Saïd Bouamama. Sociologue spécialiste des questions de discriminations et des processus de domination : «La guerre en Ukraine est résumée par la théorie du pivot asiatique»

07/05/2022 mis à jour: 00:21
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Photo : D. R.

Saïd Bouamama est sociologue spécialiste des questions de discrimination et des processus de domination. Militant associatif et politique de nationalité algérienne résidant en France, il est auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages, notamment Algérie, les racines de l’intégrisme (EPO 1999), Planter du blanc : chroniques du (néo)colonialisme français (Syllepse 2019), L’Affaire Georges Ibrahim Abdallah (Premiers matins de novembre 2021). Dans cet entretien, il explique la propagande de guerre au profit d’une version monolithique de la guerre en Ukraine, le piège de Thucydide et la volonté anglo-saxonne surtout de réduire «le pivot asiatique». La logique impérialiste vise aussi, selon lui, les pays de l’Afrique du Nord, notamment l’Algérie, et sous-tend idéologiquement la pétition des 80 intellectuels.

  • Vous êtes prolifique en analyses et interventions sur l’actualité politique internationale et les enjeux géostratégiques, mais vous êtes visible essentiellement sur des médias alternatifs. Etes-vous censuré dans les médias grand public ?

Il y a effectivement censure, mais celle-ci ne peut pas se résumer à l’image d’un censeur doté de ciseaux. La censure est désormais produite par un véritable système médiatique. Sans être exhaustif, rappelons quelques-uns des facteurs de ce système. Commençons par le facteur économique qui agit sous la forme d’au moins trois vecteurs.

Le premier concerne l’information internationale structurée par le fait que l’essentiel des grandes agences de presse appartient aux pays occidentaux. Les médias du monde entier construisent leurs discours à partir des dépêches de ces agences. Or, ces informations de base à partir desquelles se construit notre information quotidienne internationale ne sont pas neutres.

Le second vecteur économique est la précarisation des journalistes les contraignant à une production d’informations rapides aboutissant soit à reprendre tels quels les discours officiels des Etats, soit à paraphraser les dépêches des grandes agences. Le troisième vecteur économique est la propriété monopolistique des grands journaux ayant deux conséquences.

La première est le conflit d’intérêt. Comment parler des magouilles immenses d’un Bolloré en Afrique, lorsque l’on travaille dans un organe de presse lui appartenant ? La seconde est la «course à l’audimat» génératrice de profits et structurant en conséquence la hiérarchie de l’agenda journalistique.

A ces facteurs économiques s’ajoute la dimension idéologique qui emprunte elle aussi plusieurs canaux. Soulignons-en deux. Le premier est la formation des journalistes qui, loin de se limiter à l’apprentissage de techniques et de postures déontologiques, véhicule également une vision du monde. Le second est l’organisation d’un «entre-soi» entre «grands journalistes» et membres de la classe dominante dans chacun des grands pays occidentaux.

Fréquentant les mêmes cercles, ayant les mêmes loisirs, invités aux mêmes réceptions, etc., journalistes et membres des classes dominantes finissent par converger dans leur regard sur le réel sans avoir besoin d’un censeur pour énoncer explicitement ce regard.

A ces facteurs économiques et idéologiques s’ajoutent enfin des pressions politiques directes dans certaines séquences historiques. C’est en particulier le cas lors des guerres où l’on assiste à la disparition du débat contradictoire et à la production d’une version monolithique de l’information. Nous sommes dès lors dans ces séquences en présence d’une propagande de guerre.

  • En somme, une scène médiatique d’où sont écartées les voix discordantes, dont la vôtre…

Ma faible présence sur cette scène médiatique dominante est également le résultat d’un choix contraint. Il m’est arrivé à plusieurs reprises d’être invité sur des plateaux de grands médias.

Plusieurs facteurs m’amènent à décliner désormais fréquemment ces invitations. Soulignons-en deux. Le premier est le temps octroyé pour répondre à des questions complexes, par exemple la guerre au Mali ou en Ukraine.

