- En quoi les sanglantes exactions commises à l’encontre des Algériens à Alger lors de l’enterrement d’Amédée Froger samedi 29 décembre 1956 sont-elles un tournant dans la guerre ?
Je ne les vois pas comme un tournant car elles ne changent pas radicalement le cours de la guerre. Elles sont en revanche révélatrices d’une dynamique sous-estimée dans l’historiographie : celle de l’Algérie française. En effet, ces violences révèlent à quel point les mobilisations pro-Algérie française sont importantes, dès le début de la guerre, avec une intensification en 1956 et elles sont d’autant plus importantes qu’elles drainent de forts contingents parmi les Français d’Algérie. Elles sont populaires.
- Différentes thèses contradictoires ont été avancées sur l’assassin de Froger ? Est-ce bien Badèche, exécuté après jugement, ou bien Ali la Pointe comme certains l’ont affirmé, ou encore un complot des ultras ?
Il y a une hypothèse à rejeter clairement : un assassinat par des comploteurs d’extrême droite cherchant à soulever les Français d’Algérie contre les autorités. L’hypothèse selon laquelle Ali la Pointe serait l’auteur de l’attentat est aussi peu fondée : il n’y a que des affirmations alors que le FLN n’a jamais repris l’attentat à son compte. Pour Badèche, c’est à la fois complexe et intéressant. Complexe car sa culpabilité n’a jamais été prouvée – je rappelle les conditions de son arrestation et de sa condamnation !- C’est très délicat de répondre de façon catégorique. Je préfère laisser les lecteurs se faire une idée, en lisant tout ce que j’ai pu recueillir sur cette question.
- L’enterrement de Froger est-il un moment catalyseur pour la cristallisation des premiers groupes qu’on qualifiera plus tard d’Algérie française ?
La cristallisation est antérieure. Elle remonte aux mobilisations de l’année 1956, autour du 6 février 1956 qui s’inscrit dans un continuum de mobilisations. Ce qui est frappant, toutefois, dans les ratonnades, c’est bien l’absence des organisations. Les anonymes qui les commettent ne sont pas manipulés par des groupuscules d’extrême droite. Pour cette raison, je défends l’idée que ces violences résultent de la ségrégation de la société coloniale et de son potentiel meurtrier.
- Amédée Froger était-il une tête pensante ou un simple rouage de cette structuration de ceux qui voulaient continuer la domination d’une minorité coloniale sur la majorité autochtone, comme vous l’écrivez ?
Plus qu’une tête pensante, c’est un homme d’action. En tant que tel, il joue un rôle majeur. Et et oui, il joue un rôle structurant avec la Fédération des maires qu’il dirige. Il la dirige d’ailleurs avec beaucoup de poigne, il ne laisse pas la place à des positions divergentes. Sur le fond, cependant, oui, vous avez raison, son action relève de la défense de cette minorité coloniale dont la suprématie ne tient que par l’infériorisation constante des Algériens.
- Comment mettre en perspective trois dates de 1956 au cours desquels les ultras ont fait preuve de violence : le 22 janvier, l’appel à la trêve civile organisée par Camus avec les libéraux en lien avec des parties du FLN ; le 6 février la journée des tomates contre Guy Mollet pour protester contre le départ de Soustelle et son remplacement par le général Catroux ; et enfin l’instrumentalisation de l’enterrement de Froger le 29 décembre ?
Comme je vous l’ai dit précédemment, ces événements scandent une année de mobilisations. Ils mettent en évidence l’existence d’une mouvance «Algérie française» jouant un rôle dans la guerre, au-delà de l’armée française et du FLN sur lesquels se focalise d’habitude l’attention. Je pense que l’histoire de la guerre sort enrichie de l’enquête sur les ratonnades, avec cette mouvance qui constitue une force luttant de son côté.
- Une des révélations de votre livre est le forcing des ultras pour que les condamnés à mort nationalistes du FLN soient exécutés. Cela a-t-il joué un rôle dans l’application des peines, on pense notamment à Taleb ou Iveton ?
C’est un facteur, oui, même si les gouvernements parisiens gardent la maîtrise de la décision. Ainsi, par exemple, le gouvernement de Guy Mollet attend l’échec de premiers contacts avec le FLN avant d’exécuter Zabana et Ferradj, en 1956. L’exécution d’Iveton s’inscrit plus nettement dans le contexte des mobilisations algéroises avec leur dimension subversive. Concernant Taleb, dans mes travaux précédents (car j’ai travaillé sur le droit d’exception, les procès et les condamnations), je n’ai pas repéré de mobilisations spécifiques mais bien sûr, de façon très générale, pour les gouvernements parisiens, les exécutions sont un moyen de chercher à se concilier l’opinion française en Algérie.
