En Algérie, les bilans optimistes, les «inventaires» un peu ostentatoires et les «états des lieux» qui font plaisir libèrent chez certains responsables (surtout les élus locaux) une faconde déconcertante à arborer des chiffres élogieux, parfois surdimensionnés, parfois un peu trop ronflants sans qu’ils prennent la peine de nous expliquer par quels tests de «conformité» ceux-ci ont transité.
Certitude, promptitude, en toute confiance, qui peut en douter... en l’absence d’une source comparative. Parler de chiffres, c’est parler de «résultats», de «scores», de statistiques et de réalisations socioéconomiques, industrielles, agricoles, culturelles ou sportives, qui sont mises en exergue dans une courbe toujours ascendante.
Tous les ouvrages lancés pour les besoins de la communauté sont, aux yeux de ces responsables, bien «contrôlés», bien maîtrisés au plan de la gestion technique et financière, et bien sûr, du suivi sur le terrain. Généralement, les estimations sont définies en termes de pourcentage pour situer le niveau de progression, mais en restant quand même dans les limites de l’approximation.
«Nous sommes entre 60 et 65% de la phase de concrétisation du projet en cours. Selon nos prévisions, celui-ci sera opérationnel d’ici là fin d’année Inch’Allah». Constat court, inflexible. Des assertions qui font de l’effet à la télé, intervenant comme des propos infaillibles et qui invitent simplement à prendre acte.
Comment ce pourcentage est évalué ? Sur quelle base technique ou scientifique a-t-il été mesuré ? Les paramètres de contrôle sont-ils fiables, fidèles aux courbes de croissance ? Les restes à réaliser sont-ils proportionnels aux normes prévisionnelles ? Ou alors, les informations, qui remontent des chantiers, sont-elles par trop complaisantes ?
L’approfondissement de la compréhension des annonces chiffrées s’avère dans la plupart des cas presque futile. La raison est que, d’une part, on a toujours affaire à quelqu’un qui parle comme un «expert» maîtrisant donc parfaitement son sujet qu’on est tenu de croire sur parole, et que, d’autre part, il y a sûrement un «formalisme» journalistique qui ne cherche pas à aller plus loin dans l’investigation.
C’est ainsi que s’ouvre le piège de l’autosatisfaction qui oblige à tenir compte de statistiques dont on ne sait si elles sont réelles ou fictives. Ce «rituel» de communication sévit depuis des lustres. Rares sont les responsables qui s’avisent à afficher des indicateurs économiques, industriels ou relevant d’autres secteurs peu flatteurs quand on les sollicite pour s’expliquer sur l’état d’avancement de certaines réalisations.
Ce phénomène de la «sacralisation» du positif en toutes circonstances est tellement répandu que dans bien des cas de figure, il devient quelque peu «suspect». Sans vouloir s’ériger en objecteurs de conscience ni en détracteurs patentés cherchant à tout prix à noircir le tableau, des spécialistes avisés estiment que souvent les performances énoncées paraissent un tant soit peu «aménagées» pour faire bonne figure. Histoire de montrer que la «feuille de route» évolue selon les prévisions, et même plus...
L’intention n’est pas de remettre en cause les efforts entrepris pour mener des projets d’envergure qui nécessitent un suivi méticuleux et un contrôle technique et financier très pointus. Encore moins de viser tel maire, tel wali, tel directeur d’entreprise ou tel ministre qui ont pour mission d’être sur le terrain pour inspecter l’état d’avancement des projets placés directement sous leurs compétences avec cette obsession de ne pas faillir au respect des cahiers des charges et des délais de livraison.
Mais c’est toujours entre les engagements initiaux et le parachèvement des ouvrages annoncés en grande pompe que les «hic» interviennent.
On relève à ce sujet que sur les dizaines de chantiers ouverts à travers tout le territoire au niveau de la commune, de la wilaya ou national, parmi lesquels des ouvrages stratégiques et vitaux pour les populations, nombreux sont ceux qui restent loin des échéances strictes contenues dans les contrats, alors que d’autres traînent lamentablement pendant des années en longueur et dont la finition relèverait du miracle.
Un bâtiment qui reste suspendu à sa «carcasse», un marché couvert à l’état d’une plateforme de béton, un stade qui n’a pas encore exhibé ses gradins, une usine à l’allure d’une Arlésienne, un trottoir défoncé qui compte ses trous béants, une rue qui supplie qu’on la revête de bitume... on peut à l’envi citer des projets de petite, moyenne ou grande envergure, inscrits et avalisés par les commissions compétentes qui souffrent d’une incapacité chronique de matérialisation dans un climat d’indifférence (ou d’impuissance) quasi religieux.
Les Algériens sont habitués à ces spectacles de bâtisses entamées mais rarement inachevées, appartenant notamment à des opérateurs privés, qui deviennent comme un décor fataliste dans la nature. De véritables spectres ! Même les injonctions et mises en demeure venant des instances hiérarchiques ne semblent pas pouvoir faire bouger les lignes. Bienveillance des autorités ?
Incompétence à diriger un chantier jusqu’à son terme ? Manque de moyens financiers, matériels, humains ? Absence de coordination, études incohérentes, faisabilité aléatoire ? On peut coller tous les attributs objectifs aux imperfections possibles et imaginables, mais on ne comprendra jamais assez pourquoi un projet qui a été rigoureusement ficelé dans le temps et dans l’espace et soumis à toutes les études de faisabilité au préalable avec évaluation millimétrée des coûts, puisse à ce point accuser des retards monstres et souvent ne jamais dépasser le stade du lancement symbolique.
On a l’impression d’assister à un «ballet de négligence» qui, au-delà du fait qu’il défigure l’environnement, coûte très cher au Trésor public, en ce sens que c’est l’état de développement du pays dans ses diverses mutations qui en pâtit.
Gonfler à ce titre les degrés d’avancement des ouvrages engagés en priant le Ciel que les retards ne soient pas trop visibles ou trop compromettants ne servirait en fait qu’à compromettre encore plus les échéances. Autrement dit, l’idée de surjouer sur les résultats, si elle existe vraiment, n’a d’autre issue que d’être contre-productive.
La vérité des chiffres, même si elle est amère à entendre, est pourtant la seule référence à appliquer si on a le souci de vouloir avancer, car elle reste l’unité de mesure incontournable de nos insuffisances. Et c’est de nos insuffisances que doit être puisé le progrès.