Parler aujourd’hui en Algérie d'un personnage comme le docteur Mohamed Lamine Debaghine est un défi pour plusieurs raisons. Rachid Khettab a pris le risque de le sortir de l’oubli, pas seulement en tant qu'homme politique atypique, mais aussi, comme un intellectuel révolutionnaire. Ce militant joua un rôle important à la tête de la direction clandestine du Parti du peuple algérien (PPA) ainsi que dans l’expérience des Amis du Manifeste algérien (AML) durant la Seconde Guerre mondiale. Il s’opposa successivement à Messali -le père du nationalisme algérien -en 1949 et à la direction militarisée de la révolution en 1959. Pour ces quelques raisons et d’autres, le contenu du livre *de Rachid khettab est d’actualité plus que jamais en Algérie, et ailleurs.
Entretien réalisée par Boualem Ramdani
En quoi votre livre est important dans le contexte algérien actuel, et en quoi consiste sa nouveauté fondamentale ?
Ce n’est pas à moi l’auteur de dire si mon livre est important. Mon jugement serait trop entaché de partialité. C’est aux lecteurs d’apprécier mon travail. Vous savez une fois que l’écrit est mis entre les mains des lecteurs, il échappe à son auteur. Cependant, selon l’accueil de la presse et les avis manifestés sur la toile, cet essai a été plutôt bien accueilli. Je ne m’attendais pas à l’intérêt qu’il a suscité auprès du public. Les Algériens en règle générale ont « la soif » de connaître leur histoire. Ils cherchent à travers ce livre ce qu’a été était le Docteur Lamine Debaghine et son combat ainsi que les raisons de sa marginalisation à la suite des divergences avec ses paires en 1949 et 1959.
En écrivant ce livre sur cette figure centrale du mouvement national, je voulais, premièrement, faire connaître un personnage énigmatique, peu connu de notre génération. Secondairement je voulais répondre à la question de la place des « cultivés » où des « intellectuels » dans le mouvement d’émancipation de notre peuple.
Comment avez-vous pu démontrer que le grand leader nationaliste Dr Lamine Debaghine était l’intellectuel du mouvement national en comparaison à d'autres ?
Traditionnellement, le lettré jouit d’une image très respectueuse dans la société algérienne dont les figures principales sont l’aâlem (savant religieux, l’imam) ou l’quari (le lettré, étymologiquement celui qui sait lire). La première renvoie à la sphère religieuse tandis que la seconde au profane. Lamine Debaghine n’était pas le seul intellectuel du mouvement national mais plutôt le personnage le plus diplômé dans l’aile maximaliste de ce mouvement :le Parti du Peuple Algérien (PPA). Il était le seul médecin dans les rangs de ce parti à la fin des années trente. Ce n’était pas le cas pour le parti des « Evolués » et des assimilationnistes, qui avaient parmi eux beaucoup de diplômés à l’instar du Dr. Bendjeloul, du pharmacien Ferhat Abbas,duDr. Francis et d’autres avocats comme Boumendjel. Lamine Debaghine était l’antithèse de Ferhat Abbas d’avant l’expérience des AML durant la Seconde Guerre mondiale qui a vu ce dernier s’éloigner des thèses assimilationnistes. Avant cela Abbas niait l’existence de la nation algérienne. Tandis que Lamine et ses compagnons plaçaient la lutte pour sa restauration comme but ultime de leur combat.
Quand le Dr. Lamine Debaghine arrive au PPA, les lettrés n’y étaient pas légion comme je l’ai dit précédemment. La majorité écrasante de ce parti étaient constituée de gens très modestes et très souvent analphabètes. Il était la fierté de ces dominés. « Dr. Lamine » comme l’appellent affectueusement les militants indépendantistes relevait le défi et donnait de l’épaisseur à leurs revendications par rapport aux assimilationnistes qui jugeaient irréalistes leur demande d’indépendance. Ce qui donnait de la légitimité au discours des indépendantistes qui leur disaient à peu près cela : « Vous voyez, notre revendication d’indépendance n’est pas saugrenue. Elle est censée puisque un médecin l’a fait sienne ».Je crois que c’est cette posture de diplômé qui s’engage dans le champ politique aux côtés de la masse des dominés qui lui donne de l’épaisseur intellectuelle qui le distingue des autres lettrés modérés.
Le choix de la personne est un message codé à mon avis. Comment une personne d'une telle envergure est restée inconnue en tant que telle de son vivant et après sa mort?
