Précieux témoignage de l’homme de théâtre Belkacem Mezadja : Aux origines de la troupe El Garagouz créée par Kaki

29/08/2023 mis à jour: 08:01
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Photo : D. R.

La troupe El Garagouz était consciente qu’elle écrivait une page du théâtre naissant algérien, tout en s’inscrivant dans la grande histoire du théâtre national, voire dans l’histoire de l’indépendance du pays.

La troupe El Garagouz, créée le 28 septembre 1959, par Ould Abderrahmane Abdelkader, dit Kaki, est un phénomène culturel dans son contexte et parmi ses contemporains. Cette troupe n’a pas encore révélé tous les mécanismes ainsi que les conjonctures singulières qui ont conduit à son émergence. Ceux qui y ont contribué et qui lui ont donné son aura, considérée comme mythique aujourd’hui, sont partis, parfois dans l’anonymat, exception faite de Kaki lui-même qui en a concentré toute la symbolique créatrice.

Pourtant, Kaki considérait chaque comédien comme un élément fondamental et incontournable de cette mosaïque dont l’histoire s’est constituée comme une fresque qui raconte et se raconte de manière réflexive. Cette troupe était consciente qu’elle écrivait une page du théâtre naissant algérien, tout en s’inscrivant dans la grande histoire du théâtre national, voire dans l’histoire de l’indépendance du pays.

La troupe El Garagouz, qui eut l’honneur de revenir de Damas vers Alger, dans l’avion qui ramena les cendres de l’Emir Abdel Kader, ajoute de la sacralité à ceux qui ont partagé le glorieux retour d’exil du père et héros de la nation. C’est par la lucarne de l’histoire des humbles que Mezadja Belkacem nous confie son itinéraire de vie, qui se confond largement avec le destin singulier de la troupe. Son exemple nous rappelle qu’«une forme retorse d’oubli… (résulte) de la dépossession des acteurs sociaux de leur pouvoir originel de se raconter eux-mêmes» (Ricoeur, 2003 : 580).

Le président des associations Cartena et Kaki d’or, Mohamed Boudene, nous réserve, comme à son habitude, un accueil chaleureux. Nous rencontrons Mezadja Belkacem qui constitue un témoignage précieux et un capital expérience inestimable pour le patrimoine culturel algérien et qui, dans sa simplicité, nous invite à l’appeler par son prénom. Nous convenons de laisser Belkacem parler, comme il le ressent, de son parcours dans le théâtre, de son enfance jusqu’à l’âge adulte.

Il ne s’agit pas ici d’une rétrospective autobiographique évènementielle, mais d’une relecture de ce qui semble être une conjoncture extraordinaire, la rencontre d’une personnalité transcendante : Kaki, d’un groupe d’individualités fondues dans la même passion : la représentation théâtrale, d’un lieu Tijditt : devenu espace fusionnel et d’une conjoncture historique : le glissement de la «nuit coloniale» à la lumière de l’indépendance du pays, d’une troupe  microcosme culturel de tout un peuple.

Né dans le quartier populaire de Tigditt, à Mostaganem, Belkacem a grandi dans un milieu où les aînés constituaient l’encadrement éducatif idéal pour les jeunes. Après un passage au «djamaâ» (école coranique) où il a suivi l’enseignement du Coran, il a rejoint l’école Mehdi Bekhedda, à l’âge de neuf ans, qu’il a quittée à douze ans, sans passer le CEP, pour limite d’âge. Il baigna dans les Scouts musulmans algériens, ce qui l’amena à prendre conscience que le nationalisme était une composante incontournable pour l’indépendance du pays.

A 14 ans, Belkacem a fait connaissance avec le théâtre. Ce fût d’abord l’association Es Saïdia, présidée par Benaïssa Abdelkader où lui et ses compagnons suivaient des cours d’arabe dispensés gratuitement par Benaissa, fraîchement revenu de Tunisie. Belkacem se souvient que «progressivement, les militants du PPA transformaient cette association en école pour des activités culturelles : chants patriotiques, troupes théâtrales, scouts».

Le génie de Kaki

Kaki écrivit sa première pièce Dem El hob à l’âge de 17 ans ; il s’employa plus tard à former au jeu théâtral les jeunes qui l’ont rejoint. Répétitions et mises en scène avaient lieu dans la rue (La Salamandre, Sidi Mejdoub). Belkacem nous confie que «la conscientisation se réifiait dans la placette (souika) qui regroupait tous les sièges des partis politiques, (PPA, MTLD, Ouléma, etc.), dont les fréquentations induisaient notre engagement patriotique». Pour Belkacem et ses congénères, les principes de l’humanisme, inculqués par les aînés, devenaient leurs propres acquis.

Le trottoir constituait les planches de ces jeunes, en même temps que le «banc» qui les réunissait. Le lampadaire du quartier était leur unique projecteur. Des larmes apparaissent dans les yeux rougis de Belkacem, quand il extirpe des souvenirs de sa mémoire, comme éclairée par ce lampadaire qui lui sert d’ancrage : «Le lampadaire, à lui seul, nous fournissait un lieu central de rencontres, un lieu éclairé, c’était aussi le lieu de jonction de nos vocations inconscientes respectives.

