Expert en questions militaires, Tewfik Hamel estime, dans cet entretien, que l’offensive militaire russe en Ukraine a été menée dans le but de préserver l’équilibre des puissances. «Un équilibre qui devrait être constamment ajusté par les guerres», dit-il. Pour lui, la Russie n’a fait que reproduire ce que les Etats-Unis avaient fait contre de nombreux pays par le passé, soulignant que ce pays et la Chine sont les seuls gagnants de cette guerre.
- Après plusieurs mois de tension entre les pays occidentaux et la Russie, cette dernière vient de passer à l’acte en menant une offensive militaire contre l’Ukraine. Pourquoi en est-on arrivé là ? Que cache ce conflit ?
Un accord politique durable est un accord où aucune partie n’est satisfaite. Cette guerre aurait pu être évitée avec l’application des Accords de Minsk I et Minsk II conclus en 2014 et 2015. Excepté l’échange de prisonniers, aucune des dispositions prévues n’a été réellement appliquée. La Russie a annoncé deux objectifs principaux de la guerre : le premier, militaire, consiste à désarmer l’Ukraine à travers la destruction de ses capacités et de ses infrastructures militaires. Le second est politique et consiste à dénazifier Kiev et à renverser le gouvernement actuel et son remplacement par des dirigeants moins hostiles à la Russie. Cela constitue un préalable à l’institutionnalisation d’une neutralité vérifiable de l’Ukraine impliquant ni adhésion à l’Otan ni présence de forces/bases militaires étrangères en Ukraine.
Si le premier est atteignable, le second est plus complexe, car lorsque les armes s’expriment et prennent le relais, il est difficile de prédire la direction, comme le montrent des exemples de changement de régime récents, comme ce fut le cas en Irak et en Afghanistan. En 1999, l’ancien secrétaire de l’ONU, Kofi Annan, a fait une déclaration qui traduit un ensemble de défis à l’ordre mondial et de questions qui s’appliquent à l’invasion russe en Ukraine, mais aussi aux interventions des membre de l’Otan au Kosovo, en Irak, en Libye, en Syrie.
Ces interventions ont sapé, selon lui, le système de sécurité international, imparfait et encore élastique, instauré après la Seconde Guerre mondiale en créant des précédents dangereux pour les interventions futures. Il affirmait que «rien dans la Charte des Nations unies n’interdit de reconnaître qu’il y a des droits au-delà des frontières.
Ce que la Charte ne dit pas, c’est que la force armée ne doit pas être utilisée, sauf dans l’intérêt commun. Mais qu’est-ce que l’intérêt commun ? Qui le définit ? Qui le défend ? En vertu de quelle autorité ? Et quels sont les moyens d’intervention ?» La Russie n’a fait que reproduire les politiques interventionnistes des Etats-Unis, qui ne voient pas à quel point leur comportement a fragilisé le système onusien et le droit international.
Comme disait George Packer : «Le cœur du problème a toujours été la conviction presque théologique que la puissance américaine est par nature bonne et ce qui suit dans son sillage sera la liberté et la démocratie.» Disons simplement que les pensées et les actions des gens sont un mélange complexe de la raison, de l’intuition, de la routine et de l’émotion. Un comportement similaire des Américains contre un autre pays aurait été salué et applaudi.
- La réaction des pays occidentaux s’est limitée à présent aux sanctions économiques contre la Russie. Pourquoi, selon vous ?
La réaction de l’Europe et des Etats-Unis est limitée pour éviter une escalade et laisser toujours la porte ouverte à la diplomatie et à une éventuelle désescalade. L’alternative est la guerre. Dans le meilleur des cas, une rupture avec l’Occident. Cela pourrait se produire en cas d’absence de canal de communication avec les risques de malentendus et d’escalade. L’Occident ne souhaite pas non plus pousser la Russie dans les bras de la Chine.