Il n’ya aucun message secret à déchiffrer dans mon essai. J’ai donné des faits, avancé des preuves. La réflexion et l’interrogation ne procèdent pas, à mon humble avis, par l’élaboration de messages codés qui relèvent de procédures opaques et énigmatiques mais plutôt de la méthodologie et du raisonnement.
Pourquoi est-il resté méconnu jusqu’à présent ? Cela est dû en partie à son caractère discret et silencieux. De son vivant, beaucoup de journalistes ont essayé de l’approcher, beaucoup d’historiens ont demandé des témoignages sur des événements qu’il a connus. Il s’est muré dans un silence absolu.
Discret, humble, je crois que pour ce Monsieur l’engagement politique relève de la mystique. Tous les gens qui l’ont connu reconnaissent en lui l’intelligence et le secret dans le travail. Etait-il ambitieux comme le prétendent certain de ses détracteurs qui lui prêtaient la recherche du leadership du mouvement national ? Toutes ses prises de position dans l’exercice de ses fonctions montrent le contraire. Il se lamenta même dans le seul entretien qu’il accorda en 1985 à Yvon Bresson qu’il ne cherchait pas les postes de responsabilité mais qu’il ne faisait que répondre aux besoins du combat.
La deuxième raison de son oubli dans le récit de la mémoire officielle, est voulue. Je crois que le Dr. Lamine -comme beaucoup d’autres personnages illustres de notre histoire ancienne et contemporaine ont subit l’ostracisme des détenteurs de la gestion de notre mémoire collective. Son évocation risquait de déranger une conception très « lisse » du nationalisme algérien et provoquer des débats sur les crises importantes dans l’histoire du mouvement national comme celle de 1949, de1953-1954 et de 1959.
Dr. Lamine en était l’acteur principal direct en 1949 et en 1959. Pour la crise de 1953-1954 même s’il n’était plus dans les rangs du PPA-MTLD, l’idée de la voie armée de libération qui a été la pomme de discorde des protagonistes émanait de lui : le Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action (CRUA) et les « 22 » se réclamaient de ses idées. N’avait-il pas étéle parrain accompagnateur de l’Organisation Secrète(OS)à sa création en 1947 ?A l’automne 1954, les « Six » initiateurs du 1er Novembre lui ont demandé, en vain, de diriger l’insurrection armée.
La troisième raison, de cet oubli est à chercher dans la culture politique algérienne basée fondamentalement sur des alliances claniques. Il n’avait pas d’affinités avec la coalition qui a pris en main les destinées de l’Algérie à l’indépendance. Ben Bella ne l’aime guère comme il l’avait bien montré son opposition à l’entrée du Dr. Lamine au CCE en 1957 et au GPRA en 1958.L’équipe de l’Etat Major Général, l’a complètement oublié comme elle l’a fait pour le reste des anciens militants du mouvement national.
Est-ce parce qu'il présentait l’intellectuel qui « faisait peur » à ses collègues dépourvus d’idées et de vision, ou est-ce parce qu’il était le leader qui a précocement défendu le « pouvoir civil », voire épouser la thèse d’Abane Ramdane assassiné par les frères ennemis (les frères d’armes) ?
Paradoxalement en 1949, la marginalisation de Lamine Debaghine s’est opérée au moment de l’afflux des lettrés dans les rangs du MTLD, après le retour de Messali en 1946 et l’adoption de la voie légale comme moyen de lutte pour arracher l’indépendance.
Dr. Lamine était un être fondamentalement politique au sens noble du terme. C’est « un politique révolutionnaire » parmi d’autres révolutionnaires qui aaffronté en 1949Messali : un personnage politique qui a marqué le nationalisme algérien et par la suite aux « trois B » (BelkacemKrim, Bentobbal et Boussouf) et à Ferhat Abbas en 1959.
Je ne pense pas que ses conflits découlent de sa posture d’intellectuel en soi mais plutôt -comme je l’ai montré dans mon livre -à des divergences sur des idées concernant le choix de la voie armée avec Messali en 1949. Tandis que ses divergences avec ses paires du GPRA en 1959 étaient dues au type de société à bâtir après l’indépendante et les questions d’alliances (régionales ou internationales) dans le contexte de la guerre froide.
Je crois que sa désignation à la tête des affaires extérieures du PPA/MTLD et par la suite comme membre de la délégation extérieure du FLN et du GPRA nous renseigne sur la reconnaissance de ses paires de ses capacités dans le domaine des relations internationales et des questions de stratégie. Aït Ahmed, une autre figure intellectuelle l’a qualifié en 1948 de « lumière politique » et les contributions que le Dr. Lamine Debaghine a produites en 1959 illustrent bien qu’il avait un sens politique aigu.
