- Le premier Sommet africain sur le climat s’est achevé avec l’adoption de la Déclaration de Nairobi. Quel regard portez-vous sur ce premier sommet ?
Ce sommet s’est tenu à deux mois de la COP 28, et cette déclaration devrait servir de base à la position commune de l’Afrique dans le processus mondial sur le changement climatique jusqu’à la COP 28 et au-delà. Toutefois, le Sommet africain du climat, qui devait permettre de construire une véritable position africaine, a montré, encore une fois, malheureusement, que la vision et la position africaines sont fragmentées et que les pays africains avancent en rangs dispersés.
A l’évidence, les interférences, voire les ingérences de parties externes à l’Afrique, ont eu leurs effets sur le contenu de cette déclaration. Les intérêts étroits et les visions égoïstes de certains pays, influencés en cela par les lobbies industriels, notamment des énergies renouvelables, des mines et par les alliances contractées empêchent et sur certains points bloquent, pour l’instant, toute possibilité de forcer un agenda africain sur la question climatique. Je dois, par ailleurs, faire remarquer que de nombreuses délégations ont souligné le manque de transparence qui a caractérisé le processus de préparation de la Déclaration Nairobi, jetant un peu le discrédit sur ses recommandations.
D’autre part, au cours de cette conférence africaine, les points-clés, traditionnellement constituant le socle consensuel de l’Afrique, soit l’adaptation et le financement de l’adaptation ont été négligés au profit de questions qui sont plus des priorités pour les pays émetteurs. Cela ne doit pas laisser comprendre que ce ne devrait pas être des axes pour l’Afrique, mais poser le débat autour de la fiscalité carbone, dans les conditions actuelles de l’Afrique, c’est retarder toute possibilité des bénéfices de l’action africaine.
- On s’attendait aussi à voir l’Afrique imposer un ultimatum sur la question de la compensation due aux pertes et aux dommages…
On a eu droit à un saupoudrage à ce sujet. 23 milliards de dollars d’investissements ont été promis durant ce sommet, dont 4,5 milliards des Emirats arabes unis qui vont accueillir la COP 28 sur les changements climatiques fin novembre-début décembre 2023. Lesquels, au demeurant, restent des promesses comme il y en a eu tant, soit juste avant l’ouverture d’une COP, et on y est à deux mois, soit juste avant la clôture d’une COP, et ce, souvent pour masquer un échec sur les questions centrales et créer l’illusion d’avoir avancé.
De l’autre côté, nous parlons d’un continent avec 1,3 milliard d’habitants et qui représente 3000 milliards USD et qui a un potentiel intrinsèque pour tripler ce PIB entre 2030 et 2040. A ce titre, je dois souligner la formulation lunaire dans la Déclaration de Nairobi où les dirigeants africains exhortent «les dirigeants mondiaux à se joindre à nous pour saisir cette opportunité sans précédent d’accélérer la décarbonation mondiale, tout en recherchant l’égalité et une prospérité partagée».
D’habitude, ce type de recommandation est le fait des pays grands émetteurs. Vous noterez aussi que dans cette déclaration les dirigeants africains appellent à la mise en œuvre du fonds pour les pertes et dommages, comme convenu lors de la COP 27, et décident d’adopter un objectif mondial mesurable en matière d’adaptation (GGA) avec des indicateurs et des cibles permettant d’évaluer les progrès réalisés dans la lutte contre les impacts négatifs du changement climatique. Mais à aucun moment, ils ne soulignent la nécessité de définir des indicateurs pour mesurer la mobilisation des financements et la direction des flux des financements d’adaptation au changement climatique et c’est problématique.
- Quel est votre avis à ce sujet ?
D’une part, l’Afrique n’a pas été en mesure, et elle n’est malheureusement pas en position de lier l’agenda de l’action climatique avec celui des objectifs du développement durable, pourtant intimement liés.