Accepter de répondre à de telles questions en cinq minutes, alors qu’à longueur d’antenne une version unique de celles-ci est diffusée, est un piège. Le second est la construction même des émissions et la composition du plateau.

L’exemple le plus caricatural personnellement vécu est un débat «contradictoire» sur la guerre en Libye comportant sept intervenants, dont six favorables à l’intervention militaire française dans ce pays et moi-même défendant une autre analyse.

Le temps de parole a été équitablement réparti entre tous avec en résultat 6/7e du temps consacré à justifier une guerre. Comme on le constate, il n’y a plus besoin d’un bureau de la censure, mais simplement de laisser agir un système de sélection de l’information.

  • Il y a aussi la censure des Gafam de plus en plus pesante. Qu’en pensez-vous ?

De plus en plus d’acteurs individuels et collectifs ont pris conscience de l’organisation des médias décrite dans la réponse à la question précédente. Logiquement, ils se sont tournés vers la recherche de nouvelles sources d’information et en particulier vers les réseaux sociaux.

Chacune de mes chroniques fait par exemple désormais plusieurs dizaines de milliers de vue dans les premières 24 heures. Après plusieurs années de relative tranquillité, il est de plus en plus fréquent d’être confronté à la censure directe sans explications précises et sans possibilité de recours.

Sous le couvert d’une neutralité technique, des logiciels neutralisent de plus en plus des productions sur la base de la détection de quelques mots clefs significatifs : impérialisme, sionisme, balkanisation, puissances occidentales, etc. La censure est en conséquence également une réalité indéniable des Gafam.

  • Dans l’une de vos chroniques sur le média alternatif Investig-Action, vous battez en brèche la thèse occidentale sur la guerre en Ukraine. Pourquoi doit-on douter de la version occidentale ?

Il y a toujours deux manières de comprendre les causes d’une guerre et les buts de guerre. Soit on pose l’hypothèse d’un acteur fou, irrationnel, sanglant, etc. Soit on contextualise le conflit pour saisir les enjeux.

La prise en compte de l’ordre des causes et conséquences dépend de cette contextualisation. Ne pas contextualiser permet d’inverser l’ordre des causes et conséquences en présentant un effet (la guerre en Ukraine) comme une cause. Or dans le cas ukrainien, faire démarrer la guerre à l’entrée des troupes russes en Ukraine sans regarder les facteurs antérieurs est une supercherie.

Depuis la disparition de l’URSS, la politique des Etats-Unis dans la région est d’éviter l’émergence d’un concurrent et, pour ce faire, d’affaiblir durablement la Russie en organisant une menace permanente à ses frontières. L’extension permanente de l’OTAN est le résultat de cette stratégie et les incitations pour que l’Ukraine rejoigne l’OTAN, ce n’est que le dernier épisode de celle-ci.

  • La guerre en Ukraine est donc indissociable du contexte international…

Il y a déjà bien longtemps le stratège militaire Clausewitz définissait la guerre comme «la continuation de la politique par d’autres moyens».

Comprendre une guerre nécessite donc de la situer dans la politique qui la précède. Or, cette politique se caractérise d’abord sur le plan mondial par l’émergence de nouvelles puissances et en particulier la Chine. La guerre en Ukraine est à situer dans ce contexte international qui la précède. La politique occidentale en général et étatsunienne en particulier est sur le plan international explicite.

Elle est résumée par la théorie assumée officiellement par le Pentagone dite du «pivot asiatique». Selon celle-ci, la prédominance des intérêts occidentaux passe par l’affaiblissement structurel de la Chine par tous les moyens possibles.

La théorie du «pivot asiatique» est en outre déclinée dans de nombreuses planifications stratégiques par région du monde. Ce travail n’est pas secret. Il est confié à des «think tank» financés par l’armée étatsunienne et/ou la CIA, c’est-à-dire à des groupes de réflexion privés au service des décideurs.

La lecture régulière de ces rapports permet de comprendre les véritables buts de guerre au-delà des discours de légitimation (sauver les femmes afghanes, libérer le peuple libyen d’un dictateur, aider le peuple ukrainien face à un envahisseur, soutenir le hirak algérien, etc.). Or concernant la Russie, nous avons donné dans de nombreuses rubriques les contenus de ces rapports.

