Tous les ingrédients théoriques semblent réunis pour que les tensions au Moyen-Orient dégénèrent en conflit régional majeur. La mécanique des événements et son coefficient d’imprévisibilité, qui a augmenté au fur et à mesure que se prolongeait la guerre contre Ghaza, font que le scénario tant redouté par Washington risque de devenir une réalité.
Près de quatre mois après son engagement actif dans la contre-offensive israélienne meurtrière contre le mouvement de résistance Hamas – dans les faits un massacre sans précédent de la population de l’enclave palestinienne – la Maison-Blanche se retrouve devant l’obligation de prendre la responsabilité d’une guerre avec l’Iran, ou celle de l’esquiver au risque d’aggraver des dissensions en interne et de perdre la face en tant que puissance militaire tutrice au Moyen-Orient.
La mort de trois soldats américains dimanche dernier, après une attaque au drone qui a ciblé leur unité stationnée à la frontière nord-est de la Jordanie, fait franchir un palier inédit à la guerre périphérique qui oppose l’armée US aux organisations affiliés à l’«Axe de résistance» parrainé par l’Iran.
L’attaque revendiquée par le groupe Résistance islamique en Irak, un des plus entreprenants depuis octobre dernier en matière de harcèlement contre les bases américaines dans la région, fait suite à de centaines d’autres lancées à partir de Syrie notamment et du Yémen, et s’étant soldées quant à elles par des dégâts matériels. Jusque-là donc, les faits pouvaient se suffire de communiqués du Pentagone accusant les organisations «mandataires» de l’Iran et promettant des représailles contre les «milices terroristes», suivis de frappes ciblées.
Mais les faits de dimanche dernier ont entraîné mort d’homme et font renouer l’opinion avec les images de cercueils drapés de la «bannière étoilée» et rapatriés en sol américain.
Le camp républicain, qui s’apprête à reprendre le pouvoir à Washington en portant le va-t-en guerre Donald Trump à la présidence lors des élections prévues le 5 novembre prochain, profite de l’occasion pour souligner la «faiblesse» de l’administration Biden et son manque d’anticipation. Ils exigent des frappes directes contre Téhéran même s’ils savent que la réalité de la prise de décision est beaucoup plus complexe.
«Nous ne cherchons pas la guerre…»
«N’ayez aucun doute : nous allons faire rendre des comptes à tous les responsables, quand et comme nous le voulons», promet avec aplomb le président américain, ajoutant : «Nous savons que cela a été mené par des groupes de combattants radicaux soutenus par l’Iran opérant en Syrie et en Irak.» John Kirby, le porte-parole du Conseil national de sécurité, relaie la menace mais prend le soin de la nuancer. «Nous ferons ce que nous avons à faire pour protéger nos troupes, nos installations, nos intérêts de sécurité nationale dans la région mais nous ne cherchons pas la guerre avec l’Iran.»
Téhéran reste sur une ligne de communication qui nie toute responsabilité dans les initiatives armées des organisations dites satellites, mais renouvelle son soutien à leurs actions. «Nous avons à faire à un conflit entre les Etats-Unis et des groupes de la résistance qui réagissent au génocide commis par le régime sioniste à Ghaza», affirme le ministère iranien des Affaires étrangères.
Hier encore, la diplomatie iranienne a réitéré la volonté de la République islamique d’éviter toute escalade militaire dans la région. Dans un message posté sur la plateforme X, Hossein Amir-Abdollahian, le ministre des Affaires étrangères, fait savoir que «la diplomatie active dans ce sens».
Le diplomate réaffirme néanmoins, à l’adresse de Washington et de ses alliés, que la solution ne peut être que «politique» à la détérioration du climat général au Moyen-Orient et à l’accumulation des ingrédients d’une déflagration régionale majeure. La montée des périls inquiète également la Russie et la Chine.
Les diplomaties des deux puissances ont réagi hier pour appeler à l’apaisement. «Nous considérons que le niveau de tension est très alarmant et que le moment est venu de prendre des mesures pour désamorcer la crise», estime le porte-parole du Kremlin, Dmitri Pekov. Pékin qui, comme Moscou, entretient des relations stratégiques avec Téhéran, tente pour sa part de favoriser les conditions d’une issue diplomatique à ce nouveau palier de tension dans la région.
Wang Wenbin, porte-parole de la diplomatie chinoise, cité par des agences de presse hier, fait le constat que «la situation actuelle au Proche-Orient est extrêmement complexe et sensible». Le représentant du ministère des Affaires étrangères chinois avertit, par ailleurs, que les parties en conflit risquent d’être prises dans un «cercle vicieux de représailles» aux conséquences désastreuses et qu’elles devraient faire preuve de «calme et de retenue».
La porte de secours diplomatique
Tous ces messages devraient conforter la possibilité d’une réaction mesurée de la Maison-Blanche, malgré les poussées belliqueuses d’une partie de l’establishment et l’opportunisme électoraliste des républicains. Joe Biden et son administration continuent de payer les frais d’un engagement trop prononcé sur les plans foireux de Netanyahu et de l’enlisement politico-militaire de Tel-Aviv dans la Bande de Ghaza.
Conscient des risques d’une extension incontrôlée du conflit depuis le déclenchement de l’opération israélienne «Epées de fer» contre l’enclave palestinienne, Washington a, depuis la mi-octobre dernier, dépêché une armada navale inédite en Méditerranée orientale pour dissuader toute intervention au profit de la résistance palestinienne, en plus d’établir un pont aérien avec Tel-Aviv pour assurer un soutien en armement.
La barbarie de la machine de guerre israélienne et son incapacité à réaliser les objectifs des opérations dans les délais souhaités par la Maison-Blanche (fin décembre dernier) ont faussé les calculs du staff de Biden, qui a dû également faire face au basculement des opinions publiques dans le monde, et à l’érosion de ses réservoirs électoraux aux States à moins d’une année de la course à la Maison-Blanche. La dernière défaite politique et morale du protégé hébreu à la CIJ (Cour internationale de justice) est venue alourdir la liste des paris perdus.
Même si des coups téméraires sont portés par Téhéran, par le truchement de la nébuleuse d’organisations regroupées sous le générique d’«axe de résistance», il est peu probable que l’administration américaine, sévèrement critiquée pour sa gestion chaotique de la guerre de Ghaza, se hasarde à ouvrir un front direct contre l’Iran aujourd’hui, après l’avoir évité durant des décennies et en des contextes qui lui étaient autrement moins défavorables.