Les historiens et les observateurs peinent à réunir les éléments de compréhension de la décennie 1990 qui a ébranlé la société et l’Etat algérien, échappant de justesse à la chute dans le chaos absolu : les événements sont récents, la plupart des acteurs sont en vie, les traumatismes encore à vif et les enjeux politico-religieux toujours en cours. Depuis une quinzaine d’années, les pièces du puzzle s’ordonnent difficilement.
Probablement que le vrai travail de mémoire sera fait par les prochaines générations, lorsque les passions se seront définitivement atténuées et les blessures totalement pansées.
Régulièrement émergent, çà et là, des données utiles d’acteurs, mais qu’il faut consigner avec prudence. La toute dernière est la décision de la justice helvétique de blanchir le général à la retraite Khaled Nezzar – après deux autres arrêts de tribunaux français – des faits commis durant là décennie 1990 pour «mauvais traitements et torture contre des militants de l’ex-FIS».
Ces arrêts sont fondamentaux, ils participent à enrichir la jurisprudence dans le sens de la démolition de la thèse véhiculée par des personnes liées au parti dissous et par diverses ONG, selon laquelle le général Nezzar – et par extension l’Armée algérienne – serait derrière les atteintes aux droits de l’homme. Par extension, ils vont dans le sens de l’opinion, selon laquelle l’ancien ministre de la Défense nationale et ex-membre du HCE a joué un rôle de «rempart» avec l’ANP, les janvieristes, l’autodéfense et la résistance populaire – contre la déferlante terroriste conduite à l’époque par l’AIS et le GIA, relayés par la suite par le GSPC et AQMI.
C’est donc toute une lecture de la décennie 1990 qui est en train de tomber aujourd’hui, lecture en vogue, durant la décennie rouge, en Algérie et en Europe, qui voulait, sous le vocable du «qui-tue-qui ?» rendre les généraux algériens et leurs troupes seuls responsables des milliers de disparitions et des tueries en série de villageois (Bentalha, Raïs...). Un point de vue qui dédouanait – ou presque – les groupes terroristes qui, en ce temps-là, écumaient par milliers les régions d’Algérie, revendiquant des crimes commis quotidiennement.
En même temps, ces tribunaux viennent quelque part «légitimer» la décision de suspension du processus électoral prise en décembre 1992 par les autorités politico-militaires au pouvoir, au motif qu’une prise de pouvoir par l’ex-FIS ouvrirait la voie à l’instauration d’une autocratie à visage religieux qui détruirait l’édifice républicain construit depuis l’indépendance et conduirait à une impitoyable «chasse aux sorcières» dans la société algérienne.
Dans cet ordre d’idées, l’assassinat de Mohamed Boudiaf se comprendrait comme un geste de riposte de ces mêmes intégristes religieux contre un Président auréolé de la légitimité historique, revenu en Algérie avec l’intention première de mettre fin à leur règne et de protéger les valeurs républicaines du pays. Il a été assassiné par eux et non par son entourage, ainsi que le soutient une thèse en vogue.
Enfin, les tribunaux ne pouvaient pas ne pas s’inspirer de la nouvelle donne apparue à l’échelle mondiale depuis les attentats du 11 Septembre à New York : la montée en puissance de djihadistes armés et extrêmement fanatisés, dont Daech est la forme la plus évoluée et la plus sanguinaire.
L’Algérie a été une de leurs premières cibles favorites, ce fut un laboratoire sanglant : la décennie 1990 a été un moment de l’histoire d’une opération ciblée issue d’une vaste entreprise politico-militaire de prise de pouvoir à l’échelle mondiale, conduite par une mouvance idéologique à visage religieux mais aux visées expansionnistes. Elle a ciblé d’abord le monde arabo-musulman (la Russie, l’Irak et la Libye en payent le prix aujourd’hui) et ambitionnent de toucher dès zones africaine, asiatique et européenne.
El Watan le 19 - 01 - 2017