Institut Cervantès d’Oran : La guerre d’Algérie vue par les Espagnols

10/07/2024 mis à jour: 23:55
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Eloy Martin Corales historien - Photo : D. R.

Durant la guerre civile espagnole, la communauté d’origine ibérique à Oran était divisée et  la moitié s’était déclarée ouvertement en faveur de Franco. Mais presque tous se confondront dans le paysage colonial français et donc forcément et globalement à l’encontre de l’intérêt des Algériens.

Dans quelle mesure la présence des Espagnols en Algérie, particulièrement en Oranie, a-t-elle influencé la position des autorités ou des grands courants politiques en Espagne concernant la guerre d’Algérie ?

C’est, d’une certaine façon, à cette question que devait répondre l’historien Eloy Martin Corrales. Celui-ci est intervenu à Oran via une conférence intitulée «L’Espagne face à l’Indépendance de l’Algérie» et donnée à l’Institut Cervantès dans le cadre des Journées littéraires d’Oran organisées cette année autour de la journée du 5 Juillet, mais pour célébrer le 70e anniversaire du déclenchement de la guerre d’Indépendance, le 1er Novembre 1954.

A ce moment précis, c’est-à-dire entre 1954 et 1962, le régime franquiste a vu sa position changer à maintes reprises au gré des intérêts et des jeux d’influence du moment et à comparer certaines attitudes à ceux du «trumpisme» et son slogan de l’«America first». Une façon de voir les choses et un point de vue espagnol pour expliquer une position loin d’être homogène, mais qui rend compte aussi des enjeux géostratégiques et des marchandages menés avec la France rivale.

Dans un premier temps, le régime franquiste était plutôt favorable aux Algériens, et c’était dans le cadre global de la continuité du rapprochement avec les pays musulmans (signature d’accords économiques et voyage du ministre des affaires étrangères au Proche-Orient) en adoptant même la thèse du droit à l’autodétermination, une politique de substitution, considèrent certains face à l’isolement voté à l’ONU par le conseil de sécurité en 1946.

Le paradoxe est évident du fait que l’Espagne franquiste est elle aussi expansionniste. L’historien rappelle à juste titre la revendication par l’Espagne au tout début des années 1940, donc en plein Seconde Guerre mondiale, des territoires de l’Oranie en plus de la totalité du Maroc, dont l’ouvrage  Reivendicaciones de España  (revendications espagnoles) de José Maria de Areilza et Fernando Maria Castiella publié en 1941 fait écho.

Le lien avec Oran et dans une moindre mesure Sidi Bel Abbès est établi du fait qu’une forte population espagnole s’y était déjà  installée depuis longtemps et dont beaucoup ont adhéré au projet, mais la guerre de «reconquête» de cette partie de l’Algérie n’a finalement pas eu lieu avec l’entrée en scène des Américains et leur débarquement en Afrique du Nord en 1942. Ici l’idée était aussi que Franco ne voulait pas que l’expansion française n’encercle son pays par le Sud.

Plus tard, après le déclenchement de la guerre d’Indépendance, le projet ayant déjà échoué, le soutien aux Algériens était d’autant plus possible qu’il n’y avait pas à proprement parler de présence coloniale (au sens strict du terme) espagnole en Algérie.

«Il y avait surtout une présence au Maroc mais pas en Algérie», précise l’historien, rappelant la guerre coloniale menée contre le royaume chérifien ntre 1859 et 1860. Néanmoins, concernant le Maroc, la colonisation espagnole se limite à la petite partie septentrionale et à la province d’Ifni au Sud (restituée en 1969).

De manière générale, en Afrique et au XXe siècle, l’Espagne n’est présente que dans les Iles canaries, la Guinée équatoriale (jusqu’en 1968) et le Sahara occidental (jusqu’en 1975). «Entre 1954 et 1958, la rhétorique anticoloniale, prônée par le régime de Franco, était concomitante à un sentiment antifrançais qui a prévalu à cette époque», explique Martin Corrales rappelant l’aide, même indirecte, apportée au FLN, ce qui a fortement inquiété la France coloniale.

Néanmoins, cette attitude a commencé à fléchir à partir de 1957 lorsque les jeux d’alliances ont fini par prendre le-dessus sur les principes défendus au départ. Le régime franquiste est devenu plus critique envers le FLN au point d’imposer des restrictions aux actions des nationalistes algériens. En contre-partie, on avait espéré que la France fasse de même avec les réfugiés politiques espagnols, très critiques envers le régime.