Dans ces deux conflits de 1949 et de 1959, les idées ne manquaient pas chez ses adversaires. Je crois qu’il est injuste et méprisant de dire que ses adversaires manquaient d’idées. Ils sont eux aussi doués politiquement, à une différence, que les trois B avaient entre les mains les moyens militaires pour imposer leurs choix.
Concernant le second volet de votre question, celle qui porte sur le pouvoir civil que souvent les historiens attribuent à Abane Ramdane en opposition au pouvoir militaire détenus par les 3 B, ces deux notions oppositionnelles dans l’analyse de l’histoire de la révolution algérienne post-soumammiennes ont sujettes à caution. Dans une situation de guerre de partisans (guérilla) contre une force occupante, quelle est la frontière entre ces deux notions ? Comment distinguer le combattant politicien de celui armé ? Les militants qui ont formé l’OS et dirigé les maquis en 1954 et formèrent les cadres dirigeants de la révolution ne proviennent pas des écoles militaires mais des rangs du PPA/MTLD, donc des militants politiques. Comment les statuts et les rôles ont été distribués lors du congrès de la Soummam ? Qu’entendent-ils par suprématie du politique sur le militaire ? Tant de questions qu’on pose à postériori sur une situation historique exceptionnelle où les concepts deviennent inopérants.
Finalement l’intérêt remarqué ces dernières années dans les débats en Algérie autour de ces notions de militaire et de civil renvoie à des vieilles interrogations que les élites dirigeantes du mouvement national, avec toutes leurs tendances, posaient sur la légitimité du pouvoir et de la construction des institutions de l’Algérie post-indépendante. Dr. Lamine Debaghine était un agent politique qui portait ces questions et s’opposa aux principes et aux pratiques violentes qui régnaient au sommet de la Révolution comme il l’avait souligné dans sa lettre de démission en mars 1959.
Je crois qu’il est temps de réviser un peu la copie pour sortir des analyses toutes faites qui sèment la discorde, brouillent la compréhension des faits et des enjeux. Les questions posées par la Soummam sont d’une actualité criante. La mort tragique d’Abane est celle aussi d’un idéal pour bâtir des institutions légitimes.
Les archives nationales recèlent de véritables trésors sur les débats qui ont eu lieu sur ces questions aux différents Conseils de gouvernement du GPRA ou durant la crise de l’année 1959au sein de la réunion des « Dix colonels » qui a duré plus de cents jours. Lors de ce conclave, les trois B ont imputé la crise que vivait la Révolution à Lamine Debaghine. L’ouvertures des archives au public nous éclairera sur les débats qui ont eu lieu entre les nationalistes sur ces sujets et nous fera sortir des clichés et de l’opacité qui règnent dans le traitement de notre mémoire nationale.
Quand vous titrez votre livre « un intellectuel chez les plébéiens », vous tapez fort parce que vous nous faites penser au grand théoricien communiste Antonio Gramsci. Est-ce que vous considérez Mr Debaghine un intellectuel organique, voire un intellectuel spécifique selon la formule de Michel Foucault ?
Gramsci fait une distinction entre les intellectuels en tant que catégorie professionnelle et les intellectuels au sens anthropologique. Du point de vue anthropologique, « il considère qu’il n’y a pas de différence entre l’homo faber et l’homo sapiens et tous les hommes sont, en ce sens, des intellectuels. Mais, du point de vue professionnel, il y a des intellectuels de métier » et que dans un système de production donné se créé de façon organique, une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui apportent conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique et dont la fonction est de perpétuer le système de domination.
Dr. Lamine Debaghine comme tout lettré ou diplômé est un intellectuel professionnel mais est-il pour autant un intellectuel dont la fonction est le maintien de la reproduction des rapports de domination de la société coloniale ? Je cois que non. Il dépasse même la posture d’« intellectuel critique »au sein de la société coloniale comme l’étaient beaucoup de ses coreligionnaires de la mouvance nationale modérée (Elus et Uléma). Il est un « intellectuel révolutionnaire » qui veut détruire la société colonialiste et tous les rapports de domination qu’elle a instauré, des rapports basés sur une conception raciste et esclavagiste. On oublie souvent que le « Code de l’indigénat » était en pratique jusqu’en 1947. C’était une forme décolorée de l’esclavagisme.