D’autre part, la question de l’adaptation au changement climatique – longtemps considérée comme une question cardinale pour l’Afrique, car capitale pour la survie de la population et pour la préservation des infrastructures et des moyens de subsistance – a été reléguée au second plan. Il en est de même pour le financement de l’adaptation qui a été presque ignorée au profil du financement de la transition énergétique.
Enfin, ce qui me parait aberrant et contre nature dans l’état actuel des choses, c’est de mettre, comme cela a été le cas à Nairobi, le point relatif à un nouveau régime fiscal mondial pour financer l’action climatique à grande échelle comme un élément de premier ordre. Comme souligné par de nombreux représentants de pays africains, le marché carbone est une vraie fausse solution, en tout cas dans le contexte actuel.
- Pourquoi toutes les promesses de financement climatique depuis 2009 n’ont jamais été tenues ? Et pourquoi il n’y a pas eu d’avancées sérieuses et pratiques sur les mécanismes de mobilisation et de mise en œuvre de tels financements ?
Il y a comme un jeu malsain de certains acteurs et de certains pays énergétiques ou dans le cadre des alliances nouvelles qui créent une forme de zizanie dans les positions traditionnelles de l’hémisphère sud de la planète.
Il y avait une certaine segmentation entre pays émetteurs (actuellement et historiquement) et pays affectés sans être responsables par les effets de l’accumulation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère ; même si certains pays se situent à la lisière de ces deux groupes, comme la Chine, l’Inde et le Brésil, cette segmentation n’existe plus avec la même ligne de démarcation et cela fissure les positions du «bloc du Sud».
Tout ceci pèse bien évidemment sur la question du financement de la lutte et de l’adaptation face au changement climatique. Certains pays depuis 4-5 ans donnent l’impression de faire ou presque cavaliers seuls, en tout cas en apparence, mais en réalité ils ont des positions qu’ils négocient au gré de rapports et des conjonctures mondiales, régionales ou sous-régionales.
Selon vous, pourquoi les pays riches, pourtant grands pollueurs, ont tant de mal à aider les pays pauvres à s’adapter à la crise climatique ?
Les pays riches et grands émetteurs n’ont pas de mal à aider les pays pauvres, compte tenu de leur PIB ; ils ne veulent pas le faire, ou sinon, ils le feront sous certaines conditions qui ne seront pas avantageuses pour l’Afrique. Ils ne sont pas non plus disposés à le faire sur l’ensemble des composantes de l’action climatique, notamment sur le transfert de technologie ou le renforcement effectif des compétences sur certains profils considérés comme sensibles pour l’action climatique.
Les manœuvres des grands émetteurs sur ces points ne peuvent plus être dissimulées. Ils ont développé pour cela une palette de mesures, dont les promesses et la mise en place de commissions ou comités techniques qui leur permettent de gagner du temps et de repousser indéfiniment les échéances jusqu’au changement de contexte de négociation et la création de nouvelles situations et de nouvelles données, comme on le voit aujourd’hui avec le changement de position quasi radicale de certains pays africains.
Pour illustrer mes propos, je vous renvoie à un rapport récent de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui souligne le très faible niveau d’investissement dans le secteur énergétique sur le continent. Seulement, 3% des 76 milliards de dollars des investissements mondiaux. Les investisseurs estiment que financer des projets en Afrique est trop risqué. Ceci démontre que l’investissement dans l’action climatique en Afrique doit être appréhendé de manière systémique et structurelle : conflits, sécurité, famine, pauvreté, stabilité, infrastructures, équilibres financiers, etc. En d’autres termes, elle ne peut être dissociée des objectifs du développement durable.
- A deux mois de la COP 28, le G20 a soutenu pour la première fois un triplement des énergies renouvelables d’ici 2030, mais a tout de même échoué à appeler à la sortie des énergies fossiles. Un commentaire ?
Il faut voir la composante du G20 pour pouvoir comprendre cette décision. Près de 80% de la consommation des énergies fossiles est due aux pays du G20. De plus, objectivement, à court terme, je dirai même à moyen terme, il serait suicidaire de procéder par une sortie brutale vers les énergies renouvelables. Primo, l’évident poids dans certaines économies du G20 des énergies fossiles.