Peu à peu, un rapprochement s’effectue avec Charles de Gaulle. Pour l’historien, la création de l’OAS en février 1961 à Madrid, donc sur le sol ibérique, marque une phase d’ambigüité mais qui sera vite refermée suite à la tentative d’attentat contre de Gaulle et qui se soldera par l’arrestation par les autorités espagnoles des éléments de la branche locale de cette organisation. A partir de là, l’option liée à la fin de la colonisation en Algérie est devenue évidente et, précise-t-il, dès décembre 1962, une mission diplomatique a été envoyée à Alger pour établir des relations et reconnaitre l’Etat algérien.

Concernant les forces politiques, l’historien note une ambigüité du parti socialiste (PSOE) par opposition, malgré quelques critiques, au soutien permanent et depuis le début du parti communiste (PCE) et des anarchistes du CNT (Confédération nationale du travail, organisation anarco-syndicaliste) à la cause algérienne. Martin Corrales estime que le soutien des communistes n’a pas été suivi de faits concrets car, à ce moment-là, les regards étaient tournés vers l’Europe de l’Est, vers des pays comme la Tchécoslovaquie, etc.

Une présentation d’un ensemble d’ouvrages espagnols se rapportant soit à la guerre d’Algérie proprement dite, soit à l’écho que celle-ci a eu après l’Indépendance a été passée en revue et les publications présentées dans leur diversité incluent la bande dessinée. Au moment de la guerre d’Indépendance, la population d’origine espagnole, concentrée en Oranie, était déjà presque entièrement assimilée à la France. 

Après l’indépendance, la majorité a opté, comme l’ensemble des pieds-noirs, pour la métropole, d’autres ont opté pour le pays d’origine, mais globalement, là aussi, rare sont ceux qui ont pris fait et cause pour  l’Indépendance de l’Algérie et cela a été le cas notable mais exceptionnel du père  Alfred Berenguer, natif d’El Amria (ex-Lourmel) wilaya de Aïn Témouchent, cofondateur du Croissant-Rouge algérien et qui a porté la voix du FLN en Amérique latine, et ce, au grand dam des autorités françaises qui l’avaient d’ailleurs condamné à 10 ans de prison. Il a même été membre de l’Assemblée constituante entre 1962 et 1964.

Il se retire de la vie politique en 1966 pour devenir enseignant au lycée Benzerdjeb de Tlemcen jusqu’en 1972 avant d’être nommé curé de la paroisse du Saint Esprit à Oran, une ville qu’il ne quittera qu’au début des années 1990 Wpour des raisons de sécurité. Un exemple parmi d’autres de descendants espagnols francisés, notamment sa mère mais une exception quand il s’agit de se ranger du bon côté de l’histoire.

Pour remonter le cours des événements, mis à part l’occupation militaire espagnole des côtes algériennes (notamment Oran entre 1505 et 1792 avec un intermède entre 1708 et 1732),  la présence des populations espagnoles n’a été effective que durant la colonisation française. La proximité géographique a fait que le gros des migrants se concentre en Oranie et leur condition, de quelque côté qu’on  prenne les choses, est loin d’être un fleuve tranquille.

Cet aspect a été pris en compte lors d’une rencontre précédente intitulée «Emigration et exil espagnol en Algérie» animée par Farid Sahbatou, professeur à l’université de Mostaganem et le chercheur espagnol, Juan Ramón Roca, spécialiste de l’émigration espagnole en Algérie. Celui-ci, interrogé par nos soins en marge de la rencontre, estime que «cette émigration massive l’a été pour des raisons économiques ponctuée dès le départ par des périodes où les gens fuyaient les régimes politiques ou les guerres  pour trouver refuge et liberté dans l’Oranie.»

Il en est ainsi des conséquences de l’absolutisme du roi Ferdinand VII chassant à partir de 1830 les libéraux pour s’être  érigés contre lui ou alors  ceux fuyant les guerres de succession survenue juste après.

Mais ce sont surtout, nous apprend-il, les aléas climatiques, sécheresses et inondations persistantes entre 1830 et 1850 qu’a connus le sud de l’Espagne, qui ont poussé nombre de paysans à émigrer vers l’Algérie, accompagnant de fait le projet colonial français. «Au départ, la France voulait coloniser avec ses propres citoyens mais ça n’a pas marché, car ceux qui sont venus, des ouvriers pauvres des villes, n’avaient pas l’habitude de travailler la terre et beaucoup mourraient de maladies ou finissaient par rentrer chez eux.

