Présidentielle turque : Erdogan, l'usure du pouvoir

16/05/2023 mis à jour: 00:51
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Photo : D. R.

Erdogan et son concurent Kiliçdaroglu ont 15 jours pour remobiliser l’électorat et chercher des alliances afin d'affronter un deuxième tour qui s’annonce palpitant, le 28 mai.

Un point partout, ou presque, et balle au centre en Turquie. Recep Tayyip Erdogan, puissant sultan d’Istanbul jusque-là, va devoir passer par un deuxième tour de compétition électorale pour aspirer à présider le pays pour les cinq ans à venir. Une première pour le pays, mais aussi pour le leader historique de l’AKP (Parti de la justice et du développement) après plus de 20 ans d’ascension, de conquête et d’exercice du pouvoir.Les résultats, communiqués hier par le Conseil électoral suprême turc, donnent au Président sortant un peu plus de 49,51% des suffrages.

Il loupe de peu le seuil des 50% requis pour éviter une deuxième manche. Son concurrent direct, Kemal Kiliçdaroglu, candidat du Parti républicain du peuple (CHP) et à la tête d’une coalition de six partis, obtient 44,88% des voix. Les scores du troisième candidat, le nationaliste Sinan Ogan, se situent à 5,7%. Erdogan et Kiliçdaroglu ont donc 15 jours pour remobiliser l’électorat et chercher des alliances afin d'affronter un deuxième tour qui s’annonce palpitant, le 28 mai prochain. Le score de Sinan Ogan le place un peu comme le probable arbitre d’une compétition qui s’avère plus serrée que prévu.

La présidentielle turque, édition 2023, est à bien des égards une élection pas comme les autres. D’abord cette mobilisation massive du corps électoral, 64 millions d’électeurs sur une population qui atteindra bientôt les 89 millions. Les bureaux de vote ont été assaillis par des cohortes d’électeurs un peu partout dans le pays. Les taux de participation enregistrés aux alentours des 90% ont confirmé ce grand engouement populaire pour l’élection. La présidentielle est combinée à un scrutin législatif dont les résultats tournent à l’avantage de l’AKP, mais l’intérêt reste accroché à cette empoignade Erdogan-Kiliçdaroglu. Malgré une campagne assez tendue entre les staffs des deux candidats favoris, notamment lors de sa dernière ligne droite, aucun incident n’a été déploré autour du vote dans le vaste pays.

Cent ans de laïcité, de nationalisme et d’islamisme

Une sérénité et une transparence saluées dans le monde, hier, pour la leçon d’exercice démocratique fournie par la Turquie. Les enjeux liés à l’élection, prenant un peu les allures d’un référendum pour ou contre Erdogan et la poursuite de près de 20 longues années de règne, ont sans doute convaincu la majorité des Turcs de la nécessité d’y aller, au moment ou la tendance est à l’essoufflement de la démocratie électorale un peu partout dans le monde.

C’est aussi l’année du centenaire en Turquie. Le 29 octobre prochain, un siècle sera passé, jour pour jour, depuis que Mustafa Kemal, dit Ataturk, a proclamé d’autorité la naissance de la République turque sur des bases laïque et nationaliste, et sur les décombres fumants de ce qui fut l’Empire Ottoman. Ce fut la première fois dans le monde dit musulman que la distance est aussi radicalement prise avec le référent religieux ; une «révolution» majorée par le fait que la rupture est survenue au sein de la nation héritière du califat et qui servira à la fois d’exemple et de contre exemple durant le siècle dans le monde arabo-musulman. Il a fallu attendre près de 70 ans pour voir revenir l’élément religieux dans l’univers politique, même s’il a continué à opérer en sourdine dans la société et a persisté en tant qu’élément identitaire de la nation.

Des formations politiques, intégrant l’élément islamo-conservateur comme un fondement idéologique, ont commencé à éclore dans les années 1990, sans arriver à s’imposer comme forces politiques. L’AKP, parti alliant conservatisme, Islam politique light et un nationalisme volontiers néo-ottomaniste, sera l’expérience la plus décantée et la plus aboutie de cette poussée vers la remise en cause du dogme laïciste dur légué par Atatürk. Le parti est cofondé en 2001 par Recep Tayyip Erdogan et une année après sa création, le sigle obtient la majorité au Parlement. Depuis, il est resté comme la première force politique du pays. Bien plus, le modèle, alliant islamisme «modéré» et libéralisme économique, a beaucoup inspiré la classe politique dans le monde arabe.

Un modèle en perte de vitesse

L’expérience AKP s’est incrustée dans l’imaginaire politique et a notamment tenté de nombreux mouvements dans le contexte du Printemps arabe comme projet de société compatible avec les exigences de la modernité, tout en s’arrimant au socle islamique. Le grand succès de la figure d’Erdogan dans le monde arabe, tout au long de la décennie écoulée, montre combien «l’expérience turque» a suscité l’intérêt. L’autre enjeu des joutes électorales en cours en Turquie est donc la poursuite ou non de l’expérience, avec les implications géopolitiques que ne manquera pas d’avoir l’une ou l’autre issue.

Le staff de campagne du Président sortant a beaucoup insisté dans les meetings électoraux sur les penchants «occidentalistes» des partisans du concurrent Kemal Kiliçdaroglu, au demeurant accusé de rouler pour Biden, pour souligner encore cette ligne de démarcation entre conservateurs gardiens de l’héritage identitaire et religieux et des «démocrates» pressés d’y renoncer.

La campagne du social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu et la coalition de partis qui le soutient s'est construite sur le thème de la restauration de la démocratie et de l’Etat de droit, refusant de s’aventurer sur le terrain du religieux. Le virage autoritaire pris par Erdogan, notamment après le coup d’Etat manqué qu’il a subi en juillet 2016, avec dans le sillage l’arrestation massive de milliers d’opposants et de responsables présumés du putsch avorté, puis l’instauration du présidentialisme comme mode de gouvernance, est le maître argument de ses adversaires politiques.

L’homme, en prenant de l’âge, et au bout d’une épreuve de pouvoir qui a eu certes ses moments de gloire, mais aussi ses coups durs, n’affiche plus la même verve et paraît moins inspirer confiance au Turcs pour mener la suite. Plus prosaïquement, les difficultés sociales, avec une inflation qui rogne férocement dans les acquis de l’essor économique de la dernière décennie dans le pays, semblent avoir notamment malmené la classe moyenne, contingent décisif lors des précédentes consultations.

Recep Tayyip Erdogan part au deuxième tour avec un certain avantage. Il lui faudra remobiliser les près de 32 millions de Turcs qui ont voté pour lui ce 14 mai, et gagner d’autres à sa cause. Peut-être négocier une alliance avec Sinan Ogan qui pourra faire pencher la balance en donnant des consignes de vote, le 28 mai, à ces plus de 5% d’électeurs qui lui ont fait confiance au premier tour. Erdogan n’a pas perdu et n’a pas gagné. C’est aussi le cas de son concurrent. Rien n'est encore joué.

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