Les intellectuels qui étaient comme lui dans le PPA /MTLD,Lacheraf, Sahli et d’autres remettaient en cause cette situation et ont prit comme crédo la voie armée comme moyen de libération du peuple algérien. Avec ces révolutionnaires on n’est pas non plus dans une acceptation de l’intellectuel selon Michel Foucault pour qui la conception de « l’intellectuel spécifique » est basée sur la compétence. Pour ce philosophe« l’intellectuel spécifique » se politise là où il dispose de savoirs spécifiques, ou bien là où il exerce ses compétences professionnelles : c’est l’universitaire.
Durant tout son parcours de militant, Dr. Lamine Debaghine a toujours était considéré comme l’intellectuel- doctrinaire du parti indépendantiste. Sa tête pensante. Même après son départ du GPRA en 1959.
On ne peut en aucun cas le considérer comme tel à mon avis parce qu’il existait des lettrés comme lui, et tous étaient issus de la bourgeoisie citadine. Pourquoi alors parler : « d’intellectuel chez les plébéiens ? Ce n’était pas Sartre de Mai 68 quand même ?
Comme je l’ai dit précédemment Lamine Debaghine n’était pas le seul intellectuel dans le mouvement national mais il était à la fin des années trente le plus diplômé dans l’aile indépendantiste : le PPA dont la majorité écrasante était constituée de militants issus de la frange la plus démunie des « indigènes » comme l’appelait l’administration coloniale.
Contrairement au prestige dont jouissait l’intellectuel chez le peuple en général, son image est quant à elle perçue négativement dans l’imaginaire politique des Algériens indépendantistes.
Dans ce microcosme politique maximaliste, l’intellectuel est quelqu’un qui est vue négativement par rapport aux standards de la virilité qui régissent les représentations sociales. Ces dernières rangent l’intellectuel dans la case de la mollesse. Dans la sphère politique, cette négativité est accentuée par rapport au guerrier, au combattant viril.
Je peux même dire qu’Il existe une forme de haine viscérale envers l’intellectuel, cet empêcheur de tourner en rond qui pose trop de questions. Un adepte du doute (El Chek) qui peut tendre vers le chirk (polythéisme, idolâtrie). Je pense que ce sont ces aspects de la figure intellectuelle qui dérangent.
Même dans les récits historiques en cours, cette représentation de l’intellectuel continue à dominer. L’intellectuel est considéré comme quelqu’un qui a failli dans sa mission historique et que la Révolution est uniquement l’œuvre des militants armés. Or la conception de la voie armée est l’œuvre des politiques oubliant par là que « la guerre est la continuation du politique par les moyens militaires ».
Cependant, je crois qu’il serait abusif de considérer Lamine Debaghine comme un intellectuel –philosophe-à l’image de Jean Paul Sartre. Lamine Debaghine était lui aussi issu de la petite bourgeoisie citadine (son père était clerc de notaire) mais s’est distingué par son engagement aux côtés des gueux et des exclus, de la plèbe. Ce dernier concept est employé au sens que lui donne le politologue Martin Breaugh, pour qui le terme plébéien (sous la République romaine) désigne ceux qui sont sans nom et donc sans filiation. Le plébéien est ainsi privé de droit de parole et demeure « sans inscription symbolique et muet ».
J’en conviens qu’il était un producteur d’idées et a parlé de l’Algérie d’après l’indépendance à la Fanon si J’ose dire ! Quel est votre commentaire ?
Je crois qu’il serait plus juste de dire que c’était Fanon qui parlait comme Lamine Debaghine. Je ne veux nullement amoindrir Frantz Fanon. Celui-ci théorisera plus tard chez les nationalistes radicaux algériens le désir de rompre les rapports de domination dans la société coloniale et le rôle de la paysannerie dans la conduite de la Révolution.
La pensée de Lamine Debaghine sur ces thèmes a été explicitement dévoilée dans un texte inédit d’une trentaine de pages intitulé : Un point de vue sur des questions aussi fondamentales que le rôle du FLN dans la guerre et dans la paix, qu’il a adressé à la réunion des « Dix colonels » en 1959 dont la mission était l’élaboration des statuts du FLN, de son programme ainsi que la formation du Conseil de la Révolution Algérienne (CNRA). Pour rappel, il faut signaler que Fanon fut désigné avec Omar Oussedik, Chentouf et Benyahia comme membre à part entière de la commission qui élabora le programme du FLN. Dans ce texte citéde Lamine Debaghine, nous trouvons d’une part les éléments d’une pensée politique élaborée et d’autre part le socle du programme du FLN qui sera adopté au congrès de Tripoli par la suite avec une coloration marxisante. Ce programme sera la matrice de l’idéologie socialisante du FLN dans l’Algérie indépendante.