Pour simplifier, disons qu’il s’agit de briser la tendance à une alliance russo-chinoise sur les questions internationales et pour cela produire une centration de la Russie sur des préoccupations immédiates et de proximité. L’échec occidental en Syrie du fait des vetos chinois et russe d’une part, et de l’intervention militaire russe d’autre part, n’est pas pour rien dans cet objectif.

L’histoire est emplie d’exemple de déformation volontaire de la réalité pour justifier des buts de guerres : coup d’éventail du Dey d’Alger, faux charniers de Timisoara, fiole de produit chimique brandi par Colin Powell, etc. Elles ont toutes été démenties ultérieurement.

  • Cette guerre obéit-elle au piège de Thucydide ?

Derrière la guerre en Ukraine se joue un nouvel épisode du combat entre les puissances qui dominent l’ordre mondial unipolaire actuel d’une part et l’émergence de nouvelles puissances ayant intérêt à un monde multipolaire d’autre part.

Ce combat implique, en outre, de nombreux autres Etats qui voient dans l’arrivée de nouveaux acteurs internationaux la possibilité de desserrer l’étau du néocolonialisme ou tout simplement de faire progresser leurs propres intérêts.

Nous sommes donc bien dans ce que le politiste Graham Allison a théorisé sous le nom de «piège de Thucydide», c’est-à-dire une situation dans laquelle une puissance dominante a intérêt, par peur de perdre ses avantages, d’entrer en guerre pour le pire et de susciter des difficultés pour le moins à des puissances montantes.

  • Dans l’un de vos textes sur les enjeux géostratégiques de l’Afrique du Nord et du Sahel, vous affirmez que l’impérialisme vise à balkaniser l’Algérie. En quoi s’incarne cette théorie ?

La logique est, selon moi, identique en ce qui concerne l’Algérie ou le Sahel. Tous les Etats disposant d’une assise territoriale conséquente, de ressources économiques importantes (en particulier pétro-gazière et en minerais stratégiques), d’une situation géostratégique permettant de contrôler toute une région, etc., peuvent être tentés, même s’ils sont dirigés par des classes parasitaires, de regarder vers la Chine et vers les autres puissances émergentes.

La tentation de balkaniser ces Etats afin de rendre impossible ce rapprochement est logique. L’instrumentalisation de la question soudanaise a abouti à l’éclatement de ce pays. Les guerres de Somalie ou de Libye ont conduit dans les faits au même résultat. Le soutien français aux Touareg maliens pouvait déboucher sur le même scénario.

Dans le cas algérien, force est de constater un encerclement objectif avec une Libye déstabilisée durablement, un Mali foisonnant de groupes «islamistes», un Maroc signant des accords avec Israël, etc.

  • Vous qui décryptez le monde vu d’en bas, que pensez-vous de la pétition des 80 intellectuels ?

Cette pétition fait partie du combat idéologique qui accompagne les conflits politiques, économiques et militaires abordés ci-dessus. Elle vise à stigmatiser les militants, les chercheurs, les organisations qui refusent le roman de la théorie étatsunienne du «choc des civilisations» expliquant les conflits dans le monde non plus à partir des intérêts économiques ou géostratégiques, mais à partir du postulat de l’existence d’un conflit inévitable entre «civilisations».

De manière significative, le fondateur de cette approche, Samuel Huntington, a dès la décennie 1980 ciblé comme «ennemis civilisationnels» les civilisations orthodoxe, chinoise et islamique. La pétition des 80 intellectuels affirme qu’il existerait une vaste offensive idéologique visant à saper les bases culturelles, politiques, scientifiques, etc., de l’Europe en général et de la France en particulier, en se masquant derrière des discours anticoloniaux ou dé-coloniaux, antiracistes, etc.

Cette pétition est une expression parmi une multitude d’autres du combat entre ceux qui veulent maintenir un monde unipolaire dominé par l’Occident et ses puissances et ceux qui défendent la nécessité d’un monde multipolaire. 

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