La chanteuse Souad Asla a réellement fait œuvre utile avec la fondation de la troupe Lemma, un projet musical qui lui a tenu à cœur pour sauver de l’oubli tout un pan des pratiques musicales de la Saoura et des environs de Béchar qu’elle promeut autant en Algérie qu’à l’étranger. Rencontrée en marge de la prestation assurée vendredi à la salle Maghreb, sur invitation de l’ONCI, elle est revenue sur les conditions qui ont abouti à la concrétisation de cette initiative.
Propos recueillis par Djamel Benachour
-Comment vous est venue l’idée de rassembler toutes ces femmes autour d’un tel projet ?
C’est une formation féminine intergénérationnelle. La doyenne (El Hadja Zaza, plusieurs décennies de pratique) a 82 ans et la plus jeune 23. J’ai créé cette troupe par pur égoïsme, pourrai-je dire, car ayant quitté l’Algérie il y a une trentaine d’années, je peux dire que ces musiques ont beaucoup compté pour moi dans la mesure où, à chaque fois que j’ai eu un coup de blues, à chaque fois que j’ai été un peu triste, l’écoute de cette musique m’a toujours aidée à m’apaiser et à me ressourcer. Aussi, à chaque fois que je retourne chez moi à Béchar, j’allais à Taghit où les femmes, depuis des siècles, se réunissaient régulièrement pour chanter notamment tous les vendredis à la zaouia. Là, au fil du temps, j’ai constaté que leur nombre diminuait. Elles étaient âgées et on devinait tout de suite qu’il n’y avait pas de relève. Quand je les ai interrogées à ce sujet, elles m’ont répondu que cette musique n’intéressait pas les nouvelles générations qui la trouvaient ringarde. Du coup, j’ai eu mal au cœur et je me suis dit que si les dernières venaient à disparaître, elles allaient sûrement emporter avec elles tout ce riche patrimoine.
C’est là que j’ai eu l’idée de monter cette troupe. J’ai donc fait appel à ma mémoire, car nombre de ces femmes avaient déjà auparavant joué dans les mariages de mes frères et sœurs et j’ai été les voir une par une pour leur expliquer mon projet. Mais il fallait aussi prendre en considération l’avis des familles respectives et c’est ainsi que j’ai également été amenée à parler avec leur mari. Ce n’était vraiment pas facile, mais comme ils me connaissent et connaissent aussi ma famille, la confiance a fini par s’établir entre nous et le projet a pu être mené à bout. Je pourrai dire qu’il a d’abord fallu convaincre les hommes et c’est ce qui a été fait petit à petit. Après cela, pour les besoins du projet, j’ai loué une maison à Taghit afin d’organiser ce qu’on peut appeler une résidence artistique. On s’était enfermées pour les répétitions. En fait, toutes ces femmes jouaient de la musique depuis qu’elles étaient petites, mais elles n’avaient pas l’expérience de la scène. J’ai organisé trois résidences à Taghit avec mes propres moyens et c’est comme cela que le groupe a été monté. Le premier concert qu’on a fait c’était lors du festival culturel international de la musique Diwan à Alger en 2015.
-A l’écoute, on se rend compte que chacune des femmes de cette formation privilégie un style et donc un apport particulier, qu’en est-il de cette richesse ?
Il y a plusieurs styles propres à cette région. Il y a el ferda qui est propre à Kenadsa et dont on a repris quelques chants qui nous ont inspirés. Il y a el filali et ezefani qui sont des chants féminins dominés par la percussion. Les femmes sont détentrices de ce patrimoine qui a été transmis de génération en génération. Il y a le houbi, un peu du côté de d’El Bayadh, mais aussi el melhoun, el gnawi, etc. C’est un petit cocktail de toutes ses variétés musicales pratiquées dans la région que nous avons entrepris de faire connaître au monde, mais aussi, dans une certaine mesure, au reste de l’Algérie, car il existe encore des pans inexplorés de notre patrimoine et qui méritent d’être mis en avant pour une meilleure et plus large diffusion à l’échelle nationale. Les thématiques oscillent entre le sacré et le profane avec beaucoup de sacré, mais aussi des chansons d’amour comme Kheiri Ana qui est une composition propre à la femme. (Ceci sachant que de manière générale beaucoup de chanteuses reprennent des chansons d’amour écrites par des hommes, ndlr).