C’est vrai que notre personnage n’a pas produit beaucoup de textes. Je crois que la situation de la clandestinité dans laquelle il a milité ne lui a pas permis -en partie- d’élaborer une pensée politique plus consistante. Mais d’après ce que j’ai pu trouver dans ma recherche, tout milite pour l’existence chez le Dr. Laminedes prémices d’une pensée politique conséquente.Peut être que dans l’avenir nous trouverons dans les archives publiques ou privées d’autres documents qu’il aurait écrit qui nous éclaireront profondément sur cette pensée.
Votre bibliographie était à mes yeux déséquilibrée. Les historiens Mahfoud Keddache et Mohamed Harbi ont pris la part du lion. Est-ce que vous êtes d’accord, et est ce que c’était prémédité, parce que vous aviez fait le choix d’étudier les meilleurs spécialistes qui partageaient la même tendance. Mohamed Abbas, le seul historien arabophone, ne s’est pas penché sur l’aspect intellectuel chez Mr Debaghine contrairement à Mohamed Harbi. Ceci dit la contribution de Mohamed Abbas était fructueuse. Qu’est-ce que vous en pensez ?
En règle générale, on ne choisit pas ses sources bibliographiques suivant un intérêt partisan en vue d’une finalité préméditée. Mon choix des sources découle de trois soucis :leur richesse, leur diversité et enfin leur impartialité. J’ai travaillé indistinctement sur les sources écrites et orales. J’ai croisé d’autre part les données des études académiques comme les travaux de Mohamed Harbi, Mahfoud Keddache, Abulkacim Saadallah, Djillali Sari, Annie Rey-Goldezeiguer, Gilbert Meynier et Ageron. Ces historiens sont considérés comme les meilleurs spécialistes de l’histoire du mouvement national. Pour les quatre premiers, leurs travaux constituent par leur rigueur et leur analyse une rupture dans l’écriture de notre histoirequi jusque là était sous domination de l’historiographie française. Auparavant, les études historiques qui contestaient cette hégémonie française étaient plus l’œuvre d’autodidactes comme Sahli, El Mili, Tewfik El Madani ou Abderrahmane El Djillali. Ces dernières années il y a eu l’émergence de nouveaux historiens à la suite de Mustapha Lacherafqui ont produit des travaux très féconds sur l’Algérie contemporaine comme,Daho Djerbal, Mohamed Korso, Malika Korso, Lemnouar Merouche, Siari-Tangour, Fouad Soufi, Mohand Ouamar, Ali Guenoun et beaucoup d’autres qui gravitent autour des revues Inssaniate et Naqd qui sont d’une teneur mondialement reconnue.
Par contre, j’ai écarté les historiens proches des thèses nostalgiques de l’Algérie française qui véhiculent des stéréotypes colonialistes et des explications racistes. Cela ne veut pas dire que je ne les connais pas. Ce qu’ils racontent sur Lamine Debaghine et des conflits du nationalisme algérien est non seulement superficiel mais tendancieux.A un moment cette historiographie était dominante dans l’école française et constituait la seule source de connaissance historique sur Algérie.
Cependant, en France depuis une vingtaine d’années, dans le sillage de postcolonial studies, d’Edward Saïd, de Fanon de nouveaux historiens anticoloniaux français, « les historiens critiques »à la suite des intellectuels anticolonialistes des années 1950-1960 comme Paul Ricœur, Pierre Vidal-Naquet, ont réalisé des travaux pionniers dans divers domaines de l’histoire du colonialisme au Maghreb et dans le monde. On peut citer quelques un (e)s comme Gallissot, Raphael Branche, G.Manceron, Achille Mbembe, Sylvie Thénaut, Alain Ruscio, Stora, qui se battent justement pour une ouverture des archives, casser le discours dominant sur les bienfaits du colonialisme.
A côté des sources francophones, j’ai puisé aussi chez les auteurs et les témoignages d’acteurs arabophones du mouvement national quisont une source intarissable de données sur l’histoire du nationalisme algérien, souvent négligés par les auteurs francophones. Je peux citer, comme vous l’avez-vous-même signalé, le cas du journaliste et essayiste Mohamed Abbas qui a rassemblé une somme indétrônable de témoignages de figures importantes de notre histoire comme Messaoud Boukadoum, Radjef Belkacem, Ahmed Bouda, Lahouel et beaucoup d’autres. Les biographies en langue arabe et française des dirigeants du mouvement national ou des combattants de la guerre de libération qui sont des matériaux incontournables pour l’écriture de notre histoire. On peut citer pêle-mêle Tewfik el Madani, Tahar Zbiri, Hocine Aït Ahmed, Réda Malek,Mazouzi, Bentobbal, Dahlab etc.Tout travail sérieux en histoire ou dans les autres branches des sciences humaines ne peut pas être prisonnier de la langue. Le monolinguisme est un frein pour la connaissance
Dans quelle mesure peut-on dire que le choix du sujet de votre livre, est un hommage à l’intellectuel marginalisé depuis l’indépendance ?
