la maladie et offre un soutien aux malades. Les spécialistes y partagent des informations fiables, et les interactions directes facilitent l’accès à des réponses rapides. Cependant, il est important de vérifier que les informations diffusées sont correctes et validées médicalement. S. O.
 

Houria Ahcene Djaballah.  Professeur de psychologie : «La survie dépend de la prise en charge psychologique du malade et du soutien de ses proches»


  • Selon beaucoup de spécialistes, les injonctions à être «forte et courageuse» pèsent sur les femmes atteintes d'un cancer du sein. Quel est l'impact de cela sur les malades ?

La perception de la femme, en général, dans notre société se caractérise par des références contradictoires. A titre d’exemple, elle était «combattante et courageuse», pendant la guerre de Libération, mais en même temps elle était «faible et fragile» dans la place qui lui est assignée dans la société et qui est accompagnée de l’injonction paradoxale d’être «forte et courageuse» face aux vicissitudes de la vie, dont la maladie.

Si en plus, l’atteinte touche le sein, «symbole de féminité et de maternité», et que la maladie est considérée comme «mortelle», alors l’injonction paradoxale d’être forte et courageuse au moment où la femme est considérablement fragilisée par un cancer du sein, est humainement insupportable.

Cette injonction paradoxale pourrait renforcer le sentiment d’impuissance chez la femme atteinte d’un cancer du sein qui, non seulement, a été brutalement «rappelée» à reconnaître sa vulnérabilité, à se défaire d’un symbole de sa féminité, voire de sa maternité, mais de plus, on lui demande «l’impossible». Ce sentiment d’impuissance peut alimenter un syndrome dépressif, dont l’impact sur le système immunitaire est très négatif.

  • Un esprit combatif aide-t-il réellement à mieux affronter le cancer du sein ?

L’esprit combatif ne peut à lui seul aider à mieux affronter le cancer du sein, car il s’inscrit dans un système plus vaste qui est celui du fonctionnement psychosocial de la malade d’une part, elle-même se situant dans un système encore plus vaste, celui du fonctionnement psychosocial de son entourage, d’autre part. Pour être efficient, un esprit combatif doit être porté par un élan vital couplé à un ajustement à la nouvelle réalité et porté par un soutien social adapté. Et par dessus tout, l’esprit combatif doit avoir pour moteur la projection dans l’avenir sous-tendu par un fort attachement à un objectif à réaliser, qu’il soit d’ordre affectif, familial, social ou professionnel.

  • Conseillez-vous aux femmes atteintes de cancer du sein de consulter un psychologue, afin de mettre des mots sur les maux ?

En principe, il y a des psychologues dans tous les services d'oncologie, car la santé est un tout indivisible, biologique- psychologique- social et environnemental. Le traitement de la maladie ne peut se limiter aux actes médicaux proprement dits. La survie dépend aussi de la prise en charge psychologique de la malade, du soutien de ses proches et de la qualité de son environnement. La malade doit aussi bénéficier d'un espace d'expression lui permettant de verbaliser son ressenti et l'espace le plus adapté est celui d'une consultation psychologique.

  • Comment apprivoiser les émotions «négatives» pendant et après un cancer du sein ?

Les émotions «négatives» sont inhérentes à la vie et à la maladie, mais elles doivent être limitées dans leur intensité, leur durée et leur fréquence pour ne pas devenir néfastes pour la santé mentale de la personne. L’annonce de l’atteinte d’un cancer du sein va générer une série d’émotions négatives, à savoir la colère, le dépit, l’anxiété et la peur. Ces émotions passagères sont nécessaires pour évacuer la lourde charge que doit supporter la malade pour passer à l’étape suivante et s’engager dans un processus de «guérison» ou le plus souvent de «vie avec la maladie». L’accompagnement psychologique et le soutien social permettent à la malade d’avancer étape par étape en «apprivoisant» les sentiments négatifs.

  • Si Octobre Rose est synonyme de prévention pour beaucoup de femmes, pour d'autres ce mois leur rappelle la dure réalité de leur état de santé, car elles sont déjà atteintes.  Quels sont vos conseils à ces femmes pour dépasser ce sentiment ?

Si on considère que l’annonce de l’atteinte d’un cancer du sein équivaut à un véritable séisme psychologique, dont l’épicentre est la malade et qui va bouleverser les équilibres principalement familiaux, alors Octobre Rose peut générer la reviviscence du «traumatisme premier». Cette reviviscence est un indicateur que la prise en charge psychosociale a été insuffisante si celle-ci ne se limite pas à un simple sentiment de malaise, mais perturbe fortement le fonctionnement psychosocial de la personne déjà atteinte.

Chaque vécu étant singulier, il ne peut y avoir de «recette» applicable à toutes. Une prise en charge psychologique peut être nécessaire dans certains cas. Toutefois, nous pouvons indiquer une réorientation vers des directions positives. Octobre rose est l’occasion de se rappeler son parcours de vie et ses potentialités propres. Il est aussi l’occasion de se projeter dans l’avenir et de définir ses objectifs en fonction des ressources intérieures et extérieures, dont on peut disposer, sans oublier de faire le point sur ses priorités. Et enfin, ne surtout pas oublier de savourer la vie à travers les plaisirs simples du moment présent aussi infimes soient-ils. S. O.
 

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