- Combien de victimes algériennes ont-elles été comptabilisées au soir du 29 décembre ? La justice a-t-elle diligenté des enquêtes ?
Je ne peux donner de bilan et je le regrette ! Je n’ai retrouvé qu’une liste de victimes dressée par le commissaire central d’Alger, au lendemain des ratonnades, je l’ai complétée par des fragments d’une procédure judiciaire, que j’ai retrouvés aux Archives d’Aix-en-Provence, mais elle aboutit à un non-lieu. Pas d’enquête à l’époque, donc. Ces documents donnent un total de 66 blessés et six morts mais bien sûr, ce n’est pas du tout exhaustif. Des blessés hospitalisés le sont gravement, certains sont peut-être décédés. Des blessés ont pu rentrer chez eux et décédés ensuite et puis le commissaire central ne s’est renseigné qu’à Mustapha (sauf une exception). Je veux insister sur un point fondamental : les chiffres n’épuisent pas la question du bilan. J’ai pris le parti d’un bilan qualitatif, considérant les traces mémorielles, les blessures, les dégâts matériels… Quantité de vies ont été bouleversées par ces violences.
- Dans les archives de police trouve-t-on trace de réactions des Algériens face au déferlement de violence ?
Non, pas du tout. Les archives ont toujours leurs limites. J’ai tenté de les croiser et de les diversifier mais j’ai écrit sur une ligne de crête. Je dis ce que les sources établissent et je souligne leurs lacunes, leurs déformations. Je dois souvent être prudente et faire des hypothèses.
- Les violences lors des obsèques cachent-elles un coup de force visant à instaurer un état d’exception, voire un coup d’Etat des factieux pour un pouvoir militaire ?
Non, vraiment pas. C’est une hypothèse qui a circulé et qui a été défendue, en particulier chez des partisans de l’Algérie française. Non seulement cette hypothèse est fausse mais elle est particulièrement étonnante : elle déconnecte totalement ces événements de l’histoire de la colonisation alors qu’ils lui sont étroitement liés. Ils en résultent !
- La remise en janvier 57 par le gouvernement français au général Jacques Massu des pleins pouvoirs de police, ce qui annonce la Bataille d’Alger, est-elle une conséquence des exactions du 29 décembre ?
Encore une fois, je ne peux pas répondre oui de façon catégorique, mais oui , partiellement. D’évidence, les pouvoirs de police ont d’abord pour but le démantèlement du FLN à Alger. Cependant, la force des mobilisations pro-Algérie française incite les autorités à développer des stratégies pour restaurer la confiance de l’opinion des Européens. Octroyer les pouvoirs de police à l’armée joue en ce sens.
- Si la Bataille d’Alger évoque La Casbah, bastion FLN, vous éclairez d’un jour nouveau un autre quartier, le bidonville Mahieddine, où vivait Badèche Ben Hamdi, assassin de Froger jugé et exécuté. Il était MNA. Ce quartier était-il un bastion MNA ? Le FLN n’ayant pas revendiqué la mise à mort de Froger, mais le MNA si, jusqu’à dénoncer la condamnation de Badèche ?
Sur Mahieddine, vous aurez prochainement le plaisir de lire les travaux de l’historien Jim House, qui seront bien plus complets. Pour l’instant, je dirais que les sources de diverses natures et de diverses origines convergent dans le sens que vous soulignez : une appartenance de Badèche au MNA et un maintien du MNA à Mahieddine. «Bastion» est peut-être un terme un peu fort mais un lieu de maintien, de survie du MNA, oui, cela me semble juste.
- Quelles perspectives tirez-vous de votre travail de recherche qui orienteront vos prochains travaux ?
Je ne sais pas encore ! Cette recherche m’a pris plusieurs années, tant pour l’enquête dans les archives et à Alger, que pour l’écriture. Je vois cependant plusieurs prolongements possibles. D’abord, reprendre l’histoire de la guerre pour en faire une histoire sociale, c’est-à-dire une histoire qui ne réduise pas l’histoire de la guerre à l’affrontement armée-FLN mais la reprenne sous l’angle des acteurs sociaux, aller vers l’histoire de la société coloniale en guerre. Ensuite, l’histoire de l’OAS pourrait être reprise pour aller vers une histoire elle aussi sociale : une histoire sociale du politique au sens d’une histoire de ceux qui s’y engagent et qui la soutiennent au-delà des militants d’extrême droite. C’est évident – je conclus sur ce point – il y a un réel écosystème entre la société coloniale et l’OAS.
Propos recueillis par Walid Mebarek