Urbanisme, territoire et enjeux de transition

23/12/2023 mis à jour: 20:03
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Le 15 novembre 2023, l’Institut d’architecture et d’urbanisme de Blida a organisé un colloque international sous l’intitulé «Villes et territoires en devenir : enjeux et outils d’une transition réussie». Cette initiative, aussi louable que nécessaire pour l’institut, ouvre un double débat sur la production de l’espace urbain et sur l’enseignement de l’urbanisme. 

La première dimension du débat interpelle les professionnels de la ville, particulièrement les pouvoirs publics qui sont les principaux maître- d’ouvrage dans la production de l’espace urbain. La deuxième dimension concerne les universitaires, enseignants et chercheurs en urbanisme et les sciences de la ville. Ce deuxième aspect du débat a une importance capitale dans la mesure où l’institut de Blida entame sa première année de formation d’urbanistes. 
 

L’enjeu des transitions

Pour réussir une transition, il s’agit d’abord de situer le caractère de cette transition ; transiter de quoi vers quoi ? Autrement-dit, quel est le problème qui nous pousserait à chercher à transiter d’une situation vers une autre qui serait meilleure ? C’est le passage d’un paradigme à un autre sur le plan scientifique (T.SKuhn- la structure des révolutions scientifiques)

Pour le professeur M. Benhamouche de l’Institut d’urbanisme et d’architecture de Blida, il s’agit de transiter d’une démarche où domine «la certitude des sciences modernes vers une démarche centrée sur l’incertitude», car le monde d’aujourd’hui serait incertain. 

Mais s’il est nécessaire, dans une attitude scientifique, de laisser la place au doute scientifique et ne rien déduire d’une quelconque certitude ou d’un déterminisme mécanique, la même pensée scientifique procède par l’analyse de la réalité. Car il y a une réalité certaine. C’est de la compréhension de ce réel que des hypothèses de projet peuvent s’élaborer. Cette réalité, c’est le territoire. Et le territoire a une histoire. C’est notre certitude.
 

Pour la professeure E. B. Azzag de l’EPAU, Alger, tout en considérant que la ville est un organisme vivant au même titre que le corps humain, elle situe la crise dans la démarche du plan et de la planification. La transition consiste à «substituer l’urbanisme du projet à l’urbanisme du plan avec l’intelligence artificielle comme socle d’aide à la décision». Le plan est, selon sa définition, «une manière d’exécuter le projet défini en amont» sachant que le projet est «une intention d’évolution future». Il s’agit donc d’éliminer le plan au profit du seul projet.

Or, si le plan sert à exécuter le projet, ne s’agit-il pas plutôt de situer la crise dans le contenu et la nature de ce projet ?  De même pour la notion d’organisme. S’il est vrai que le territoire et la ville sont des organismes vivants, ils ne vivent pas toutefois comme vit l’organisme humain ; comme elle l’a défini. 

Car celui-ci n’évolue pas et n’a pas d’histoire. L’organisme urbain et territorial, en revanche, évolue et change. Il a une histoire. Et cette histoire est territorialement liée à l’action humaine. Elle est intimement liée à la géographie. L’intelligence des villes anciennes, à l’exemple de la Casbah citée par l’auteur, réside dans le rapport organique qu’entretiennent ces villes avec leurs territoires respectifs. C’est donc en dernière instance la réalité territoriale et environnementale qui dicte à l’intelligence humaine les actions à mener et non une intelligence artificielle. 

Dans sa locution intitulée «Mise en commun et médiation urbanistique, les chaînons manquants de la transition», Anis Mezoued, ancien étudiant de l’EPAU, aujourd’hui chercheur à l’université de Louvain, situe l’enjeu que soulève cette transition dans le passage d’une situation où le monde globalement et la ville en particulier sont régulés par les énergies fossiles, sources de crise écologique grave, vers une ville à énergie renouvelable et durable dans le temps. Il introduit la notion de territoire mais comme réceptacle et non comme élément déterminant.

Mais poser le problème à ce seul niveau réduit cette problématique de la transition au cours terme. Car, placée dans le temps de la longue durée (Fernand Braudel), cette crise énergétique n’est qu’un chainon du long cycle introduit par la révolution industrielle du 19° siècle.
 

Le 19° siècle et l’utopie technologique 

Remonter jusqu’au 19e siècle et les effets de la révolution industrielle sur la vie humaine et sur la ville, sujet qui nous intéresse ici et objet du colloque, peut nous éclairer sur les enjeux et les chaînons manquants de cette transition et de ce projet.

La plus grande transition urbaine quasi-universelle, après celle ouverte par la «Renaissance italienne», est celle engagée par la révolution industrielle britannique du 19e siècle. Elle a ouvert sur un 20e siècle où toute la politique urbaine et territoriale est construite autour du mythe et de l’utopie technologique, sur une mécanisation de l’univers, une «machine à habiter», avec un soubassement idéologique anti-urbain. Elle a eu comme épicentre l’Allemagne industrialisée autour de l’école du Bauhaus (W. Cropuis, Mies Van der roh…). Elle est portée politiquement par la gestion urbaine de la social-démocratie de l’Europe centrale (E. May à Francfort, Allemagne) et hollandaise (Cor Van Eesteren à Amsterdam). Elle est ensuite codifiée par les CIAM  et la «charte d’Athènes» de Le Corbusier (voir sur ce sujet M. Tafuri, Projet et Utopie). C’est le socle théorique et hypothétique dont a hérité l’Algérie dès l’indépendance. 
 

