Youcef Sahel. Enseignant d’histoire à l’université de Tizi Ouzou : «Avant 1954, des militants étaient déjà au maquis»

06/11/2024 mis à jour: 11:03
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  • Pouvez-vous nous parler de la préparation de l’action armée en Kabylie avant le déclenchement de la guerre de Libération nationale ?

Il faut dire que la Kabylie, particulièrement la région de Tizi Ouzou, était prête pour l’action armée avant même le déclenchement de la guerre de Libération nationale, le 1er novembre 1954,  même si elle n’était pas représentée dans la première réunion du Comité révolutionnaire  d’unité et d’action (CRUA) créé en mars 1954.  Beaucoup de gens de la région, les émigrés surtout, ont rejoint l’Etoile nord-africaine dès 1926, puis le PPA-MTLD.

Donc, au début, la Kabylie attendait l’appel de Hadj Messali  qui se déplaçait souvent dans la région avant 1954. Il a fallu attendre l’été 1954, après la rencontre d’Hornu, en Belgique. Dès lors, Krim Belkacem a décidé de rejoindre le groupe de Mohamed Boudiaf, Larbi Ben M’hidi, Mustapha Ben Boulaïd, Didouche Mourad et Rabah Bitat qui avait décidé d’aller vers la révolution armée, contrairement à Messali qui voulait retarder le déclenchement de la guerre. Et pourtant, tout le monde était prêt pour la lutte armée, car la plupart des militants étaient déjà membre de l’OS en 1947.

L’objectif de cette Organisation était de préparer la Révolution. Il faut préciser que deux semaines après les événements sanglants du 8 Mai 1945, un groupe de militants de Tigzirt et de Makouda avait préparé des attaques contre les structures de l’administration coloniale. Il a décidé de ne pas passer à l’action afin d’éviter un autre carnage en Kabylie. Dans la commune de Tadmaït, des militants ont procédé à des actes de sabotage sur la ligne ferroviaire. Avant 1954, il y avait déjà des militants au maquis.

  • Des signes avant-coureurs de l’action armée ?

Oui. Effectivement, tout ce que faisaient les militants était comme des signes avant-coureurs pour s’engager dans la Révolution. Pour parler de  l’attaque de la poste d’Oran, en 1949, on trouve qu’il avait des gens de la région qui ont participé à cette action, dont Haddad Amar, dit «Yeux bleus», et Hocine Aït Ahmed qui avait remplacé Mohamed Belouizdad à la tête de l’OS.

Donc, on peut dire que l’éveil révolutionnaire de la population n’est pas venu juste avec le déclenchement de la guerre de Libération nationale. Il y avait déjà, avant 1954, des gens en activité. On cite, entre autres, Krim Belkacem d’Aït Yahia Moussa, Amar Ouamrane de Frikat, Ali Mellah de M’kira, Hocine Hammouche, dit Moh Touil, d’Ath Zmenze, Saïd Babouche de Boudjima, Mohammed Zamoum et son frère Ali  d’Ighil Imoula (Tizi N’tlata), Mohand Améziane Yazourene, dit Vrirouche (Timizart), Amar Ath Chikh (Aïn El Hammam) et Tarek Boulenouar (Mekla).

Pour eux, la solution pour libérer l’Algérie n’est autre que de combattre le colonialisme français. Au début, les militants de la région étaient indécis. C’est après la rencontre de Hornu en Belgique, en juillet 1954, qui marque le début de l’action armée au nom du FLN que les militants de la région ont décidé de rallier le groupe qui préparait le déclenchement de la guerre de Libération nationale.

C’est à partir de là que Krim Belkacem avait commencé à se réunir avec le «Groupe des Six» qui a  décidé, en octobre 1954, de créer cinq zones avec, à leur tête, Ben Boulaïd pour les Aurès, Didouche pour le Nord-Constantinois, Krim pour la Kabylie, Bitat pour l’Algérois et ses environs, et  Ben M’hidi pour l’Oranie et ses environs. Une autre décision importante a été entérinée lors de cette rencontre : Boudiaf et Didouche ont été chargés de la rédaction de la Proclamation du 1er Novembre 1954. Une autre réunion a eu lieu également le 23 octobre pour les derniers préparatifs avant le déclenchement de la guerre.

  • Le 1er Novembre 1954 arrive. Comment  les militants ont-ils réussi à être au rendez-vous avec cette journée qui marque le début de la guerre de Libération nationale ?

Pour s’engager dans une guerre contre une puissance mondiale, il faut des moyens humains et matériels. Justement, dans ce volet, il est important de souligner l’implication effective des citoyens. Concernant l’argent, selon le rapport de la Soummam, il y avait déjà en Kabylie un million de francs collectés sous forme de cotisations de militants et partisans, avant 1954.

Il y avait aussi les dons de citoyens. Ouamrane a dit que dans la localité de Beni Amrane, un citoyen a vendu son terrain à 60 000 francs et remis plus de la moitié de cette somme à la Révolution. Il y avait une grande détermination chez les citoyens. Toutefois, en armes, c’était le point noir au début de la guerre. Il n’y avait quasiment que des fusils de chasse, mais il y avait aussi ceux qui ont vendu leurs biens pour en acheter.

D’après Moh Touil, il y avait 40 fusils ramenés des Aurès avant le déclenchement. Il y avait aussi des militants qui se sont initiés à la fabrication artisanale d’explosifs.  Quelques jours avant le 1er novembre, Krim Belkacem a réuni ses adjoints à Betrouna, à quelques kilomètres au sud de Tizi Ouzou, pour les informer que cette journée est celle du déclenchement de la guerre. Il a chargé Ali Zamoum du tirage de la Proclamation les 26 et 27 octobre à Ighil Imoula.

Puis, le jour «J», des biens de l’administration française ont été pris pour cibles par les moudjahidine qui ont incendié, entre autres, un dépôt de liège, attaqué le siège de l’administrateur  et procédé à des actes de sabotage à Azazga,  dont les dégâts s’élevaient à 50 millions de francs, selon les témoignages du moudjahid Si M’hend Yakourene. Une usine de tabac a été également attaquée à Tadmaït par le groupe d’Ali Benour, dit Moh N’Ali.  Le 31 octobre, une réunion  s’est tenue  au lieudit  Agouni Gueghrane (Mizrana) pour décider des actions à mener contre la gendarmerie de Tigzirt. Il y a eu aussi des actes de sabotage entre Makouda et Tigzirt, selon le moudjahid Saïd Bessalah.

Dans la commune de Draâ El Mizan, des moudjahidine ont tiré sur un élément de la garde municipale, à Tizi Gheniff, la ferme d’un colon incendiée, à Tizi N’tlata, la mairie saccagée. A Aïn El Hammam et Larbaâ Nath Irathen, des militants étaient également mobilisés pour passer à l’action armée le 1er novembre 1954. Dans la région de l’ex-Michelet, des maquisards ont tenté d’attaquer la caserne militaire de Tizi N’El Djamaâ, en vain. Le manque d’armes dans la région a poussé les militants à opter beaucoup plus pour des actes de sabotage,  le 1er novembre 1954. 
 

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