Déjà l’économie mondiale est gravement fragilisée par la pandémie, les conséquences au niveau économique seront aussi graves pour le continent européen. Plus de 35% des importations de gaz de l’Europe viennent de la Russie. Il faut dire que nous assistons à un changement radical du système mondial post-guerre qui entraînerait nécessairement la redistribution des cartes. Il n’est pas sûr que les perdants ne réagissent pas.
La puissance relative des grands Etats à l’échelle internationale n’est jamais constante et les puissances émergentes tendent à contester l’organisation hiérarchique du système international et le statut des dominants. Jusqu’à une période récente, le concept de l’ordre international était associé à l’équilibre des puissances, «un équilibre qui devrait être constamment ajusté par les guerres».
En termes de perception de la menace d’un point de vue russe, le dilemme de sécurité est pressant pour Moscou. N’ayant pas une profondeur stratégique, la géopolitique de la Russie est marquée par l’«indéfendabilité» perçue. C’est-à-dire qu’elle est géopolitiquement instable et qu’elle n’est pas sûre, ni dans le temps de l’empire ni à l’époque soviétique, et encore moins aujourd’hui. Et la présence militaire des Etats-Unis à ses frontières ne fera donc qu’aggraver le sentiment d’insécurité. D’où la nécessité de se protéger.
- L’invasion de l’Ukraine risque-t-elle de déboucher sur un conflit de grande ampleur entre les puissants de ce monde ? Autrement dit, sommes-nous à l’abri d’une 3e guerre mondiale ?
Théoriquement, le scénario d’une guerre mondiale est exclu. Une guerre de grandes puissances en Europe est un suicide collectif. Et la Chine et les Etats-Unis sont les seuls gagnants de ce qui se passe en Ukraine. Avant l’intervention russe, les pays de l’Otan ont demandé l’évacuation de leurs ressortissants et retiré leurs personnels militaires et civils présents en Ukraine. En outre, à part des promesses d’aide y compris militaires, tous les dirigeants des membres de l’Otan, y compris les Etats-Unis, ont publiquement déclaré que leurs pays ne s’impliqueront pas militairement et directement dans la guerre en Ukraine.
C’est ce que l’on disait à propos de la Première Guerre mondiale. En 1914, la guerre entre les grandes puissances était considérée comme improbable, mais elle s’est produite. Aujourd’hui, des universitaires et des experts examinent les parallèles entre le système international actuel et le monde de 1914. Les experts trouvent des différences ainsi que des similitudes entre le monde d’aujourd’hui et le monde de 1914.
Bien que l’analogie de la Première Guerre mondiale soit populaire, cette guerre nous enseigne qu’il y a la tendance à surestimer la rationalité humaine. Les diplomates européens ont mal géré la crise déclenchée par le meurtre de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche et cela a plongé le continent dans une guerre dévastatrice. Aucun Etat ne voulait réellement une guerre européenne, mais seulement se servir du pouvoir de la guerre.
- L’Algérie a toujours favorisé les solutions politiques et diplomatiques dans la résolution des conflits, ce qui, désormais, ne semble pas être le cas de la Russie, son allié stratégique sur le plan militaire. Qu’en pensez-vous ?
D’une part, l’approche algérienne est légaliste, s’oppose à la violation des frontières et de la souveraineté des autres Etats et soutient le principe d’autodétermination et la résolution pacifique des conflits. L’intervention russe est en contraste avec tous ces principes. D’autre part, les dirigeants algériens comprennent certainement les inquiétudes de sécurité de la Russie liées à la présence des troupes de l’Otan à ses frontières.
Il suffit juste de voir les déclarations des autorités algériennes sur l’intervention de l’Otan et la présence militaire étrangère en Libye et à ses frontières. Dans l’imaginaire algérien, l’Otan suscite une profonde méfiance stratégique. Trouver un juste équilibre entre les deux est un exercice très difficile. Il s’agit d’affirmer son attachement à ses principes dont dépend la crédibilité de sa diplomatie, et de souligner la solidité de sa relation avec la Russie sans s’attirer la colère des pays occidentaux. L’Algérie est un partenaire stratégique de la Russie, partageant des intérêts communs et leurs visions convergent sur un certain nombre de questions régionales et internationales.