C’est pour vous dire que les paysans français n’avaient pas de raison de migrer, les campagnes étant riches contrairement aux paysans espagnols touchés par la misère et c’est au point où au départ certains rentraient clandestinement», explique-t-il et d’ajouter : «Les Français les méprisaient, les jugeaient  incultes en considérant que ce n’est pas là des gens dont on avait réellement besoin pour développer la colonie, mais ils n’avaient pas le choix, car à l’acceptation  des conditions de travail pénibles s’ajoute la connaissance du climat qui n’était pas très différent de celui de leur régions d’origine.»

Ouvriers saisonniers agricoles pour le compte des colons au départ, ils se sont peu à peu résignés à rester sur place, travailler dans les mines, ramener leurs familles, ramasser un peu d’argent et acquérir des terres pour certains. On considère en général qu’ils étaient mieux acceptés par les Algériens, mais l’épisode dit des événements de Saïda, inclus dans la révolte de Cheikh Bouamama à partir de 1881, n’a pas établi de distingo entre les colonisateurs et c’est suite à cela que des milliers d’Espagnols ont fui la région et sont rentrés chez eux.

C’est de manière symbolique que dans le film l’Epopée de Cheikh Bouamama réalisé en 1983 sur la base d’un scénario de Boualem Bessaih que le distinguo a été établi. Une tirade du personnage représentant le chef de la révolte  face à un prisonnier espagnol est explicite en disant en substance et de mémoire : «Vous n’êtes que des travailleurs et ce n’est pas après vous qu’on en a mais après le colonialisme français.»

Cette assertion conforte néanmoins l’idée d’une acceptation relative avancée plus haut. En 1882, étant considérés comme indispensables, ils sont revenus en masse et  leur nombre est estimé à près de 20 000  par les chercheurs, soit plus que ceux qui sont partis et les afflux étaient tels que la presse coloniale commençait déjà à parler de «péril espagnol».

Commence alors la campagne des naturalisations «forcées»  et de l’octroi de la nationalité de fait aux nouveaux-nés sur le territoire algérien, alors sous domination coloniale française.

«Certaines femmes enceintes à 8 mois partaient en Espagne pour ne pas donner leurs enfants à la France. N’empêche, avec le temps tous ont fini par être francisés malgré des traitements qui n’ont pas toujours été égalitaires et même si l’Espagne restait encore dans les cœurs», ajoute Juan Ramón Roca et pour preuve, avec le départ des pieds-noirs d’Algérie, refusant d’aller en France, «beaucoup sont repartis en Espagne à la recherche de racines et de familles lointaines du côté d’Alicante, de Murcia ou d’Almeria».

L’autre épisode concerne les réfugiés espagnols de la fin de la guerre civile remportée par Franco en 1939. «Ils sont près de 15 000 à se réfugier en Algérie notamment à l’ouest du pays, un nombre incomparable aux 500 000 qui ont réussi à franchir les Pyrénées  et la frontière terrestre avec la France, mais là aussi, ils ont été parqués par les autorités coloniales dans des camps d’hébergement à Oran et ailleurs dans l’Oranie»,  indique-t-il à ce sujet et d’ajouter : «Ils avaient dans leur majorité  le  visa pour le Mexique, mais ce pays ne voulait accueillir que les intellectuels, les autres étaient des civils ouvriers où autres.»

Très peu sont venus par avion, les autres ont embarqué par vagues successives, sans papiers pour certains,  dans des bateaux dont l’un d’eux, le célèbre Stantbrook, qui a pris à son bord près de 3000 passagers dont des personnalités républicaines.

Maintenu en rade près du Ravin blanc à Oran durant environ un mois, les passagers déjà agglutinés avaient souffert de la faim et c’étaient des familles notamment d’origine espagnole qui leur ont envoyé de la nourriture jusqu’à leur débarquement et leur internement dans les camps d’hébergement pour éviter le terme concentration, fortement connoté.

Les républicains identifiés comme tels sont envoyés plus loin dans des camps de travail (le gouvernement de Vichy soutenant Franco) et n’ont été libérés qu’après la venue des Américains.

Durant la guerre civile espagnole, la communauté d’origine ibérique à Oran était divisée et  la moitié s’était déclarée ouvertement en faveur de Franco. Mais presque tous se confondront dans le paysage colonial français et donc forcément et globalement à l’encontre de l’intérêt des Algériens. Le reste, malgré les exceptions, ne relève en fin de compte que du mythe entretenu par certains encore aujourd’hui. 

 

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