Secundo, la transition ne peut être que douce. Tertio, malgré les efforts technologiques et la sensible réduction des coûts au cours des dix dernières années, le renouvelable demeure encore coûteux pour de nombreux pays africains et son amortissement prend du temps. Ensuite, toutes les économies ne sont pas encore vraiment préparées et organisées actuellement pour une transitions énergétique rapide.
Et enfin, de nombreuses puissances ont fait des investissements financiers qui sont très lourds, et le retour sur ces investissements devrait prendre un certain temps qui est incompressible. Si en plus, on doit rajouter tous les gisements «oil and gaz» découverts en offshore et en in shore, il n’est pas dit que les anciens acteurs et les nouveaux acteurs du fossile soutiennent fortement une transition rapide vers le renouvelable.
Ce sont là, à mon sens, quelques raisons qui font qu’objectivement, le désengagement du fossile n’est ni pour aujourd’hui ni pour demain. En outre, la déclaration du G20 – qui reconnaît le rôle significatif des finances publiques en tant que catalyseur des actions climatiques en faveur du climat, notamment en mobilisant des fonds privés indispensables par le biais d’instruments financiers mixtes, de mécanismes et d’installations de partage des risques – souligne dans le même paragraphe que cette approche doit se faire de manière équilibrée entre les efforts d’adaptation et d’atténuation pour atteindre des objectifs ambitieux.
Cela n’est pas juste vis-à-vis de l’Afrique car le continent africain ne peut être et ne doit pas être traité sur cette question d’équilibre comme les autres continents : Amérique du Nord, Europe et l’Asie. Cette déclaration insiste aussi sur la neutralité carbone et la réduction nette à zéro, bien que soulignant qu’elle doit tenir compte des différentes situations nationales, mais on le sait tous que cette formulation a été vidée de sa substance.
- Pensez-vous qu’au vu de la situation actuelle (canicules, sécheresse, dérèglements climatiques entraînant des catastrophes naturelles), il est crucial que la COP 28 apporte de vraies solutions afin de rectifier le tir en ce qui concerne le changement climatique ?
Je dois dire que les enseignements des COP précédentes sur les changements climatiques ne poussent pas à l’optimisme. La grande messe de l’Accord de Paris sur le climat et l’effervescence qui l’avait suivie laissaient à penser qu’une prise de conscience s’est opérée.
Finalement, rien de tout cela, puisque les grandes promesses et les grands engagements n’ont jamais trouvé leurs voies vers l’Afrique et les pays les plus vulnérables face aux changements climatiques.
Même si je reste foncièrement pessimiste sur des résultats tangibles et applicables à court terme, je dois continuer à croire que l’été 2023, qui a marqué les esprits par sa chaleur et ses canicules, mais également les inondations de Derna en Libye et ceux du Pakistan tout comme les méga incendies de Hawaï pourront créer un déclic dans ce sens.
- Doit-on être optimiste quant à la COP 28 ?
Clairement, les motifs d’optimisme n’y sont pas pour de nombreuses considérations et surtout du fait des interférences politiques sur le processus de négociation. La fragmentation de la position de l’Afrique et les effets du conflit russo-ukrainien ainsi que les grandes catastrophes, entre incendies à Hawaï, inondations au Pakistan et en Libye l’été 2023 exceptionnellement vont encore laisser des traces sur les budgets publics.
La période de précampagne électorale aux USA, tout cela pèse sur l’environnement affiché et celui des coulisses concernant les choix futurs en matière d’actions climatiques. Il faudrait aussi reconnaître l’essoufflement du système de négociation multilatérale et que l’argent provenant des pays du Golfe va certainement peser sur les grandes décisions de la future COP.
Nous avons déjà eu un aperçu lors du Sommet africain sur le climat de septembre 2023 à Nairobi où les Emirats arabes unies ont promis près du 1/4 de l’ensemble des financements promis pour soutenir la transition énergétique de l’Afrique.