Etudier un acteur de la dimension du Dr. Lamine Debaghine est en soi une reconnaissance du rôle de l’intellectuel dans la prise de conscience du peuple pour se libérer. Le choix d’un sujet de recherche est la conséquence de facteurs subjectifs et objectifs. Pour les premiers, je suis convaincu qu’ils relèvent du hasard, pour les seconds quant à eux, ils sont le fruit d’accumulation des interrogations sur notre histoire contemporaine. Comme tous les gens de ma génération, nés pendant ou après la guerre de libération, nous sommes les héritiers d’une mémoire en construction, inachevée. Alors je peux considérer que mon travail est une contribution à la connaissance de cette histoire.
Donc, c’est ce désir de comprendre qui m’a conduit à vouloir dresser une biographie de cet illustre homme, énigmatique. Un homme différent des autres leaders sur au moins deux traits : c’est un diplômé, un médecin à un moment où chez « les indigènes », cette corporation se comptait sur les doigts. Il a refusé le confort d’une situation professionnelle enviable et confortable pour se consacrer au combat pour la libération des siens de l’asservissement. Son deuxième trait distinctif qui fait son originalité: Il démissionne à deux reprises.
A travers l’étude de ce personnage, je voulais aussi appréhender les débats politiques qui ont eu cours dans le mouvement national et dont le Dr. Lamine Debaghine futundes protagonistes. Surtout que les questions de stratégies adoptées par les nationalistes dans leur combat sont restées inexplorées.
Jusqu’à présent l’historiographie française et algérienne aussi-qui dépend des paradigmes définis par la première- nous a donné une image tronquée de ces débats dans le mouvement national avec toutes ses variantes modérées, radicales ou religieuses. Ces militants nationalistes présentés comme de farouches guérilléros dépourvus de réflexions politiques. Or, l’image qui ressort d’une étude sérieuse des texteset des travauxou des témoignages de ces responsables nous montrent le contraire.
Cependant, peut-on prendre le risque d’une extrapolation de la situation de l’intellectuel nationaliste à l’époque coloniale avec celle que vit son égo dans la société algérienne actuelle ?Je crois qu’en faisant cela on risque de tomber dans une sorte d’anachronisme ou de comparaison abusive.Lamine Debaghine a bien synthétisé dans sa contribution, déjà évoquée, la mission assignée à chaque génération de militants suivant des étapes historiques dictées par de nouvelles situations. Selon lui, chaque étape exigeait des militants qui répondaient à des besoins spécifiques à la dynamique des forces sociales. Les besoins et les situations changent, les hommes aussi. Les hommes d’une étape ne seront pas les hommes d’une autre étape. C’est du Montesquieu comme me l’a dit un ami.
Concernant sa marginalisation, je crois qu’en 1960, en démissionnant de sa charge ministérielle, il s’est mis volontairement sur la touche. Cependant, cette marginalisation a perduré contrairement à celle de 1949 qui n’a duré que 10 ans puisqu’il sera repêché à la suite de l’insurrection de Novembre. Après 1962, il est plongé dans l’oubli à l’instar des autres hommes politiques et intellectuels qui n’étaient pas en accord avec les tenants du pouvoir et les options idéologiques du moment.
La marginalisation des intellectuels est semblable à celle des politiques. L’intellectuel quel qu’il soit, arabophone ou francophone. Sa reconnaissance dépendait de son allégeance aux tenants du pouvoir. S’il joue le rôle de l’intellectuel organique au sens de Gramsci, il est adoubé, mais s’il manifeste le moindre soupçon critique, ilsera marginalisé.
Certains intellectuels ont eu des postes de ministre comme Mustapha Lacheraf, Naït Belkacem ou Réda Malek, d’autres sont devenus des ambassadeurs de l’Algérie comme Sahli ou haut fonctionnaire comme Malek Haddad. Par contre ceux qui ont refusé d’être instrumentalisés et ont gardé toujours un esprit critique, non conformiste comme Mouloud Mammeri, Nabil Farés, Kateb Yacine,Malek Bennabi, Mohand Tazaroute, Nabhani Koribaa, ils étaient marginalisés. Cependant, certains esprits comme Mohamed Harbi ont été embastillés ou morts en exil comme Mohamed Boudia et Taous Amrouche.