Mais la Russie a aussi son propre agenda qui ne coïncide pas nécessairement avec les préoccupations de l’Algérie, comme dans le cas de la Libye. Moscou est animé par la realpolitik comme le montre le non-blocage par la Russie de la récente résolution du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental que l’Algérie désapprouve. Le non-aboutissement des négociations sur la production en Algérie du vaccin de Sputnik est un autre exemple des limites de ce partenariat, ce qui n’est pas le cas avec la Chine.
L’Algérie a des obligations envers ses partenaires européens et a sensiblement renforcé ses relations avec les Etats-Unis. Sur le plan militaire, la dépendance de l’Algérie des armes russes est en partie due à la politique américaine. Les conditions imposées font que l’on a l’impression qu’il ne s’agit pas d’achat, mais de location des armes américaines. Ce que l’Algérie considère comme une atteinte à sa souveraineté. On constate, par ailleurs, qu’Alger diversifie de plus en plus ses achats d’armements de la Chine, de l’Italie, de l’Allemagne.
- Quel sera l’impact de ce conflit sur l’Algérie ?
L’une des conséquences est la hausse des prix du pétrole et du gaz. Ce qui permet des recettes supplémentaires pour l’Etat. L’Europe engagée va sans doute diversifier ses sources d’approvisionnement en énergie et accélérer la transition énergétique. Dans les deux cas, la position de l’Algérie sera renforcée dans ses rapports avec l’Europe comme un partenaire fiable, d’autant plus que le pays a affiché sa volonté de se lancer dans l’énergie solaire. Il est fort possible donc que l’Algérie connaisse plus d’investissement dans les secteurs énergétiques fossiles ou verts. Cela dépend aussi de l’efficacité des autorités algériennes. L’autre conséquence découle de la hausse du prix du blé et des graines oléagineuses, ce qui entraîne une hausse des produits de base en Algérie, surtout lorsqu’on sait que l’Ukraine et la Russie produisent à eux seuls 29% de l’offre mondiale en blé.
- La Russie est devenue un acteur incontournable sur la scène internationale, mettant fin à l’hégémonie américaine. En revanche, l’ancien bloc des non-alignés (tiers-monde) n’a pas voix au chapitre, même lorsqu’il s’agit des questions engageant l’avenir du monde…
A l’époque de la guerre froide, un grand nombre de pays du Sud, au-delà du continent européen et de l’Asie de l’Est, étaient réticents à utiliser systématiquement les alliances comme principal outil de politique étrangère. Aujourd’hui, la majorité ne fait pas partie d’alliance militaire. Historiquement, l’ordre international est constitué par les grandes puissances et les petits Etats adoptent des attitudes de suivisme. Les institutions et les mécanismes régissant l’ordre mondial actuel ne sont plus adaptés et nécessitent des réformes profondes pour traduire les nouvelles réalités nationales et la répartition du pouvoir au niveau mondial. Ce décalage est l’une des causes de nombreuses crises mondiales. A sa création, l’ONU, par exemple, contenait environ 50 Etats, et on l’a gardé telle qu’elle était, alors que le nombre d’Etats dépasse 190 aujourd’hui.
C’est la même chose pour les autres institutions, comme le FMI, la Banque mondiale, etc. Collectivement, les pays du Sud sont aujourd’hui fragmentés et ne pèsent pas sur les questions stratégiques. Individuellement, ils sont faibles. En tout cas, les tensions et les rivalités entre les grandes puissances se traduisent et se propagent souvent et inévitablement dans la périphérie.
Entretien réalisé par Ramdane Kebbabi