L’Algérie dans le paradigme «moderniste» 

En effet, dès son indépendance, avec un Etat à construire et une population majoritairement démunie, sans architecte, sans technicien, sans école, sans ingénieur et avec un besoin énorme de logements et d’espaces habitables, l’Algérie reprend l’héritage de la pratique architecturale et urbaine dominée par l’idéologie moderniste des CIAM ; une idéologie anti-urbaine centrée essentiellement sur l’univers industriel, comme nous venons de le souligner. 

Elle se traduit concrètement par le PUD (Plan d’urbanisme directeur) comme outil de production de l’espace urbaine, les ZHUN (Zones d’habitat urbaine nouvelles) comme logique de plans pour la production de l’habitat du grand nombre et par la «grille théorique des équipements» comme support technique pour la programmation des équipements publics ; auxquels on peut rajouter «la loi sur les réserves foncières communales» de 1974 qui institua les COS et les CES pour les lotissements et l’habitat individuel  (voir pour un bon résumé de cette période les quatre tomes des cours d’Alberto Zuchelli de l’EPAU). 

Ces outils et ces catégories étaient toutefois en adéquation avec l’idéologie et la problématique de l’époque. L’appui sur ces hypothèses des CIAM qui a dominé tout le 20e siècle est en harmonie avec les engagements de l’Algérie dans le projet d’édification national «développementiste» et centré sur l’industrie industrialisante. 
Le changement de cap du projet «développementiste» est intervenu à la fin des années 80-début des années 1990. Si le PDAU et le POS se substituent au PUD, sans changement substantiel dans la démarche, c’est surtout la loi d’orientation foncière de 1990 qui est la clé de voûte de cette transition. Elle marque la transition vers la privatisation et la libéralisation du sol et du foncier. Cette libéralisation fut accompagnée par la libéralisation et la privatisation de la maîtrise d’œuvre. Si entre-temps les outils de planification ont changé de noms, la programmation suivant .

«la grille théorique des équipements», essentiellement centrée sur les normes et les surfaces, continue d’être la référence dans la production des équipements publics (écoles, maison de jeunes, équipements sportifs, santé…). Dans l’enseignement universitaire, le LMD s’est substitué au « Classique », mais aucun nouveau paradigme n’a accompagné cette mutation.  
 

Réalisme critique contre la critique utopiste 

Entre-temps et dans le monde, une première rupture avec ce mythe industriel et ces utopies technologiques en urbanisme a émergé en Italie dans les années 60. Cette rupture annonce une transition vers une attitude plus réaliste en tenant compte des réalités historiques et territoriales des villes et des cultures humaines. (S. Muratori, C. Aymonino, V. Grégotti…). Cette rupture avec le modernisme version «Le Corbusier» a comme point de départ la reconstruction des villes détruites plors de la Seconde Guerre mondiale, dans une Italie peu industrialisée où régnait une grande culture constructive populaire et artisanale. Un nouveau paradigme émerge et prend le territoire et la réalité construite comme substrat à toute action sur la ville. C’est le néo-réalisme italien magistralement porté par le cinéma. (Visconti, E . Scola, Fellini…)

Une deuxième rupture introduisant un nouveau paradigme est le moment post-moderne introduit par la biennale de Venise en 76-82 (P. Porthoghezi, R. Venturi, Ch. Jencks…). Elle oriente, toutefois, le débat vers les questions du langage architectural réduit au style et au design. C’est une expression particulièrement américaine (Eisman, F. Gehry, Venturi…). Elle est, selon F. Jameson, l’expression culturelle du capitalisme tardif arrivé à son 3e âge dans le développement de la planète. Aujourd’hui, elle continue dans sa variante high-tech poussant encore plus dans l’univers artificiel.
 

Histoire et territoire comme socles d’aide au projet

Ce survol sur les ruptures et les transitions apparues dans les théories et les pratiques urbaines et architecturales durant le 20e siècle nous amène aujourd’hui à penser une nouvelle transition, si nous admettons qu’il y a crise et la nécessité de la dépasser.  

De ce point de vue, si nous acceptons le fait que la crise est environnementale et écologique, et comme toute crise ouvre sur un avenir incertain, la pensée scientifique et la recherche universitaire se doivent d’émettre des hypothèses pour contenir cette crise et réduire la place du hasard. 

Or cette crise environnementale est en dernière instance celle de l’occupation du territoire et qui n’est pas simple contingence. Le territoire est un organisme qui vit et a une histoire. Le territoire et son histoire restent donc le socle à partir duquel des hypothèses de projets peuvent être élaborées. C’est notre point de départ pour un nouveau paradigme urbain et architectural.

 

Par Nadir Djermoune
Architecte-urbaniste, enseignant à l’Institut d’urbanisme et d’architecture de Blida 1

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