La place de l’intellectuel se mérite, elle ne se décrète pas. Les pouvoirs quels qu’ils soient se méfient d’eux parce qu’ils posent des interrogations qui dérangent. Elle se construit par des avancées cumulatives et successives à travers des générations comme le montrent les mouvements sociaux que connait le pays depuis soixante ans d’indépendance. Le Hiraken un.
Même dans les sociétés à fortes traditions démocratiques, l’émergence de l’intellectuel au sens moderne n’apparaît réellement qu’à la fin du XIXe siècle. Les intellectuels que Sartre qualifie de personnes qui « s’intéressent à ce qu’ils ne les regardent pas » ne font leur apparition socialement et politiquement qu’avec l’affaire Dreyfus. Durant la guerre de libération, en France, on a vu comment les intellectuels se sont mobilisés aux côtés des Algériens luttant pour la libération et comment l’Etat français les a réprimés. Les revues Les temps modernes, Esprit, Témoignage chrétien et d’autres publications se sont ouverts pour les dénonciateurs des crimes coloniaux en Algérie et les signataires du « Manifeste des 121 »,en sont les exemples frappant du combat des intellectuels pour empêcher les dérives des gouvernants.
Aujourd’hui, les intellectuels Algériens n’ont pas pu secréter un champ intellectuel autonome. C’est là la raison principale de leur marginalisation. Ils ne pèsent pas lourd dans les jeux en cours.
Est-ce qu’ils ne sont pas assez combatifs ou parce qu’ils ont en face d’eux des gouvernants très forts ? On n’a pas vu depuis le début du Hirak (à ce que j’en sache) à quelques exceptions près (les contributions des juristes Abdelmadjid Bencheikh et d’Ahmed Mahiou) une réflexion intellectuelle digne de ce nom accompagner ce mouvement social. Hartmut Eisenhens l’historien allemand était plus suggestif dans son analyse de ce soubresaut que les intellectuels algériens : La décennie noire » a totalement bouleversée le rapport de l’intellectuel algérien avec sa société. Les intellectuels ont payé un lourd tribut. Des dizaines étaient assassinés quelque soit la langue de leurs plumes comme Tahar Djaout, Ourtilani, Abada et Sebti. Ils sont nombreux ceux qui ont pris le chemin de l’exil et ont élu domicile à l’étranger. Avant cette guerre qui ne dit pas son nom, ces créateurs vivaient tous en Algérie, même ceux qui ont connu l’exil sont revenus au pays comme Kateb ou AssiaDjebbar mais depuis, ils sont tous repartis. Nous voyons maintenant la formation d’une véritable diaspora d’intellectuels qui ne concerne pas uniquement les écrivains et les poètes mais aussi tous les domaines dusavoir. Vous ne savez pas comment cela appauvrit la société algérienne et participe à l’aggravation de la médiocrité culturelle.
Assistons-nous à la naissance d’un intellectuel de la diaspora qui réfléchît de loin sur sa société ?Cela nous rappel par beaucoup de ses aspects, l’expérience littéraire pionnière dans l’histoire de la culture arabe : La littérature dite « de l’émigration » « Adab el mahdjer » qui est née en Amérique et qui bouleversé la littérature arabe du XXème siècle...
La preuve est que le beau frère du Dr. Lamine Debaghine a confirmé dans le livre qu'il l’a vu brûler des documents dans son jardin. Il a brûlé des documents au lieu de témoigner dans des livres. Il n’était pas le seul ! Votre commentaire ?
Dommage pour l’écriture de notre histoire comme me l’a dit Mohamed Harbi quand je lui raconté cette histoire. Cet acte est conforme au silence dans lequel s’est drapé Lamine Debaghine à partir de 1961. C’est une attitude qui découle en partie d’une croyance religieuse que des chercheurs ont remarqué chez beaucoup de leaders du mouvement national qui refusent de parler de leurs combats car cela démunirait leurs rétributions (Hassanate). Est-ce que l’attitude du Docteur Mohamed Lamine Debaghine relève de ce cas de figure ; lui qui répondait toujours à ses interlocuteurs : « je n’ai fait que mon devoir envers Dieu et la partie » ?Cette croyance nous prive de témoignage. Le témoignage dit en arabe « chahada », ce qui est une obligation et une rétribution. Un devoir de mémoire pour éviter de revivre les erreurs et les égarements du passé.