-Lors du spectacle, hormis el hadra, qui a été confiée à la doyenne, El Hadja Zaza, vous avez, par exemple, donné la parole à une chanteuse du groupe dotée d’un potentiel vocal hors du commun pour interpréter une chanson attribuée à la région d’El Bayadh avec un rythme assez particulier…
Il faut également garder à l’esprit que, comme c’est le cas pour le nomadisme, les chants et les rythmes se baladent et voyagent et se sécularisent. La chanteuse en question n’est pas d’El Bayadh, mais elle va beaucoup à Assela (commune de la wilaya de Naâma, ndlr), pas loin. Le style s’appelle El Goul, mais nous aussi à Béchar, on chante les styles qui viennent de Assela comme l’Ahidous (ou Haydous), etc. J’ai poussé la plus jeune de la troupe à jouer du «gumbri», instrument incontournable du genre diwan, ce qu’elle a fait mais elle a préféré s’initier à la guitare électrique (le son électrifié porte sur scène). Elle a encore du chemin à faire, mais il faut encourager la jeunesse à aller plus loin en fonction de leurs motivations.
-Votre formation a beaucoup tourné à l’étranger. Cela n’a pas dû être facile non plus...
Au départ elles étaient douze femmes et je me suis dit que ce travail fait en Algérie allait rester en Algérie, car je n’avais pas, dans un premier temps, imaginé la possibilité de les faire venir chez moi en France à cause des problèmes de visas et tout le reste. En fait, tout a commencé lorsque j’ai été invitée à un festival à Grenoble, en France. En me voyant débarquer alors que je revenais d’Algérie, bien ressourcée, son directeur m’a dit : «Comment cela se fait-il que tu aies l’air rayonnante ?» Je lui ai répondu que c’était parce que je revenais juste du désert où j’ai organisé une résidence artistique avec ma formation féminine. Après lui avoir expliqué le concept, il m’a dit : «Te sens-tu capables de les faire venir ?» Là, j’ai dit bingo ! Pourquoi pas ? Et c’est comme ça que notre première prestation à l’étranger a été d’abord à Grenoble puis ensuite à Paris, à l’invitation d’un autre directeur et ça a eu lieu précisément à la maison de la musique de Nanterre. Nous avons donc fait deux concerts et ça a beaucoup plu.
A partir de là, il y a eu l’intervention d’une spécialiste des tournées qui nous a proposé de travailler avec elle. C’est elle qui se chargeait de nous trouver des dates et des lieux pour des concerts en France, mais aussi un peu partout en Europe.
On a fait beaucoup de concerts en Europe, beaucoup de pays par exemple la Hollande (Amsterdam) le Portugal, l’Espagne, le Danemark, à Copenhagues, la capitale du pays.
A Copenhagues, on a fait le Womex (World Music Expo), un salon des musiques du monde réservé aux professionnels qui viennent voir les groupes et on était le premier groupe algérien à avoir participé, mais il faut savoir que la sélection est très rigoureuse. Du coup, on a été invités dans d’autres endroits du globe, au Mexique, etc.
-Avec Lemma, vous avez aussi tenté l’expérience de l’édition. Qu’en est-il ?
J’ai voulu faire un produit 100% Algérie, du coup l’album Lemma est sorti en Algérie, ensuite avec les tournées en Europe, il y avait une maison de disques qui était intéressée par notre travail. Je l’ai donc sorti avec cette maison qui s’appelle Buda music et qui est spécialisée dans les musiques world et traditionnelles.
-Qu’en est-il de vos projets individuels ?
Quant à moi, à titre individuel, j’ai mon propre album Jawal, un autre style avec mes propres compositions, que je suis en train de présenter via des spectacles à Oran (salle la Fourmi de l’hôtel Liberté) mais aussi dans d’autres villes grâce à l’invitation de l’Institut français, mais je suis en train de préparer un deuxième.