En cela, il constituait un lien symbolique de cohésion entre nous». La conjonction d’un homme qui longe la rue, un livre dans la main, et de jeunes avides d’activités artistiques, fut l’une des plus fructueuses rencontres pour le jeune théâtre algérien. Les jeunes avaient des prédispositions au jeu, mais ce fut le génie de Kaki qui en exploita la quintessence, grâce à son sens de l’écoute et la proximité avec les comédiens.

Ayant vécu les aléas de la rue, la troupe  El Garagouz était enchantée d’élire résidence dans Le trou, une cave exiguë qui leur servait désormais de local. «Parfois, pendant les couvre-feux, nous passions la nuit dans Le trou. A 5 heures du matin, chacun rejoignait son travail».

Nous accompagnons notre hôte au  Théâtre 347, Paris où, en 1964, la troupe de Kaki joua : Cabane, Voyage et Filet. Belkacem replonge dans une époque épanouissante pour lui et ses compagnons. Il nous explique, submergé par l’émotion, les visées des trois sketches.

Alors que Cabane symbolise une quête de soi dans un environnement hostile, Voyage présente la lutte contre l’invasion culturelle. En tant que métaphore, Filet, à fonction d’oxymore, exprime l’absence de liberté. Ce spectacle eut beaucoup de succès auprès du public, au point que la performance montrait que ces thèmes servaient aussi à la formation des jeunes comédiens, selon le modèle «Avant-Théâtre», qui mettait l’expression corporelle et mimétique au-dessus de la parole.

La troupe El Garagouz travaillait d’arrache-pied. Les premières performances, de 132 ans en 1962, eurent lieu dans les centres de regroupement des moudjahidine à El Hadjadj (ex-Bosquet) et à La Vallée des Jardins. Après un moment de silence, Belkacem lâcha : «Pour nous, la nation était au-dessus de tout !

Notre théâtre était nationaliste !» Le 4 juillet 1962, la troupe  El Garagouz se produisit à Tidjdit ;  132 ans était accueillie chaleureusement par la population. La salle Atlas d’Alger confirma la consécration de 132 ans, lors du premier anniversaire du 1er Novembre 1954, suivie d’une autre intitulée Le peuple de la nuit. Devant l’enthousiasme du public, Che Guevara aurait confié à Ben Bella : «Votre culture est sauvée». Car en ces temps-là, la culture était militante.

Un patrimoine inestimable

A une question sur la «halqa», Belkacem décrit le «meddah» sur la place du souk. «Armé de son ‘matrag’, le ‘meddah’, un compas dans l’œil, délimitait le cercle que devaient former les spectateurs». C’est à Mostaganem, lieu de son enfance, qu’il a pu alors transposer l’espace de la «halqa» sur la scène dont le lampadaire définissait la centralité du cercle de spectateurs.

Seul le «meddah» avait un burnous et un objet multifonctionnel. Avec cette austérité du principe de mise en scène, Kaki s’assurait du minimum de moyens pour le décor, le reste devait être comblé par l’imaginaire du spectateur. Kaki évitait les financements, pour garder plus d’aisance et de choix dans le jeu, dans les thèmes, car l’inspiration qui l’habitait s’enracinait dans le patrimoine du «diwan».

Avec une gestuelle d’un jeune, Belkacem nous explique comment, «en permutant les rôles, nous pouvions remplacer un comédien qui devait s’absenter, et jouer son personnage au pied levé». Cette aptitude à l’interchangeabilité des personnages forgeait une polyvalence des techniques de jeu qui furent déterminantes sur la maîtrise du texte dans l’occupation de l’espace scénique. Les comédiens de la troupe El Garagouz  travaillaient inconsciemment sur les variations linguistiques en usage dans les différentes régions, contribuant ainsi à un enrichissement lexical qui faisait des comédiens des artisans de la langue théâtrale, précurseurs ignorant la valeur patrimoniale de cette praxis discursive.

A partir de 1969, Alloula décidait de monter El Aleug. «El Aleug eut un succès fou, car thématiquement structurée». La générale à Oran était présentée devant un immense public, avec des moments d’hilarité collective inoubliables. Belkacem a un sourire, qui se transforme en rire quand il nous avoue : «Sur scène, Alloula était affalé sur une chaise ; et pendant que le public éclatait de rire, il m’a soufflé ‘Belkacem, Wellah mana ktebtehaderriwaya’». La dynamique et la pertinence du thème entraînaient la réaction enthousiaste du public, induisant une synergie créative.

Pour notre hôte, El Khobza fut la dernière pièce dans laquelle il se produisit, en 1970. En 1973, après une formation en France, notamment à l’Office de radiodiffusion-télévision française, Belkacem fit une carrière dans le domaine.

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