Vous semblez frustré, voire anéanti par l’absence d’intérêt donné au livre par la presse francophone comme arabophone. Est-ce une censure soft ?
Je ne suis ni frustré, ni anéanti. Je ne me sens pas censuré non plus. Mon livre a été très bien accueilli par le public qui me l’a bien exprimé lors des ventes dédicace que des libraires ont organisé. Ce bon accueil s’est d’autre part manifesté dans la presse et les médias privés ou publics. L’intérêt pour le livre n’a pas suivi la ligne de clivage en cours sur la scène politique. La première présentation de mon livre a été faite une semaine après sa sortie par « Radio M » : lors d’une émission d’une heure, animée par le journaliste El Kadi Ihssen. Cette radio est connue pour être une Radio d’opposition et proche du Hirak.
Pour les médias publics, Il y a eu trois émissions sur l’ENTV et deux sur Canal Algérie. A la radio, trois émission sont été consacrées par Alger Chaîne 3 par Youcef Sayeh dans son émission « Papier bavard » à ce livre. C’est la première fois qu’un ouvrage soit considéré de la sorte car dans la tradition de cette chaîne, elle ne consacre qu’une seule émission par livre.
La presse francophone en général comme El watan, Reporters ; Horizons, L’expression, El Moudjahid en a parlé. Ce dernier, le doyen de la presse algérienne a même organisé un forum il y a un mois de cela sur Lamine Debaghine où j’étais invité à faire une communication sur mon livre. L’agence officielle l’APS a elle aussi publié un article sur mon livre. Vous voyez bien que ce travail n’a pas été du tout censuré.
Cependant, je reste étonné par l’absence totale de toutes références à mon livre sur les medias arabophones, publics ou privés, quelques soient leurs tendances. Pourtant, j’ai contacté tout le monde et proposé gratuitement mon livre à des journalistes. Beaucoup de figures connus m’ont même appelé pour me féliciter mais aucun d’entre eux n’a rédigé même un petit billet sur la parution du livre. Cette presse n’a même pas repris l’article de l’APS qui lui a été consacré.
Quelles sont les raisons de ce mutisme pourtant d’habitude cette presse relate la production livresque francophone ?
Monsieur Ramdani, vous êtes le premier journaliste arabophone à manifester un intérêt pour mon travail. J’espère que vous ne serez pas le dernier. Vous avez quand on écrit un livre, c’est un peu l’histoire du message mis dans une bouteille vide et fermée qu’on jette à la mer. Il trouvera un jour un destinataire sur un rivage inattendu.
Sinon parce que la culture et le livre en particulier souffrent d’une dramatique indifférence, voire d’une marginalisation délibérée ?
Il y a un grand manque dans la diffusion du livre et parmi les raisons de ce manque il y a l’absence d’un personnel spécialisé dans le domaine du marketing des produits culturels en général et du livre en particulier. Les autres raisons sont nombreuses parmi lesquelles la question de la numérisation qu’on ne peut pas étayer ici. La culture est le parent pauvre des politiques gouvernementales comme le montrent bien les budgets alloués à ce secteur. Et pourtant le développement d’un pays se résume au niveau de sa culture.
*Rachid Khettab est ethno-sociologue de formation. Après avoir obtenu une licence à l’université Montpellier III, une maîtrise de sociologie de la culture sous la direction d’Albert Memmi à Paris –X- Nanterre, et un DEA de sociologie politique sous la direction d’Annie Kriegel à la même université. Il entame une thèse de doctorat en anthropologie sociale et culturelle à l’EHESS sous la conduite de Marc Augé. Il a travaillé comme chercheur au Centre National d’études Historiques à Alger. Par la suite, il quitte le monde universitaire pour exercer dans le secteur commercial. A la fin des années 1990, il devient imprimeur et fond une maison d’édition Dar Khettab.
Il a écrit deux ouvrages à caractère historique, le premier, Les amis des frères : dictionnaire biographique des soutiens internationaux à la lutte de libération nationale algérienne .Ensuite un deuxième dictionnaire, Frères et compagnons, dictionnaire des Algériens d’origine européenne et juive et la guerre de libération algérienne. Ces deux dictionnaires ont été traduits en langue arabe. A la fin de l’année 2021, il vient de publier un ouvrage sur Dr. Lamine Debaghine, une figure marquante du nationalisme algérien intitulé : Dr ; Mohamed Lamine Debaghine, un intellectuel chez les plébéiens, éditions Dar Khettab, 2021, 408 p. Ce dernier est l’objet de cette interview.